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Un roman musée

La dernière fois que je vous ai parlé d’Orhan Pamuk, j’avais signalé ce musée ouvert à Istanbul l’an dernier d’après Le musée de l’Innocence (2006, traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy en 2011). J’ai refermé ce roman de huit cents pages en m’interrogeant : quelle mouche a piqué l’écrivain pour bâtir une histoire aussi kitsch et son « produit dérivé » en quelque sorte ?

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C’est l’histoire d’un amour malheureux aux yeux des autres mais « le plus heureux » du point de vue de son narrateur, un jeune homme riche de trente ans qui va bientôt se fiancer devant la meilleure société stambouliote, à l’hôtel Hilton,  avec une jeune femme « que tout le monde trouvait parfaite ». Mais au « moment le plus heureux » de sa vie, le lundi 26 mai 1975, il vient d’embrasser l’épaule d’une cousine éloignée, dix-huit ans, qui l’a suivi dans sa garçonnière et y perd une boucle d’oreille au cours de leurs ébats.

Füsun travaille comme vendeuse dans une boutique ; Kemal, qui avait « quasiment oublié son existence », a rencontré sa cousine en y achetant un sac pour sa fiancée. Parente pauvre, « la fille de Nesibe » s’est déshonorée en participant à un concours de beauté. Mais Sibel refuse le sac, une imitation selon elle, et en le rapportant au magasin, Kemal trouve encore plus de charme à la belle Füsun. Sous le prétexte de lui donner des cours de maths, il la retrouve dans l’appartement de l’immeuble Merhamet où sa mère dépose les choses dont elle n’a plus besoin : ils y vont régulièrement pendant un mois et demi et leur entente charnelle les enivre tous deux.

Imbroglio sentimental : agissant comme si de rien n’était avec sa fiancée, Kemal est l’amant comblé de Füsun – on se doute que ce bonheur ne durera pas toujours. Liaison secrète et mensonges n’ont qu’un temps. Mais les détours de l’intrigue proposent une autre piste de lecture : tous les détails de la vie des Turcs dans l’Istanbul des années 70 et 80, leurs habitudes quotidiennes, leurs rituels, leurs codes. Kemal, après des études de management en Amérique, travaille comme son frère aîné dans l’entreprise paternelle « de distribution et d’export ».

Dans la société turque de cette époque, la femme se doit de rester vierge avant le mariage. Les jeunes les plus européanisés aimeraient plus d’audace et de modernité, mais les filles avec qui on couche ne sont pas celles avec qui on se marie. C’est au cinéma qu’ils découvrent d’abord comment on embrasse – l’univers des films est un autre thème du Musée de l’Innocence, avec ses distinctions entre films occidentaux et turcs, films d’art et mélodrames – Fûsun rêve de devenir actrice. La tension entre culture européenne et tradition est un leitmotiv.

Istanbul est omniprésente dans ce roman, avec ses « rues, ponts, ruelles en pente et places », ses quartiers, ses restaurants, ses bars et, dans les années 80, ses manifestations et émeutes. Les paysages du Bosphore, le passage des bateaux, les terrasses… Du balcon de leur vaste appartement, Kemal et ses parents assistent volontiers aux cortèges de funérailles dans la cour de la mosquée voisine, « un spectacle à ne pas manquer ».

Mais Le Musée de l’Innocence est en même temps un hymne aux objets qui peuplent la vie quotidienne des amoureux. Il y a du Perec – « La vie mode d’emploi », « Les choses », « Je me souviens »… – dans ce roman. Le chapitre 69, « Parfois », ne contient que des phrases contenant cet adverbe. L’attitude du narrateur évoque par ailleurs la recherche proustienne du Temps et du Bonheur, Kemal est un amoureux jaloux à la façon de Swann ou de l’amant d’Albertine.

Tout au long du récit, le lecteur est renvoyé au futur Musée où tous les objets cités trouveront leur place, témoins d’un bonheur inoubliable, du plus précieux au plus banal (des barrettes à cheveux jusqu’aux mégots des cigarettes fumées par Füsun !), y compris ceux subtilisés chez les parents de Füsun auprès de qui Kemal va « s’asseoir » régulièrement (façon turque de « rendre visite »). L’accumulation fétichiste est ici « collection », le « musée sentimental » – 83 vitrines pour 83 chapitres – sera lui-même conçu sur le modèle des milliers de musées visités par lui dans le monde entier. « J'ai écrit le roman tout en collectionnant les objets que je décris dans le livre », a précisé l’auteur.

« La consolation des objets » croît avec l’obsession du narrateur. Füsun disparaît. Kemal, jour après jour, l’attend : la présence des objets qu’elle touchait dans l’appartement, la manipulation des choses qu’elle aimait apaisent un peu sa souffrance. Il finit par se rendre chez sa tante pour avoir de ses nouvelles. Füsun a raté ses examens, elle a quitté son travail, et son père l’a emmenée loin pour qu’elle oublie son cousin ; lui devrait l’oublier aussi.

Je vous laisse découvrir la suite – mélodramatique, avec la rupture des fiançailles et la réapparition de Füsun, mariée à un autre –, une longue errance mélancolique imbibée de raki, ruineuse pour la réputation du héros, éprouvante pour le lecteur impatient, semblable peut-être à ces films turcs « traitant de la vie et de ses tourments » que le public suit en décortiquant des graines de tournesol. Lisez la table des matières si vous voulez vous en faire une idée.

Pamuk multiplie les mises en abyme : le père de Kemal a lui aussi entretenu une maîtresse en secret pendant onze ans. L’histoire de Nurcihan et Mehmet, que tout le monde voudrait voir mariés, est une sorte de réplique aux amours de Kemal et Sibel. Kemal devient le producteur d’un film intitulé « Vies brisées »...

L’auteur apparaît pour la première fois dans le récit lors de la somptueuse fête des fiançailles entre Kemal et Sibel. Ce jour-là, Orhan Pamuk (issu d’une riche famille en partie désargentée et mal à l’aise face aux nouveaux riches) danse même avec Füsun. A la fin du roman, c’est à lui que le narrateur s’adresse pour lui demander de raconter son histoire, en guise de « catalogue » du futur Musée de l’Innocence, et de la conclure.

Commentaires

  • Je crois que je ne marche pas à ce type de récit ! par contre sur tes conseils j'ai acheté Istambul en poche mais je ne l'ai pas encore lu

  • veuillez excuser ce hors-sujet mais la phrase : "C’est au cinéma qu’ils découvrent d’abord comment on embrasse..."
    me rappelle une adolescence au cours de laquelle, en pleines séances de cinéma enfants admis, les lumières détruisaient soudain l'obscurité de la salle
    pour rendre aussi pâles et floues que possible, les scènes où les acteurs s'embrassaient...

  • @ Dominique : Autant je recommande "Istanbul" et "Mon nom est rouge" ou d'autres romans de Pamuk dont j'ai parlé ici, autant c'est par pure curiosité mais non sans lassitude que j'ai mené cet Objet Romanesque Non Identifié à son terme, tu l'as compris.

    @ JEA : Ça alors ! J'ai d'autres souvenirs du "ciné-junior", davantage liés à l'obscurité de la salle...

  • Pour une fois, tu ne nous incites pas à découvrir ce roman .. 800 pages, c'est beaucoup lorsque ce n'est pas passionnant.

  • J'aurais pu ne pas en parler, comme je le fais habituellement des livres qui ne m'ont ni intéressée ni touchée, mais ce n'est pas le cas de ce roman-ci : l'importance des objets, la restitution du cadre quotidien, le malaise amoureux, cette oeuvre présente de multiples facettes qui valent le voyage. Mais le trop-plein de détails et l'inertie du héros "insupportable" (comme je l'ai lu dans une critique) pèsent. A conseiller cependant aux amateurs/trices de mélodrames.
    Un extrait à écouter : http://www.telerama.fr/livre/lecture-le-musee-de-l-innocence-d-orhan-pamuk,67102.php?xtatc=INT-41

  • Comme tu es dans les détails, je relève celui-ci: "en décortiquant des graines de tournesol", appelées PIPAS ici. Une habitude qui contient tout un art et qui laisse les lèvres et la langue irrités tant c'est salé!

    Hors sujet comme JEA, pardon Mme Tania!

  • Mon auteur indigeste préféré. Je pensais avoir fait l'erreur de le découvrir trop jeune, animée par la curiosité de voir un compatriote propulsé sur la scène litté

  • Mon auteur indigeste préféré. Je pensais avoir fait l'erreur de le découvrir trop jeune, animée par la curiosité de voir un compatriote propulsé sur la scène littéraire internationale, tout en suscitant la polémique en Turquie. À 17 ans, j'ai donc lu « La vie nouvelle » en version originale. Je l'ai attendu avec impatience de mes parents, à leur retour des vacances en Turquie, cette année-là. J'ai jubilé quand mon père m’a tendu le livre en disant que ma cousine du pays me déconseillait cette lecture et qu'elle s'inquiétait de mes goûts littéraires. À l’époque, Pamuk avait la réputation d'exercer une très mauvaise influence sur la jeunesse turque. On disait que, à l'instar de ses personnages dans « La vie nouvelle », certains jeunes avaient pris la poudre d'escampette après avoir lu ce livre. J'espérais que « La vie nouvelle » me retourne la tête, me métamorphose et me plonge dans les affres d'une crise existentielle dont je ne sortirai moi-même qu'après une fugue, réelle ou imaginaire. Ah, le fantasme qu'Un Seul livre puisse fondamentalement bouleversée votre vie!

    J'ai donc lu avidement « La vie nouvelle » et... rien! J'ai pensé que, peut-être, une connaissance insuffisante du turc m'empêchait d'en apprécier le génie subtil. Je me suis alors empressée d'acheter la traduction française pour me replonger dans le livre, avant d'en être définitivement rejetée à 50 pages de la fin. Mes espoirs se sont refermés tristement sur une mauvaise traduction, des situations improbables, des personnages veules et un ramassis de clichés sur la Turquie, dont l'auteur m'a semblé ignorer tout un pan: sa culture populaire! À mes yeux, elle existe bien au-delà des clichés dressés par le cinéma populaire qui inspire l'auteur. J’ai parfois eu l’impression que Pamuk nous offrait rien moins que son regard biaisé sur la population turque, dont la complexité dépasse quelques scènes anecdotiques et clichées qu'il semble affectionner: les pipas turcs ou l'homme tourmenté qui s’achève à grandes rasades de raki (incontournables dans les films turcs de 1970 à nos jours !). Et j'avais soulevé une flopé de clichés de ce type lors de ma lecture de « La vie nouvelle ».

    De deux choses l'une: les origines bourgeoises de Pamuk sont responsables d’une méconnaissance de la Turquie, car il est de notoriété que le genre de famille dont il est issu vit dans sa tour d'ivoire, habitée par un sentiment de supériorité et en rupture totale avec la "vraie" Turquie (si tant est qu’elle puisse être définie, bien sûr). Ou bien, l’auteur se joue des clichés, mais pour quelle raison? Je ne trouve pas de seconde lecture, ironique ou critique, pour justifier son procédé. L'écorce grattée, que reste-t-il? Ses récits me paraissent denses, foisonnants et une fois élagués, toujours à la suite d'une lecture exigeante, creux. Peut-être à l'image d'une Turquie actuelle, toujours dense mais souvent victime d'une vacuité qui ne fait pas honneur à son histoire...

    Je dois tout de même avouer que, peu de temps après, ne pouvant me résigner à jeter l'éponge face à son oeuvre, j'ai lu « Le livre noir ». J'en ai gardé le souvenir d'une lecture envoûtante, surtout un chapitre sur l'Oeil (ou un troisième oeil?), je ne sais plus. Malgré tout, je n’ai pas été attirée vers ses livres suivants quoique, arrivée à l'âge adulte, j'ai parfois envie de réitérer l'expérience car, à n'en pas douter (et en témoigne ma tirade), il ne me laisse pas suffisamment indifférente que pour l’ignorer à vie.

    Bonne fin de semaine, à l'abri du verglas donc, mais non du vent impétueux...

  • Le voilà rendu au blanc, sa couleur secrète. Raveel n'étant pas repris dans l'index des artistes, je rappelle le lien vers ce billet : http://textespretextes.blogs.lalibre.be/archive/2012/08/13/l-homme-en-image.html

  • Il est dans ma liste d'auteurs à découvrir. Pourquoi pas commencer par celui-ci, à voir...
    J'aime bien l'expression de la commentatrice précédente: mon auteur indigeste préféré.

    Focalisation sur les objets qui me rappelle "Autobiographie des objets" de François Bon que je lis pour le moment.

  • Grand merci, D., pour ces confidences de lecture qui disent si bien les méandres que peut parcourir notre relation personnelle avec un écrivain. Votre commentaire est d'autant plus précieux que votre regard sur la Turquie d'Orhan Pamuk est celui d'une compatriote*.
    "Le musée de l'innocence", aussi indigeste soit-il à cause des surcharges et des longueurs, est une immersion dans la culture populaire, mais - et cela rejoint votre point de vue - avec ce décalage social entre le narrateur et sa dulcinée. Peut-être l'écrivain s'est-il embarqué dans ce Musée-ci du quotidien en réponse à ce reproche de "méconnaissance" ?
    L'expérience fantastique de l'Oeil du "Livre noir", qui voit tout et qui retrouve le narrateur partout où il va, illustre la ligne baroque de l'écrivain, l'excès produisant sans doute cet effet captivant - le "charme" de ses récits.
    Quant à la rupture avec "la vraie Turquie" (cela existe ?), n'est-ce pas le propre de l'écrivain de proposer un regard autre sur le monde, sa singularité ?
    (*J'ai enseigné dans "la petite Anatolie" à beaucoup d'élèves d'origine turque, et c'est aussi ce qui m'a incitée à lire Kemal, Pamuk, entre autres.)

  • J'ai pensé à vous en me relisant, j'en ai dit trop, évidemment, pour quelqu'un qui ne supporte pas même les 4es de couverture, au risque d'être indigeste aussi.
    A bientôt chez vous pour prendre des nouvelles de F. Bon.

  • Avec votre référence à la "petite Anatolie", je souris en relisant "vraie" Turquie, plus haut. Ridicule distorsion de l'esprit car, ce que j'appelle "vraie" Turquie est celle que j'ai imaginée à travers les récits de mes parents ou mes vacances au soleil, moi qui suis née en Belgique. Ainsi, naïvement, je dispute à l'écrivain l'authenticité d'une Turquie imaginaire que je lui reproche de bâtir loin de mes propres fantasmes. Après coup, ça me fait rire. Cela n'invalide pas tous mes propos précédents, mais autant savoir que l'avis de la compatriote est faussée par une certaine forme d'imposture...

    Quant au regard singulier de l'écrivain sur le monde, tout à fait d'accord. Ce que j'avais aimé chez Pamuk était cette vision particulière d'Istanbul, et une certaine manière de personnifier la ville, même si, d'après moi, il n'y arrive pas avec le même talent que Paul Auster dans Sa "Trilogie new-yorkaise", à mes yeux référence en la matière.

    Enfin, je saute du coq-à-l'âne, mais l'histoire d'objets témoins du bonheur me fait penser au très beau roman de Nicole Krauss "La grande maison" (aussi l'auteure de "L'histoire de l'amour", que je recommande vivement).

    La "petite Anatolie" fait aussi partie de mon histoire. Le monde est petit, surtout à l'échelle de Bruxelles...

  • @ Christw : Merci.

    @ Un petit Belge : Bon week-end & que février te sourie.

    @ D. : Voilà qui éclaire en effet votre commentaire précédent. Vous me donnez envie de lire Nicole Krauss, je note ces deux titres.
    (Nous avons donc un territoire commun dans notre parcours, n'hésitez pas à me contacter si vous le souhaitez, D.)

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