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édition

  • Exigence

    Fottorino 2025.jpg« Avec Clara, on s’était connus à peine une année, et pourtant j’avais sans cesse éprouvé cette exigence contenue dans son regard intense, qui me criait « ne me déçois pas », et surtout « ne te déçois pas ». A une expression infime de son visage, je devinais ce qui lui déplaisait, une facilité, une rapidité qui réclamait la lenteur, des mots inutiles. Je me souviens de sa question quand j’osai lui montrer les bribes d’un nouveau roman : « Et toi, Fosco, où es-tu, dans ces pages ? » Clara traquait la jolie écriture qui n’avait rien à dire, les postures ennemies, le paraître, l’esbroufe, la comédie. « Je ne sais pas si j’ai du goût, mais j’ai le dégoût très sûr » (c’était du Jules Renard), provoquait-elle, fustigeant ces écrivains qui ont écrit des livres mais n’ont pas écrit le livre. »

    Eric Fottorino, Des gens sensibles

  • Des gens sensibles

    « J’avais vingt ans et j’avais écrit le plus beau roman du monde. C’est Clara qui le disait. Je croyais tout ce que disait Clara. » Eric Fottorino, qui a consacré bien des romans à explorer les silences de sa vie familiale – dans Dix-sept ans, ceux de sa mère qui avait cet âge-là quand il est né –, commence ainsi son dernier roman, Des gens sensibles.

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    C’est ce titre qui avait été proposé pour le premier roman de Jean Foscolani aux Editions du Losange, rue du Samovar, trente ans plus tôt. Au printemps 1994, Charles Follet avait ajouté en acceptant son manuscrit : « Pour la presse, vous verrez avec Clara. » Bientôt l’auteur avait compris que dans sa vie d’écrivain, le personnage le plus important n’était pas cet « éditeur à l’ancienne », mais « ce couple improbable que formaient Saïd et Clara ».

    Saïd, « l’écrivain que tout le Maghreb adulait »,  vivait chez Clara « quand il s’échappait d’Algérie où le poursuivait une meurtrière folie ». L’attachée de presse avait quinze ans de plus que « Fosco », comme elle l’appelait, et un visage marqué par le manque de sommeil, l’alcool, les cigarettes, les mauvais souvenirs. « Le cœur de Clara ne battait que pour la littérature. Elle ne cherchait pas à plaire, encore moins à séduire. Elle était belle d’avoir renoncé à l’être. » C’était elle qui le lancerait.

    D’abord, il fallait faire entendre son nom, l’introduire dans le milieu des « faiseurs d’opinion », aller à la rencontre du Tout-Paris littéraire. Convoqué chez elle avant une soirée au Saint-James, il avait été surpris par son bel appartement classique, le sol jonché de « cadavres de livres » et de « feuilles éparses » au pied de son fauteuil de cuir.  Clara dormait peu, lisait toute la production du Losange et tout le reste, des heures d’affilée : « Tant de livres et si peu d’écriture, maugréait-elle. »

    Très vite, elle s’était retrouvée entourée au Saint James, une coupe de champagne à la main ; ses amis « guettaient ses oracles et ses bons mots ». Fosco ignorait alors en la regardant se tenir droite, « presque raide », le grave accident de voiture et les plaques de cuivre fixées sous la peau de son dos. Clara le présentait, conseillait de ne pas oublier son nom ni le titre de son roman à paraître.

    Ensemble, ils étaient allés accueillir Saïd à l’aéroport, qui « croyait trouver la paix dans l’anonymat de Paris » comme « tant d’artistes kabyles de cette période », mais craignait que la protection policière autour de lui n’attire l’attention. Sa famille menacée avait dû s’exiler au Maroc et même là, son fils aîné venait de se faire écraser par une voiture tous feux éteints à Tanger. Clara avait organisé une soirée entre amis dans le Marais, ils en étaient sortis par une porte secondaire et Fosco les avait emmenés dans sa vieille Ford, d’abord au hasard dans Paris la nuit, puis jusqu’en Normandie – Saïd avait envie de voir la mer.

    Ils sont aux ordres de Clara, « fille de sorcière », qui veut que Saïd lise le manuscrit de Fosco, qui attend de Fosco parti chez sa mère à Royan qu’il lui donne le numéro de la cabine téléphonique la plus proche, etc. Ses appels téléphoniques n’en finissent pas, elle a tant à raconter. Elle lui dit que Saïd est intrigué par sa quête des origines – sa mère ne lui a rien dit de son père – et dit « qu’il vaut mieux tout savoir de son histoire, même si elle est terrible. »

    Clara et sa voix rauque, Saïd et sa voix plus sourde, son air sombre. Depuis l’arrivée de Fosco, leur duo est devenu trio : quand Saïd repart, Clara invite le romancier à rester. Contrairement à lui qui commence à récolter de bonnes critiques dans la presse, eux ne se laissent jamais photographier. Lorsqu’ils s’étaient retrouvés à deux pour un « vrai couscous », Saïd qui l’avait lu s’étonnait de sa peau claire pour un Berbère (la seule chose que lui ait dite sa mère à la peau laiteuse : tu es le fils d’un Berbère), ajoutant qu’il avait connu des visages comme le sien en Kabylie.

    Eric Fottorino fait raconter par Foscolani ces liens profonds qui se sont formés autour de son premier roman, ses errances dans Paris à la recherche des souvenirs de cette fin du XXe siècle sans internet ni téléphone portable (il cite Modiano en épigraphe). Fosco confronte ses impressions d’alors et celles d’à présent quand il rencontre ceux qui les ont bien connus, Saïd et Clara, ces « gens sensibles » qui ne sont plus. L’un d’eux lui révélera sur Clara des choses qu’il n’avait jamais soupçonnées. Des gens sensibles rend hommage avec délicatesse à ceux qui croient vraiment au pouvoir des mots. On n’oubliera pas cette Clara.

  • Une bourge

    brisac,les enchanteurs,récit,études,travail,édition,culture,sexisme« J’allume une cigarette. Tout pèse soudain une tonne.
    En plus tu fumes. Tu fumes alors que tu es enceinte ?
    Sa méchanceté est comme une aile qui bat au-dessus de ma tête.
    Tu es chouchoutée et tu ne t’en rends même pas compte. C’est ça, les filles de luxe, les jewish princesses, on est aux petits soins et elles se plaignent, c’est ce qu’on m’avait dit à ton sujet, mais je ne voulais pas le croire. Une bourge.
    La question s’est encore coincée dans ma gorge, qui, on ?
    Je m’accroche à cette fichue branche : la positive attitude.
    Non, je t’assure, ça me va très bien. J’aime beaucoup le gris des murs. On dirait… les mots qui me viennent, je ne peux pas les dire. Je posais juste une question.
    Evite les questions, Nouk, tu ne t’en porteras que mieux, conclut-il, avant de filer vers l’autre monde, l’ensoleillé, le vrai, le paradis au bout du couloir, avec ses pluies de lumière.
    Il repart, content de sa séance de dressage, et je commence à installer mes affaires. »

    Geneviève Brisac, Les Enchanteurs

  • Nouk au bureau

    Revoici Nouk, l’héroïne de Petite et de Week-end de chasse à la mère (1996), dans Les enchanteurs (2022) de Geneviève Brisac (°1951). Il semble cette fois que Nouk – « Nouk, c’est le nom de la fille » – est bien son double. On reconnaît sa trajectoire, de l’Ecole Normale supérieure à un parcours dans l’édition. Dès le début, « elle » et « je » se côtoient : « Le cœur battant, le cœur lourd, elle remplit le coffre de sa voiture. Je la vois de dos pour le moment. Un dos étroit, des cheveux fous. » Plus loin, de cette femme qui vient de perdre son emploi, elle écrit : « C’est moi. Je me vois. »

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    Au début des études de Nouk, une seule nuit dans le « couvent » de Fontenay l’a fait fuir. Boursière, devenue « militante à plein temps », elle se met à imprimer des tracts avec Berg « aux yeux verts » et bientôt ils vivent ensemble. « Comme tant d’autres, convaincus de jouer une partie décisive avec l’histoire de leur temps, Nouk consacre ses journées à défendre le peuple chilien contre les attaques fascistes, bataille perdue ô combien. »

    Quand une lettre officielle lui rappelle que « toute élève de l’Ecole » doit passer le concours de l’agrégation, elle prend le RER, suit des cours, lit, prend des notes, étudie, tout en menant un nouveau combat. « C’est le temps des réunions de femmes », du féminisme. Nouk obtient l’agrégation. Puis sans transition ni explication, au chapitre deux, la voilà internée. On la dit méchante, un « danger » pour les autres. Libérée après quelques mois, elle a compris que pour survivre, « il ne faut ni obéir, ni désobéir, il faut ruser. »

    Quelques années plus tard, licenciée une première fois – « je suis celle qui trouble la vie de bureau par ses manigances » –, elle se récite son mantra : « Observe. Tout existe pour être raconté. Tu es humaine. » Elle se souvient de sa première rencontre avec Olaf quand elle était au chômage et enceinte. Cet autodidacte avait lancé L’Equipée« des livres de mer et de marins » – et lui avait dit qu’ils se reverraient.

    Après la naissance du bébé, il lui téléphone pour prendre de ses nouvelles. Il s’est renseigné : elle a bonne réputation, elle est « bosseuse », il la veut dans son équipe et lui donne le numéro de Morel qui « s’occupe de tout ». Au rendez-vous, Morel et l’autre bras droit d’Olaf cherchent à la dissuader. Ce n’est pas un job pour elle, « Olaf adore embaucher des petites meufs comme toi », « ses petits culs » ; elle est trop bourgeoise, « avec un bébé en plus » ; eux n’aiment pas son genre « de petite pute ». Refusant de se laisser intimider, quelques jours après, elle signe.

    Dans « le harem d’Olaf », elle subit le bizutage des « Indiennes » (les jeunes employées) et les jalousies, mais s’accroche, se croit « plus forte et plus maligne », se montre indifférente aux regards méprisants. Seul compte Olaf avec ses regards, ses appels. Elle est « la favorite », elle dîne et voyage avec lui.

    Son employeur suivant, Werther, un grand éditeur, adore les cafés, adore parler. Il aime qu’on l’écoute. Elle est à nouveau enceinte. Son nouveau bureau la déçoit, dans le local du fond, repeint après le suicide de son prédécesseur. Personne ne lui parle, sauf Werther. Nouk vit à Paris avec ses filles, Iris et Rose – réveils nocturnes, crèche, maladies enfantines. Berg vit à Marseille.

    « La vie de Nouk à sa grande surprise est désormais une vie d’employée de maison d’édition comme les autres, routinière et prévisible. Employée avec enfants. Elle n’avait pas imaginé cela, mais elle s’y est habituée très vite. Il suffit de ne penser à rien, sinon aux choses à faire. » Malgré sa bonne relation avec Werther, qu’elle accompagne même à la piscine, qui l’emmène manger dans des endroits agréables, sa vie professionnelle paraît constamment menacée par des rumeurs hostiles.

    Dans La Libre Belgique, Monique Verdussen estime que « Les Enchanteurs, par-delà une expérience où le désenchantement ne se refuse pas à la mélancolie, en appelle à une résistance résolue, soutenue par un joyeux élan vers la vie. Une écriture simple, le sens du détail mais de l’ellipse, une saine colère s’offrent, en prime, le plaisir de batifoler parmi les écrivains et les poètes. » Pour ma part, j’ai été gênée par la structure lâche du récit, les retours fréquents à la ligne, les phrases souvent basiques. 

    Les enchanteurs, pour Nouk, ce sont d’abord Olaf et puis Werther, son mentor. Mais leurs jeux du pouvoir et du sexe ne laissent aux femmes que des rôles d’intrigantes ou de jalouses. On est effaré des comportements méprisants, égocentriques et carrément sexistes qui font l’ordinaire de son milieu de travail. Selon Les Inrockuptibles, Geneviève Brisac a écrit là « Une chronique de la misogynie ordinaire doublée d’un roman d’initiation autobiographique subtil et féministe, drôle et mélancolique. »

  • Dans Le Carnet

    Le Carnet & les Instants, la revue des Lettres belges de langue française (présentée ici il y a dix ans déjà) offre dans son numéro 206 du premier trimestre 2021 quelques sujets que j’ai envie de partager avec vous : un nouveau portail littéraire, un secteur de l’édition belge et un bel article sur Dominique Rolin. 

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    Nausicaa Dewez, rédactrice en chef du Carnet, présente Objectif plumes : « le portail des littératures belges » rassemble différents sites existants qui couvrent aussi bien la littérature générale que la littérature jeunesse, la bande dessinée, les littératures régionales. « Une diversité qui s’inscrit dans le nom même du portail. Objectif plumes renvoie en effet à la fois à Objectif lune, album emblématique des aventures de Tintin, et à Plume, personnage d’Henri Michaux. Le pluriel choisi pour le mot « plumes » insiste si besoin sur cette diversité. Laquelle sera donc désormais accessible à partir d’un lieu unique – d’où le singulier d’« Objectif ». (Le Carnet & les Instants, blog)

    Sous le bandeau, il suffit de saisir le nom d’un auteur ou le titre d’une œuvre pour se voir proposer du contenu en relation. J’ai testé la recherche : voici les résultats pour « Nys-Mazure » et pour « Chaque aurore… », c’est très clair. Les utilisateurs peuvent même y déposer un commentaire, à condition d’ouvrir un compte (gratuit) et de s’y connecter. Peut-être à faire désormais chaque fois que j’aborderai une œuvre d’un écrivain belge ? Annuaire, dossiers pédagogiques, Objectif plumes est un riche outil de référence pour tous, sans inscription préalable.

    le carnet & les instants,n° 206,objectif plumes,littératures belges,littérature,édition,poche,rolin,cultureLe Livre de poche français est né en 1953. Dans « Le Poche en Belgique : des territoires encore à explorer », Anne-Lise Remacle examine comment les éditeurs belges se sont intéressés à ce format, poche ou semi-poche. Le pionnier, dès 1949, c’est Marabout, inspiré par les Penguin books, avec des collections littéraires et des livres pratiques, puis des livres pour adolescents (dont les Bob Morane de Henri Vernes et les Sylvie de René Philippe que je dévorais l’un après l’autre dans les années soixante).

    Espace Nord, la collection phare de notre patrimoine littéraire belge, née en 1983 aux éditions Labor, a été rachetée par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Elle donne à tous et aux élèves en particulier un accès aux classiques belges en langue française, avec chaque fois un précieux dossier critique à la fin du livre. L’article du Carnet m’a fait découvrir des éditions plus récentes : Les Poches belges (Genèse), Alice jeunesse et sa collection Poche, Onlit éditions... Pour info, Anne (Des mots et des notes) en cite beaucoup d’autres pour lancer le « Mois belge » en avril prochain.

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    Enfin, je vous invite au plaisir de lire en ligne le délicieux article de Christophe Meurée et Maxime Thiry à propos de Dominique Rolin et de ses cartes postales conservées dans une boîte à chaussures (taille 38) : celle-ci fait partie des objets de son bureau reconstitué aux Archives & Musée de la littérature et que je ne suis pas encore allée voir. En lui rendant hommage ici, je m’étais engagée à la relire, ce que je n’ai pas encore fait, le goût de la nouveauté (non de l’actualité littéraire mais d’un titre jamais lu) l’emportant le plus souvent.

    Le Carnet et les Instants remplit bien sa mission au service des Lettres belges. Savez-vous qu’en plus des ressources du blog de la revue, vous pouvez aussi feuilleter d’anciens numéros (2011-2019) en ligne ?