Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Société - Page 74

  • Liberté de la presse

    On peut aller voir un film pour un formidable duo d’acteurs – en l’occurrence, Meryl Streep et Tom Hanks – et sortir du cinéma emballé par un puissant éloge de la liberté de la presse, ou bien l’inverse. Dans The Post (diffusé chez nous sous le titre Pentagon Papers, au Québec, Le Post, tout simplement), Spielberg raconte avec l’art et le fini qu’on lui connaît ces jours historiques pour le journal The Washington Post, en 1971. 

    pentagon papers,the post,spielberg,meryl streep,tom hanks,cinéma,etats-unis,nixon,vietnam,the new york times,the washington post,presse écrite,liberté,culture

    Ecœuré par les mensonges du gouvernement américain sur ses succès militaires au Vietnam, un analyste militaire est à l’origine du dévoilement de ces archives confidentielles du Pentagone : une étude sur les avancées réelles de la guerre au Vietnam dont plusieurs présidents américains, successivement, n’ont pas tenu compte, prolongeant le mensonge d’Etat et l’envoi de jeunes soldats, toujours plus nombreux, dans le bourbier vietnamien.

    C’est le New York Times qui publie en primeur ces documents secrets à la une, mais très vite, une injonction de la justice à la demande de Nixon lui interdit de continuer à porter ainsi atteinte à l’image des Etats-Unis. Le rédacteur en chef du Post, Ben Bradlee (interprété par Tom Hanks) y voit une occasion inespérée pour un journal à l’audience plus limitée et qui cherche de nouveaux moyens financiers pour se développer : il voudrait persuader la directrice du journal, Katharine Graham (interprétée par Meryl Streep) de publier ces « Pentagon Papers » s’il arrive à mettre la main dessus. Elle hésite d’autant plus qu’elle est stressée par l’entrée en bourse imminente du Post, groupe familial dont elle a pris la direction après le suicide de son mari.

    Au comité d’administration, les conseillers sont nombreux à préférer la prudence, surtout en ces circonstances où il vaudrait mieux ne pas affoler les banquiers. Spielberg filme à de nombreuses reprises la directrice du Post entourée d’hommes en costume et cravate, seule présence féminine dans un monde majoritairement masculin – il fallait du cran. Certains n’hésitent pas à la mettre en cause, à dévaloriser ses compétences, d’autant plus qu’elle est arrivée à son poste parce qu’elle était l’épouse du directeur précédent.

    Plusieurs scènes montrent bien l’attention de Spielberg à cette question du genre : lorsqu’elle fait son discours pour l’entrée officielle en bourse ; lorsqu’elle donne une réception et se retire avec les dames à l’heure où celles-ci laissent les messieurs discuter entre eux ; lorsqu’elle quitte le tribunal à la fin, après que le Post et le New York Times ont gagné devant la Cour Suprême des Etats-Unis – laissant le patron du New York Times pavoiser devant les micros des journalistes, la patronne du Washington Post descend les marches de son côté, entre de nombreuses jeunes filles levant vers elle un regard admiratif.

    Le thème majeur du film est la liberté de la presse, et en particulier, la liberté de critiquer la politique gouvernementale. Le début du film illustre parfaitement le décalage entre la réalité du terrain (les soldats morts au Vietnam) et le discours de propagande des responsables politiques, pour le prétendu bien du pays, alors même qu’ils viennent d’être informés de défaites calamiteuses.

    Spielberg montre la proximité entre les journalistes et la sphère politique : la directrice du Post considère Robert McNamara comme un ami. Quand son rédacteur en chef soulève la question de son indépendance réelle, elle riposte en lui rappelant ses propres liens avec le président Kennedy et sa femme. Le film souligne également le rôle crucial de la justice pour protéger les droits des uns et des autres. Désobéir à l’injonction d’un magistrat peut conduire en prison, le journal risque gros dans l’aventure – et tous ses employés. Spielberg a construit « un haletant suspense uniquement avec des discussions, des réunions et des échanges téléphoniques » (Marcos Uzal, Libération)

    Pentagon Papers a été présenté comme un film « anti-Trump » : Tom Hanks est un opposant notoire au président actuel des Etats-Unis, celui-ci n’a pas hésité à dévaloriser la réputation de Meryl Streep, récemment récompensée par un Oscar pour son premier rôle dans The Post. Le journalisme est un métier de passion, c’est ce qu’incarnent parfaitement Meryl Streep et Tom Hanks dans les rôles principaux, et aussi Bob Odenkirk dans le rôle de Ben Bagdikian décidé à tout risquer pour cette cause juste, comme Matthew Rhys dans celui de Daniel Ellsberg, le lanceur d’alerte.

    Où en est la grande presse presque cinquante ans plus tard ? Quelle est son indépendance par rapport aux gouvernants dont elle ne fait trop souvent que répéter le discours, au détriment de l’analyse et de la critique ? On mesure aussi, devant les superbes images des salles de rédaction, de la composition des articles au plomb, de l’impression, des rotatives, de l’empaquetage, à quel point le travail technique a changé, sans parler du recul actuel de la presse papier au profit du numérique.

    Pentagon Papers de Spielberg, qui nous plonge littéralement dans l’époque et le décor des années septante, m’a passionnée de bout en bout. Je laisse la conclusion à Armelle Barguillet : « Ce film tombe au bon moment pour deux raisons : primo, il rend compte du devoir de vérité d’une presse indépendante et courageuse ; secundo, il se glisse dans l’actuel débat féministe sur les inégalités de traitement faites aux femmes, les humiliations quotidiennes qu’elles subissent en affirmant leurs convictions, leur intelligence et leur perspicacité, y compris dans les décisions historiques de la nation. » (La Plume et l’Image)

  • Bien sûr

    Coe Nr 11.jpg« Rachel se prenait d’amitié pour Livia. Elle était musicienne de formation et jouait dans un quatuor à cordes qui donnait parfois des récitals à Londres, ce qui, bien sûr, ne lui rapportait rien. C’était son activité de promeneuse de chiens qui lui garantissait un maigre revenu. Elle jouait du violoncelle, et sa voix évoquait cet instrument par sa profondeur sonore et sa richesse mélancolique. Elle parlait lentement et avec soin ; son accent roumain très prononcé la rendait parfois difficile à comprendre. »

    Jonathan Coe, Numéro 11

  • La folie des temps

    C’est en avançant dans Numéro 11, le dernier roman de Jonathan Coe (2015, traduit de l’anglais par Josée Kamoun) que l’on prend la mesure de son sous-titre – « Quelques contes sur la folie des temps » – et de l’autocitation en épigraphe, tirée de Testament à l’anglaise, dont j’extrais cette phrase : « il arrive un moment où la rapacité et la folie deviennent impossibles à distinguer ».

    Coe Numéro 11.jpg

    Rachel et son frère Nicholas sont à la campagne chez leurs grands-parents. Juste avant le crépuscule, en se dirigeant vers la grande église de Beverley qu’ils voudraient visiter, ils aperçoivent deux personnes étranges, l’une en fauteuil roulant, l’autre un faucon sur le bras, et suivent leur jeu avec l’oiseau qui pique et repique vers un leurre, avant d’être chassés par celle qu’ils appelleront « la Folle à l’oiseau », aux impressionnants tatouages bleu vert dans le cou.

    « Tel est le paradoxe : pour ne pas perdre la raison, j’en suis réduite à me dire que je deviens folle. » Ce sont les mots de Rachel, des années plus tard, quand elle se met à écrire pour éviter l’ennui et surtout échapper à ses chimères. Une amie lui a conseillé de commencer par le commencement, et Rachel raconte d’abord le séjour qu’elle a fait à Beverley avec Alison, durant l’été 2003.

    Alison et elle ne se connaissaient pas tellement, c’étaient leurs mères qui étaient amies ; elles s’amusaient à grimper dans un prunier. Rachel avait alors dix ans et ne comprenait pas grand-chose aux commentaires de ses grands-parents sur la mort du Dr David Kelly, ancien inspecteur de l’ONU en Irak. On avait découvert son cadavre dans un bois voisin et conclu à un suicide.

    Quand Alison ramène du bois une drôle de carte à jouer ornée d’une horrible araignée, qu’elle a ramassée près d’un cadavre, prétend-elle, elles décident d’y retourner : aucun cadavre, mais bien une autre carte que quelqu’un attrape avant que Rachel puisse s’en emparer – c’est la Folle, qui leur intime de dégager. La grand-mère de Rachel dit que cette femme a hérité de la maison de la vieille dame. Alison, qui ne manque ni d’audace ni d’imagination, persuade Rachel d’aller y jeter un coup d’œil. Ce sera l’occasion de nouvelles frayeurs et de découvertes inattendues.

    On découvrira plus tard la mère de Rachel, le malentendu qui brise l’amitié entre Rachel et Alison – celle-ci a choisi des cours d’art, Rachel va étudier à Oxford – et comment une émission de téléréalité entre dans leurs vies. C’est à Oxford que Rachel fait la connaissance de Laura, un professeur qui s’intéresse au monstre du Loch Ness et à la commercialisation de la peur.

    « Le jardin de cristal », « Le prix Winshaw », Jonathan Coe ouvre de nouvelles pistes dans les récits qui composent Numéro 11 et attise la curiosité des lecteurs en reliant ce qu’on prend d’abord pour une digression à l’intrigue principale, ou plutôt à sa protagoniste, Rachel Wells, et sa famille, ses amies, sa vie. Il y mêle une enquête policière où l’on s’amuse à suivre un duo bien connu, le chef qui plastronne et le policier discret dont « l’analyse des contextes » porte ses fruits.

    Engagée grâce à Laura par une famille richissime qui cherche une préceptrice pour ses enfants, Rachel va découvrir le confort et les dérives de l’hyperluxe dans un quartier chic où les résidences s’agrandissent par le sous-sol. Un monde où certains prennent l’avion comme d’autres l’autobus. Tandis qu’elle essaie de donner de temps à autre à ses élèves une idée du monde réel en les sortant de leur cocon, c’est elle-même qui glisse peu à peu dans une réalité étrange et menaçante.

    Numéro 11 – au titre polyvalent – est une formidable extrapolation de la société anglaise contemporaine (la nôtre) : clandestins, minorités, esclavage moderne, médecine à deux vitesses, coupes dans les services publics, réseaux sociaux, médiatisation, communication politique, estimation financière des émotions, optimisation fiscale… « C’est l’argent lui-même qui s’est mis à vampiriser cette belle ville. » Même si le recours au fantastique pour régler des comptes m’a semblé frustrant, le roman de Jonathan Coe divertit et passionne, avec beaucoup d’intelligence.

  • Contempler

    corbin,alain,histoire du silence,essai,littérature française,silence,littérature,peinture,culture,société,histoire« Pour ma part, je me souviens d’une expérience qui prouve que le silence d’un lieu permet de mieux se laisser pénétrer par celui des œuvres. Par je ne sais quel hasard, je me suis retrouvé seul, pendant une heure, dans une petite salle d’un musée de Harvard, à contempler une série de Cézanne bien connue, représentant des pommes. Je ne sais par quelle négligence on m’a laissé là sans être interrompu par quiconque, dans une solitude et un silence absolus, face aux tableaux. Alors que j’avais bien des fois contemplé des reproductions de ces mêmes œuvres, j’ai ressenti qu’une communication de silence s’était instaurée qui en modifiait et approfondissait l’appréciation. »

    Alain Corbin, Histoire du silence

  • Tous les silences

    Histoire du silence, de la Renaissance à nos jours : d’emblée, Alain Corbin présente le silence comme « presque oublié » aujourd’hui, voire objet de crainte, alors que dans le passé, « les hommes d’Occident goûtaient la profondeur et les saveurs du silence. » Celui-ci était « la condition du recueillement, de l’écoute de soi, de la méditation, de l’oraison, de la rêverie, de la création ; surtout comme le lieu intérieur d’où la parole émerge. » L’évoquer dans cet essai « peut contribuer à réapprendre à faire silence, c’est-à-dire à être soi. » (Prélude)

    corbin,alain,histoire du silence,essai,littérature française,silence,littérature,peinture,culture,société,histoire
    Fernand Khnopff, Du silence, pastel sur papier, 1890
    Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles

    Corbin se tourne vers la peinture, vers la littérature surtout. Il se réfère souvent au Monde du silence de Max Picard. Les lieux intimes privilégient le silence, « un bruit doux, léger, continu et anonyme ». Les maisons et les intérieurs peints par Hopper l’expriment, comme certaines demeures décrites dans les romans. Les objets y « parlent silencieusement à l’âme ». Le chat en particulier « sait habiter le silence qu’il semble symboliser. » Tout différents sont le silence d’une église ou celui d’une prison.

    Pour décrire les « silences de la nature », l’auteur convoque l’hiver, la nuit, la lune, les canaux et les déserts, la montagne et la haute mer, la forêt, la campagne, les villes de province au XIXe siècle. Difficile d’échapper à l’énumération pour présenter cet essai qui cherche à nommer tous les silences ou toutes les conditions qui lui sont propices. Aux XVIe et XVIIe siècles, le silence est indispensable pour entrer en relation avec Dieu, les mystiques en témoignent et aussi les ordres silencieux comme celui des Chartreux.

    Quelques peintures, au milieu de l’essai, l’illustrent magnifiquement, comme « Le silence » de Fernand Khnopff, « Les Yeux clos » d’Odilon Redon ou « Saint Joseph charpentier » de Georges de La Tour. Corbin commente en particulier le silence du père adoptif de Jésus dans les Ecritures. Il consacre des pages intéressantes à la peinture, à son « éloquence muette », au regard de « contemplation fervente » des Anciens sur les images, notamment sur les « vanités », alors que le nôtre se limite souvent « à une réflexion d’ordre esthétique ».

    « La langue de l’âme est le silence », écrit Alain Corbin, citant à l’appui Maeterlinck, Hugo, Claudel, Mauriac (les multiples silences dans Thérèse Desqueyroux), entre autres. Il existe aussi des « tactiques du silence » : se taire, ne pas parler de soi, ne pas se plaindre, c’est une vertu, un art même. Homme de cour, du jésuite Baltasar Gracián, traduit en français en 1684, a été le grand classique de la meilleure éducation au XVIIe siècle ; d’autres « arts de se taire » ont paru à cette époque dans le but de « former l’honnête homme à la française ».

    Il existe tant de sortes de silences : celui-ci peut exprimer la prudence ou la patience, la timidité ou l’ignorance. Le silence invite à l’écoute, exprime le respect, signale la maîtrise de soi – être capable de faire silence appartient au code des bonnes manières. Il fait partie de l’art de la conversation quand il permet la réflexion et l’échange. Il appartient aux amants, aux amis qui se taisent ensemble.

    Mais le silence détruit quand il est refus de l’échange, quand dans un couple, par exemple, on n’a plus rien à se dire ou qu’on ne veut plus se parler. Dans un « postlude » intitulé « Le tragique du silence », Alain Corbin évoque le silence de Dieu, qui peut paraître indifférent aux malheurs du monde, et la peur du silence qui est fuite de l’intériorité.

    Tous les silences ont droit de cité dans cet essai et cette volonté de les inventorier, jusqu’au silence de la mort et de la tombe, m’a semblé parfois sa limite. Ce sont les séquences plus approfondies que j’ai préférées dans Histoire du silence. De multiples citations y invitent à la lecture. L’objectif est atteint : Alain Corbin rappelle comment le silence a été et reste une richesse, une vertu, une force.

    L’auteur est conscient de n’avoir fait qu’esquisser le sujet : « J’ai voulu montrer l’importance qu’avait le silence, et les richesses qu’on a peut-être perdues. J’aimerais que le lecteur s’interroge et se dise : tiens, ces gens n’étaient pas comme nous. Aujourd’hui, il n’y a plus guère que les randonneurs, les moines, des amoureux contemplatifs, des écrivains et des adeptes de la méditation à savoir écouter le silence... » (Le Point)