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Société - Page 24

  • L'escalier de service

    Dès les premières pages de Tea rooms. Femmes ouvrières de Luisa Carnés (traduit de l’espagnol par Michelle Ortuno), j’ai reconnu Matilde, la jeune femme qui passe un entretien d’embauche dans un bureau, une des nombreuses candidates « de styles et d’âges des plus variés » à s’y présenter, puis à rentrer chez elle après avoir donné les dix centimes qui lui restent à l’achat d’un beignet chaud plutôt qu’à prendre le tramway, malgré la pluie qui s’infiltre dans ses chaussures usées. Comme je n’en avais pas parlé ici, j’ai relu ce roman trop longtemps ignoré.

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    Sur des palissades, on a écrit « Ouvriers ! Préparez-vous à lutter contre la guerre impérialiste ! » Chez elle, Matilde trouve « la grande pagaille de ses frères et sœurs » mais aucune odeur de cuisine, sa mère n’a rien préparé. Une enveloppe est arrivée : un certain M. F. de l’agence Rik demande à  Matilde son portrait, son âge et si elle vit avec sa famille à Madrid – « Sale type » réagit-elle, alors que sa mère n’a pas compris le piège. A six, ils partagent un bout de fromage.

    Ce roman publié en 1934 n’a été traduit en français qu’en 2021, dans la collection La Sentinelle qui porte « une attention particulière aux histoires et parcours singuliers de gens, lieux, mouvements sociaux et culturels ». Presque un siècle plus tard, on voudrait croire qu’en Europe en tout cas, les droits sociaux sont mieux respectés, que la faim n’est plus un problème, mais La Libre rappelait il y a peu la 12e place de la Belgique dans un classement récent sur la pauvreté infantile, avec même 21% d’enfants pauvres en région bruxelloise !

    Dans son roman. Luisa Carnés n’hésite pas à opposer les conditions de vie des femmes riches et des pauvres : au printemps, les premières pensent à renouveler une partie de leur garde-robe, les autres craignent le soleil qui va éclairer davantage leurs chaussures informes et les défauts de leur tenue. Devant le salon de thé bien fréquenté où s’arrête Matilde, elle retrouve cette division entre « ceux qui utilisent l’ascenseur ou l’escalier principal » et « ceux de l’escalier de service ». A l’intérieur, entre les petites tables, des serveurs en frac, des femmes en blouse noire – « Qu’est-ce que ça sent bon là-dedans ! »

    Matilde va y travailler, sous les ordres d’Antonia : nettoyer les tiroirs du comptoir, y disposer des ensaimadas et les compter, dépoussiérer, couper droit le papier, empaqueter et faire le nœud coulant autour des boîtes… Pas de temps mort, il y a toujours quelque chose à faire. Peu à peu, elle découvre la clientèle qui varie selon le jour ou l’heure, elle observe les autres employés, leur caractère, leur façon de faire. Dans le salon, l’hygiène est strictement observée, mais dans le réduit où les filles de service se changent pour se mettre en uniforme, ça sent mauvais, un « nid à punaises et à cafards ».

    Tea rooms raconte leur quotidien au travail, les rivalités et les ententes, la précarité de leur situation : celle qui a sursauté devant la clientèle du dimanche – « une souris ! » – est renvoyée le soir même, elle n’aura plus qu’à se prostituer pour survivre. Au dehors aussi, l’agitation s’amplifie, on chante L’Internationale, il y a des émeutes, les forces de l’ordre sont de plus en plus visibles dans les rues. La grève menace.

    Au salon de thé, deux « nouvelles » n’ont pas le même statut. Laurita, une parente du chef, qui adore le cinéma, les acteurs, les belles robes, qui aime montrer ses jambes, a tout de suite les faveurs de la responsable et tutoie tout le monde. Marta, une jolie jeune fille misérable qui a osé s’adresser directement à « l’ogre » – elle avait besoin de travailler immédiatement, sa famille n’ayant plus de quoi la nourrir –, se nourrit en cachette de restes que lui donne Antonia, qui l’a prise en pitié. Un jeune livreur n’a d’yeux que pour Matilde, mais celle-ci n’est pas du tout attirée par le mariage ou la vie de femme au foyer – « il y a aussi des femmes qui prennent leur indépendance, qui vivent de leurs efforts, sans avoir besoin de « supporter des types » ».

    Luisa Carnés (1905-1964), écrivaine et journaliste engagée, dénonce l’exploitation sociale dans Tea rooms à travers le travail quotidien des ouvrières confrontées à des problèmes de toutes sortes. Dans le Madrid des années 1930 où la révolte s’organise, certaines, comme Matilde, rêvent de s’émanciper. Arts Libre annonçait hier la sortie, chez le même éditeur, de La femme à la valise, onze nouvelles « glaçantes » sur l’Espagne de la fin des années 1930, sous Franco, publiées entre 1945 et 1955 au Mexique où l’autrice s’était réfugiée en 1939 – des récits « qu’il n’est pas vain de lire en ces temps troublés. »

  • Qui va gagner ?

    Serres Mes profs de gym.jpg« L’essence du spectacle, c’est le suspense. Et le suspense est aujourd’hui résumé dans la question « Qui va gagner ? ». Une question qui est en train de tout recouvrir. Qui va gagner ? La gauche ou la droite ? Qui va gagner aux élections municipales ou aux présidentielles ? Qui va gagner au football ? Qui va gagner ? Toto ou Lulu dans la Star Academy ? La société du spectacle global est intoxiquée : c’est nous qui sommes drogués, ce ne sont plus les joueurs, ni les footballeurs ou les rugbymen, c’est nous que l’on drogue en nous mettant constamment la pression sur la question « Qui va gagner ? ». Quel que soit l’événement, la seule question est de savoir qui va gagner. Mon souci est d’essayer de me désintoxiquer peu à peu de cette question. Je souhaite que la société elle-même s’en dégage… »

    Michel Serres, Mes profs de gym m’ont appris à penser

  • Savoir par corps

    Après une belle série de lectures voyageuses, voici un petit essai, philosophique sans trop en avoir l’air, une spécialité de Michel Serres (1930-2019). Mes profs de gym m’ont appris à penser est publié dans la collection « Homo ludens », des entretiens qui invitent à réfléchir sur la pratique sportive.

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    Passe pour un rugbyman (source)

    « Pouls, souffle, sommeil,  menstruation… le corps vit de rythmes. » C’est la première phrase. Des tempos sont à l’œuvre au cœur de « cette harmonie sublime que nous appelons la santé, mieux encore la forme, mieux encore la personne. » Le titre est repris à la dédicace de ses Variations sur le corps : « A mes professeurs de gymnastique, à mes entraîneurs, à mes guides de haute montagne, qui m’ont appris à penser. »

    Pourquoi lier l’éducation physique à la pensée ? « Dans toutes les activités qui concernent la réflexion, c’est-à-dire l’adaptation, la sensation du nouveau, la perception ou la finesse, le corps, d’une certaine manière, anticipe. On ne sait que ce que le corps apprend, que ce qu’il retient, que ses souplesses ou ses plis… » Et Serres d’en donner des exemples, comme ce conseil d’un entraîneur : quand on apprend à plonger, il faut plonger tous les soirs en s’endormant, virtuellement.

    Il y a donc « une intelligence du corps » : qui pratique une activité physique ou un métier manuel constate que les gestes sont « extrêmement différenciés et adaptatifs » et qu’« on peut toujours en inventer de nouveaux ». Si l’on réfléchit au geste à faire, on risque de le rater ; laissé à lui-même, le corps « est plus fluide, plus rond, il sait s’adapter plus rapidement. » D’où le titre choisi pour ce billet : « Savoir quelque chose par corps, comme le savoir par cœur, c’est quand le corps exécute un geste sans y penser, sans qu’intervienne la conscience. »

    Michel Serres aime choisir un mot, une formule, une figure de style qui fasse mouche, quitte à nous dérouter. « La main, qui n’est propre à rien, est bonne à tout, bonne à tout et presque propre à rien ». On s’arrête, on relit, on réfléchit. Pour lui, « la main est intelligente, tout simplement », et voilà pour conclure une métaphore : « La main est un puits infini. » Donc « apprendre par corps » et « retrouver les vertus de l’apprentissage « par cœur » ».

    Revenant sur la définition de la santé par René Leriche – « le silence des organes » –, le philosophe distingue « l’état de forme » et « l’état de grâce » des sportifs qui réussissent leur geste « sans effort apparent ». Dans l’aventure humaine, l’évolution de la technique ne lui fait pas peur, il est confiant dans le « rééquilibrage », dans « l’élan vital du corps » : « il y a un plaisir de sauter, de courir, d’être souple, d’être adapté ».

    Son chapitre sur les sports de ballon s’intitule « Passes ». Il y décrit avec enthousiasme le rôle du ballon ou de la balle et l’adresse du corps qui s’y adapte. Il compare le football et le rugby, tant du point de vue des joueurs que des spectateurs, et dit l’importance du lien social dans le sport collectif. Bien sûr, il distingue le sport spectacle gangrené par l’argent et la drogue de la pratique sportive individuelle, en amateur (mot qu’il n’emploie pas, cela m’a surprise). Son optimisme réjouit.

    Je me suis souvent arrêtée en lisant Mes profs de gym m’ont appris à penser – pour Yeux, il en avait été de même –, et à la fin, j’ai tout repris et mieux saisi la cohérence des propos de Michel Serres (tout en mettant quelques points d’interrogation dans la marge). Parfois j’ai l’impression qu’il s’emballe ou cherche le bon mot, la belle image, avec un certain goût pour la provocation. Objection, votre honneur ! est-on tenté de dire. 

    Mes profs de gym m’ont appris à penser est un bel hommage à l’éducation physique dont il rappelle l’objectif premier : « le soin de soi », à l’opposé des « grands dinosaures spectaculaires » auxquels il préfère le « petit », le « local », la pratique individuelle « en compagnie de ceux que l’on a choisis ». Michel Serres, comme un entraîneur, nous fait penser « par corps ». 

  • Ecologie

    Wulf Libretto.jpg« Dans Generelle Morphologie, Haeckel ne se contentait pas de brandir l’étendard de la nouvelle théorie de l’évolution, il inventait aussi un nom pour désigner la discipline de Humboldt : l’Oecologie ou « écologie ». Le terme était tiré du mot grec « maison » – oikos – appliqué au milieu naturel. Tous les organismes terrestres vivaient ensemble dans un même lieu comme une famille occupe le même foyer. Et comme les membres d’une famille, il arrivait qu’ils entrent en conflit ou qu’ils s’entraident. La nature organique et inorganique formait un « monde de forces en mouvement », écrivait-il dans Generelle Morphologie, en reprenant les termes exacts de Humboldt. Haeckel lui empruntait l’idée d’un tout cohérent constitué d’interactions complexes, et lui donnait un nom. L’écologie, disait Haeckel, était « la science des relations d’un organisme avec son environnement. »

    Andrea Wulf, L’Invention de la nature. Les aventures d’Alexander von Humboldt

  • Humboldt, une vision

    L’Invention de la nature d’Andrea Wulf (traduit de l’anglais par Florence Hertz), somme extraordinaire sur « Les aventures d’Alexander von Humboldt », m’a tenue longuement dans une sorte de sidération : devant l’incroyable énergie déployée au siècle des Lumières par Humboldt (1769-1859) à la fois naturaliste, géographe, explorateur ; devant sa vision du monde inspirée par ce qu’il a observé et décrit, en comprenant comme personne avant lui les interactions du vivant et les effets des activités humaines sur la nature – un visionnaire. Merci à Dominique de m’avoir incitée à ouvrir ce livre passionnant.

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    Ce Tableau physique des Andes et pays voisins (1807) par A. von Humboldt, une vue en coupe des volcans Chimborazo et Cotopaxi
    avec un diagramme détaillé des espèces végétales selon l’altitude, a été publié dans Essai sur la géographie des plantes, 1807 

    Humboldt était avec Gauss un des Arpenteurs du monde, roman à succès de Daniel Kehlmann. Pour écrire L’invention de la nature, Andrea Wulf a parcouru le monde sur ses traces et lu ses écrits – tout est précisément documenté. Aux éditions Libretto, le livre comporte sur ses sept cents pages régulièrement illustrées, plus de deux cents pages pour les notes, la bibliographie et un précieux index. Une belle épigraphe de Goethe précède trois cartes des voyages de Humboldt aux Amériques (1799-1804), au Venezuela (1800) et en Russie (1829).

    Le prologue (en ligne) s’ouvre sur l’ascension du Chimborazo, « un magnifique volcan éteint des Andes », en juin 1802. Humboldt, depuis trois ans en Amérique latine, a emporté parmi ses instruments un « cyanomètre » : « un nuancier permettant de déterminer l’intensité du bleu du ciel » ! Altitude, gravité, humidité, flore, faune, « la moindre observation était consignée dans un carnet. » A 5917 m d’altitude, devant une crevasse, Humboldt et ses compagnons, « les premiers au monde à monter aussi haut », doivent s’arrêter à trois cents mètres du but. « Humboldt eut alors une vision différente du monde. La Terre lui sembla pareille à un grand organisme vivant dont tous les éléments étaient reliés les uns aux autres, une conception révolutionnaire de la nature qui influence encore aujourd’hui notre façon de penser le milieu naturel. »

    L’homme le plus célèbre de son temps après Napoléon a occupé « une place de choix » dans la vie scientifique. « Il écrivit quelque cinquante mille lettres et en reçut au moins le double ». Le centenaire de ce visionnaire, qui a inventé les isothermes (lignes de température et de pression) et surtout « la notion de réseau du vivant » a été célébré dans le monde entier. Lisez le prologue et résistez, si vous le pouvez, à ce récit de sa vie et de ses explorations, nourri de ses carnets de voyage et de sa correspondance. Humboldt a ébloui des écrivains, des chercheurs comme Goethe, Darwin, Thoreau, Marsh, Haeckel et Muir, qu’Andrea Wulf nous présente aussi, ainsi que d’autres personnalités illustres.

    Fils d’un officier prussien chambellan à la cour (mort quand Alexander a neuf ans) et d’une riche héritière, Alexander von Humboldt et son frère aîné Wilhelm portaient un nom très respecté à Berlin. Des précepteurs les ont instruits « dans l’esprit des Lumières », « l’amour de la vérité, de la liberté et de la connaissance ». Wilhem, « sérieux et studieux », a étudié le droit ; Alexander préférait les promenades en forêt aux livres et « se tourna vers la science, les mathématiques et les langues ».

    Leurs rêves étaient différents, mais ils étaient attachés l’un à l’autre. Wilhem von Humboldt a fondé une famille ; Alexander, resté célibataire, a connu tout au long de sa vie de solides amitiés masculines. Lors de ses échanges avec des scientifiques ou des penseurs, la question centrale qui l’occupait était « comment comprendre la nature » : par la raison ou par les sens et l’expérience ? Après la mort de sa mère, Alexander von Humboldt, à vingt-sept ans, se sent enfin libre de voyager où il le souhaite, il en a les moyens. D’abord en Europe, « pour se mettre au courant des dernières découvertes en géologie, en botanique, en zoologie et en astronomie ».

    A Paris, il rencontre un jeune Français qui s’intéresse aux plantes, Aimé Bonpland, un « compagnon idéal », curieux comme lui de découvrir le monde et d’un caractère « égal et sympathique ». « La placidité de l’un équilibrait l’hyperactivité de l’autre. Ils devaient former une excellente équipe. » Ensemble ils partent pour les « Amériques espagnoles » en 1799 avec des « télescopes, microscopes, montres à longitude, sextants et boussoles » ainsi que des fioles diverses, des feuilles pour herbiers, etc. Les paysages et la nature, tout qu’il découvre en Amérique du Sud enchante Humboldt au plus haut point. Pas seulement pour identifier des espèces inconnues en Europe, mais pour « l’impression de l’ensemble ».

    Dans la vallée d’Aragua, par exemple, « l’une des régions agricoles les plus riches des colonies », le naturaliste apprend des paysans que le niveau du lac de Valencia baisse depuis une vingtaine d’années. Il comprend que c’est dû à la déforestation et à l’irrigation des cultures. Il dénonce la destruction de l’environnement par les colons européens, ainsi que l’esclavage, et il avertit des conséquences néfastes pour le climat. Sans le savoir, il devient « le père du mouvement écologiste ». Le réchauffement climatique, les problèmes de l’eau, des monocultures intensives... Tout a déjà été dit et prédit il y a deux cents ans !

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    Portrait d'Alexander von Humboldt par J. K. Stieler en 1843 (Wikimedia)

    Voyager à cette époque est beaucoup plus compliqué et risqué que deux siècles plus tard, mais la passion de Humboldt pour « le tissu du vivant » lui fait surmonter quasi tous les obstacles. Ceux qu’il rencontre, ceux qui assistent à ses conférences, ceux qui le lisent sont frappés par son énergie physique, par la vivacité de son esprit, par son enthousiasme à partager ses découvertes et ses idées. Humboldt fait ce que les scientifiques évitent souvent : il mêle ses émotions à ses explications, ose le lyrisme dans ses écrits comme dans la vie. Dans L’Invention de la nature d’Andrea Wulf, on s’émerveille des fleurs, des minéraux, des diamants dans l’Oural, des aurores boréales, des séquoias géants, de dessins qui vont inspirer l’art nouveau… Une mine !