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mouvement

  • Savoir par corps

    Après une belle série de lectures voyageuses, voici un petit essai, philosophique sans trop en avoir l’air, une spécialité de Michel Serres (1930-2019). Mes profs de gym m’ont appris à penser est publié dans la collection « Homo ludens », des entretiens qui invitent à réfléchir sur la pratique sportive.

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    Passe pour un rugbyman (source)

    « Pouls, souffle, sommeil,  menstruation… le corps vit de rythmes. » C’est la première phrase. Des tempos sont à l’œuvre au cœur de « cette harmonie sublime que nous appelons la santé, mieux encore la forme, mieux encore la personne. » Le titre est repris à la dédicace de ses Variations sur le corps : « A mes professeurs de gymnastique, à mes entraîneurs, à mes guides de haute montagne, qui m’ont appris à penser. »

    Pourquoi lier l’éducation physique à la pensée ? « Dans toutes les activités qui concernent la réflexion, c’est-à-dire l’adaptation, la sensation du nouveau, la perception ou la finesse, le corps, d’une certaine manière, anticipe. On ne sait que ce que le corps apprend, que ce qu’il retient, que ses souplesses ou ses plis… » Et Serres d’en donner des exemples, comme ce conseil d’un entraîneur : quand on apprend à plonger, il faut plonger tous les soirs en s’endormant, virtuellement.

    Il y a donc « une intelligence du corps » : qui pratique une activité physique ou un métier manuel constate que les gestes sont « extrêmement différenciés et adaptatifs » et qu’« on peut toujours en inventer de nouveaux ». Si l’on réfléchit au geste à faire, on risque de le rater ; laissé à lui-même, le corps « est plus fluide, plus rond, il sait s’adapter plus rapidement. » D’où le titre choisi pour ce billet : « Savoir quelque chose par corps, comme le savoir par cœur, c’est quand le corps exécute un geste sans y penser, sans qu’intervienne la conscience. »

    Michel Serres aime choisir un mot, une formule, une figure de style qui fasse mouche, quitte à nous dérouter. « La main, qui n’est propre à rien, est bonne à tout, bonne à tout et presque propre à rien ». On s’arrête, on relit, on réfléchit. Pour lui, « la main est intelligente, tout simplement », et voilà pour conclure une métaphore : « La main est un puits infini. » Donc « apprendre par corps » et « retrouver les vertus de l’apprentissage « par cœur » ».

    Revenant sur la définition de la santé par René Leriche – « le silence des organes » –, le philosophe distingue « l’état de forme » et « l’état de grâce » des sportifs qui réussissent leur geste « sans effort apparent ». Dans l’aventure humaine, l’évolution de la technique ne lui fait pas peur, il est confiant dans le « rééquilibrage », dans « l’élan vital du corps » : « il y a un plaisir de sauter, de courir, d’être souple, d’être adapté ».

    Son chapitre sur les sports de ballon s’intitule « Passes ». Il y décrit avec enthousiasme le rôle du ballon ou de la balle et l’adresse du corps qui s’y adapte. Il compare le football et le rugby, tant du point de vue des joueurs que des spectateurs, et dit l’importance du lien social dans le sport collectif. Bien sûr, il distingue le sport spectacle gangrené par l’argent et la drogue de la pratique sportive individuelle, en amateur (mot qu’il n’emploie pas, cela m’a surprise). Son optimisme réjouit.

    Je me suis souvent arrêtée en lisant Mes profs de gym m’ont appris à penser – pour Yeux, il en avait été de même –, et à la fin, j’ai tout repris et mieux saisi la cohérence des propos de Michel Serres (tout en mettant quelques points d’interrogation dans la marge). Parfois j’ai l’impression qu’il s’emballe ou cherche le bon mot, la belle image, avec un certain goût pour la provocation. Objection, votre honneur ! est-on tenté de dire. 

    Mes profs de gym m’ont appris à penser est un bel hommage à l’éducation physique dont il rappelle l’objectif premier : « le soin de soi », à l’opposé des « grands dinosaures spectaculaires » auxquels il préfère le « petit », le « local », la pratique individuelle « en compagnie de ceux que l’on a choisis ». Michel Serres, comme un entraîneur, nous fait penser « par corps ». 

  • Couleur et ligne

    L’art belge du XXe siècle n’a qu’un nom à proposer dans ce courant pictural surtout italien qui trouvait plus belle une automobile de sport que la Victoire de Samothrace (Marinetti) – le futurisme : Jules Schmalzigaug (1882-1917), peintre méconnu de son vivant, un peu moins aujourd’hui. Une rétrospective lui est consacrée aux Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique (jusqu’au 6 février 2011). Du rez-de-chaussée,
    il faut descendre au niveau – 6 du musée d’art moderne si l’on veut découvrir une autre exposition, « line & colour in drawing », une collection particulière de dessins. Loin de l’univers des orientalistes, ici et là une pratique de l’art centrée sur la couleur et sur la ligne.

     

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    Baron Delbeke


    De Schmalzigaug, les Musées Royaux présentent en permanence le magnifique
    portrait du Baron Delbeke ainsi que celui de Mme Nelly Hurrelbrink (inachevé). Après quelques vues de ville (Bruges) ou d’intérieurs, ce sont surtout les oeuvres vénitiennes qui révèlent son intérêt pour la couleur en mouvement, sa préoccupation première. A Paris, en 1912, Schmalzigaug, issu de la riche bourgeoisie allemande d’Anvers, avait découvert les futuristes italiens avec enthousiasme et décidé de se rendre à Venise où il passera plus de deux ans.

     

    La peinture est pour lui recherche, compréhension de la couleur, analyse du mouvement. Venise est une fête pour les yeux, il y multiplie les croquis, peint le Rialto, la place Saint Marc, la basilique, le café Florian. Dans ses notes, il décrit avec minutie « la direction des rayons de lumière et les jeux d’ombres » (Catalogue de l’exposition « Jules Schmazigaug » aux MRBA, Bruxelles,1985), étudie la gamme chromatique.

     

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    Lumière

     

    Il adhère au futurisme dont il applique les principes artistiques, alors même que ce courant suscite la polémique et l’affrontement avec les passéistes. Schmalzigaug est résolument du côté de la liberté en peinture : « Le mot futurisme ne veut pas dire autre chose que recherche d’une forme d’art dérivant de notre sensibilité moderne et détachée, autant que possible, des conventions établies pour
    dégager des modes d’expression nouveaux… »
    , écrit-il à son frère Walter.

     

    L’Esprit de la danse (1913) est une composition audacieuse, où la danseuse n’est qu’arabesques dans un flot de lumière blanche entouré d’éclats colorés. Espace et lumière (le soleil bat sur l’église de La Salute) est en comparaison presque abstrait, comme une calligraphie orientale. Des planches sur la couleur, la spirale montrent le travail sur les formes et le mouvement. Schmazigaug observe les contrastes entre « couleurs-lumière » et « couleurs-feutre » (selon qu’elles renvoient ou absorbent
    la lumière), il élabore une théorie : la « panchromie ».

     

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    Can can

     

    La guerre l’oblige à regagner la Belgique en 1914. Réformé pour raison de santé, il part pour La Haye. Lorsqu’il peint en Hollande un Paysage avec des arbres, c’est à nouveau un jeu de rythme et de lumière. Ce jaune et ce bleu éclairés de blanc, c’est la palette des deux beaux portraits cités plus haut. Mais Schmalzigaug, coupé de ses contacts internationaux, incompris, se décourage. Il disparaît prématurément, à trente-quatre ans, sans qu’on connaisse les raisons précises de son suicide.

     

    Dans sa préface à la brochure catalogue de « line & colour in drawing » (trilingue et gratuite), Michel Draguet, directeur des Musées Royaux, rappelle que « Le dessin est l’intelligence de l’art. » Cette collection privée d’ « un collectionneur de Bruxelles qui depuis 48 ans, collectionne de l’art contemporain » (six pages d’entretiens permettent de retracer son parcours) comporte une belle série de huit Sam Francis dont un Sans titre blanc constellé de gouttes de couleurs qui ne s’étendent qu’aux deux angles opposés du rectangle. Une Forme rouge. Une Forme bleue. De grands noms américains (Motherwell), européens (Miró), belges (Michaux) signent les
    œuvres exposées, mais aussi des artistes moins connus, par exemple Aurélie Nemours, disparue en 2005.

     

    Excepté les dessins de George Grosz, silhouettes sur le vif dans l’agitation urbaine, l’abstraction est « le fil rouge » de cet ensemble (69 œuvres, 33 artistes) avec tantôt des compositions très graphiques comme une courbe entre noir et blanc d’Ellsworth Kelly, une géométrie colorée de Jo Delahaut, de nombreuses explorations de la ligne ou des rayures avec Alan Green, Edwina Leapman, Marthe Wéry. J’ai été impressionnée par Parted Oaks, Hoge Veluwe de David Nash, un sculpteur anglais qui travaille surtout le bois, passionné par les arbres. Et par le Cube de Florence de Jesus Rafael Soto : cette « sculpture » joue magnifiquement des effets optiques de rectangles bleus et de la transparence à l’intérieur d’un cube en plexiglas.

     

    Le collectionneur – une collectionneuse, semble-t-il – sensible à l’art dès l’enfance, même si ses parents ne lui en avaient donné aucune notion, a beaucoup photographié les œuvres et les objets d’art avant d’en acquérir. Elle n’a pas connu tous ces artistes, mais en a rencontré beaucoup et certains sont devenus des amis. Après avoir acquis une œuvre, il lui en faut toujours une deuxième : « J’aime avoir, si je peux, deux œuvres du même artiste, pour qu’elles puissent dialoguer. »