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Passions - Page 491

  • Ton propre étranger

    banks,le livre de la jamaïque,roman,littérature américaine,histoire,peuple marron,rastafari,culturebanks,le livre de la jamaïque,roman,littérature américaine,histoire,peuple marron,rastafari,culture« Tu reviens à tout cela, à cette île sanglante, sombre et splendide de la Jamaïque qui est l’envers presque parfait de ton monde. Tu retournes à ce sol contre lequel se détache ta propre altérité, et tu le vois encore comme si c’était la première fois. Devant ces voix d’acajou qui t’emplissent les oreilles, tu continues à éprouver la sonorité plate et métallique de la tienne et les minces filaments en spirale de tes phrases et de tes pensées. Auprès de ces corps élancés, noirs, à la démarche sensuelle, le tien t’apparaît couleur de parchemin, raide et épais ; c’est un corps dont l’évolution s’est faite au long de millénaires dans les forêts rocheuses du Nord, sous des cieux noirs. Et sur ce fond de versions du passé qui se révèlent à toi par des contes, des gestes, des liens familiaux, des rêves et des documents, tu te mets à remarquer la complexité de ton propre passé ; car si tu peux commencer à saisir le passé d’un inconnu au moyen de ses contes, de ses gestes, de sa parentèle, de ses rêves et de documents, le tien aussi doit pouvoir être dévoilé de la même manière. Tu deviens ton propre étranger et c’est ainsi que lorsque tu retournes sur l’île de la Jamaïque, comme le vieil homme l’avait prédit, tu reviens à toi-même. »

     

    Russell Banks, Le livre de la Jamaïque

     

  • Jamaica blues

    Troisième roman de Russell Banks, Le livre de la Jamaïque (1980, traduit de l’américain par Pierre Furlan) est un voyage au cœur de cette île des Caraïbes – embarquement pour plus de quatre cents pages. Le narrateur est un Américain décidé à résider quelque temps là-bas (comme l’auteur qui y a vécu deux ans) « sous le prétexte d’étudier les conditions de vie et les coutumes des Marrons, un peuple à l’état de vestige descendant directement d’esclaves ayant échappé à leurs maîtres espagnols, puis anglais, au cours des XVIIe et XVIIIe siècles » et menant ensuite avec succès « une guérilla de cent ans contre les Britanniques ».

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    Marrons de Moore Town

    1976. Pendant son séjour, en dehors de ses recherches, l’écrivain (qui préfère se présenter aux gens comme un enseignant) se mêle à la vie ordinaire des Jamaïquains, boit et fume de la ganja avec eux, joue aux dominos, et devient ami avec quelques-uns. En particulier avec Terry Musgrave – Terron – un Marron de Nyamkopong. Ce petit homme très musclé qui a le même âge que lui, trente-cinq ans, le séduit par la beauté de son langage : « Il possédait une voix de baryton, profonde et sonore, qui sortait tout droit de sa poitrine, et le mélange exotique d’anglais jamaïquain, de patois paysan et de néologismes rastafaris qui, dans toute autre bouche, aurait déjà constitué un poème, devenait un chant dans la sienne, un chant d’acajou et d’oiseau en vol qui s’étire et roule sourdement. »

    Après avoir vécu dans les ghettos de Kingston, servi d’intermédiaire dans le commerce de la ganja (nom local du cannabis), Terron est devenu lui-même planteur de ganja au pays de ses ancêtres et s’est converti à la religion des rastafaris. Tous deux se méfient du gouvernement d’alors, « une bande d’ambitieux des deux sexes, corrompus et incompétents », Terron y voit le présage d’un soulèvement futur et l’Américain « un nouvel épisode déprimant de l’histoire du Nouveau Monde ». Ils sont si différents l’un de l’autre – un noir, un blanc ; un rasta jamaïquain, un étranger sceptique et curieux ; un Marron, un descendant de leurs ennemis etc. – qu’ils se retrouvent « comme des aimants soudés ensemble ».

     

    L’écrivain considère son ami davantage comme un phénomène que comme une source d’informations, mais Terron lui facilite l’accès à son monde. Et il l’intrigue fort quand il lui raconte ce qu’il sait d’Errol Flynn, qu’on dit mêlé à une incroyable histoire de meurtre. Les membres d’une femme disparue avaient fini par échouer sur une plage et le boucher, son mari, avait été condamné, mais d’après le Jamaïcain, il était innocent. La première partie du roman, « Le capitaine Blood », tourne autour de ce crime mystérieux et de la personnalité de Flynn, « prince des ténèbres au rire orgueilleux » tantôt « mafioso », tantôt « débauché », tantôt « hobereau » attaché à ses privilèges.

     

    Son premier séjour en Jamaïque, à partir de décembre 1975, l’écrivain l’avait projeté simplement parce que, libéré pour quelques mois de ses obligations d’enseignant, il pouvait échapper au froid et à la neige d’un hiver en Nouvelle-Angleterre (on se souvient du terrible accident de car dans De beaux lendemains). Ce qui lui plaît, c’est de « vivre dans une maison couleur pastel, aux murs de stuc, au sommet d’une colline et loin des touristes », avec sa femme et ses enfants sur cette île qui « possède une beauté et une complexité mystérieuse qui dépasse tout ce qu’on peut voir ailleurs dans le monde », selon un ami photographe, un Blanc élevé à la Jamaïque. C’est celui-ci qui lui avait parlé pour la première fois des Marrons, dont il avait aussitôt lu l’histoire dans un mince essai : « trois cents ans d’oppression raciale et d’exploitation économique sans merci. »

     

    « Nyamkopong » (deuxième partie) raconte un périple hasardeux vers le village marron, où l’écrivain voudrait rencontrer le colonel Phelps, leur représentant officiel. C’est là qu’il a fait la connaissance de Terron, le rasta bavard et souriant devenu son ami. Celui-ci l’a présenté au vrai sage du village selon lui, M. Mann, un vieil homme d’une courtoisie exemplaire, heureux de l’instruire. Il l’initie à la bonne manière de boire du rhum blanc en lui racontant l’histoire de son peuple dans un récit épique et symbolique que son visiteur mettra longtemps à interpréter, lui qui est là justement pour mieux comprendre « la manière dont les Marrons d’aujourd’hui ressentent leur monde ». Avec sa famille, il assistera à la célébration de l’anniversaire de Cudjoe, le grand chef marron, avant de quitter l’île à la mi-février. Terron lui a promis, à son prochain séjour, de l’emmener visiter les autres villages de son peuple. M. Mann, lui, l’a invité à habiter chez lui – « vous verrez ce que vous voulez voir ».

     

    Et en avril, l’Américain revient seul pour une véritable immersion dans la culture du peuple marron. Le rasta et lui, à bord d’un minibus, vont d’un village à l’autre, véhiculent des passagers éminents ou ordinaires, prennent l’initiative de faire se rencontrer des hommes qui ne se connaissent qu’à distance, souvent en désaccord, avec des conséquences parfois burlesques, parfois catastrophiques. « Obi » (l’obeah, la magie noire) et « Terreur », titres des troisième et quatrième parties du roman, annoncent la couleur. L’écrivain s’appelle désormais Johnny, même sa femme et ses enfants ont adopté ce surnom. Mais son amitié pour les Marrons et les événements auxquels il se retrouve mêlé malgré lui vont lui valoir de sérieux ennuis, jusqu’à un point qu’il n’avait pas imaginé.

     

    On retrouve ici le Russell Banks empathique, généreux, d’American Darling et le critique des milieux privilégiés de La Réserve. « Mon moteur n’est pas la révolte, mais la compassion », a-t-il confié dans Le Temps. « Mon désir d’écrivain a toujours été de témoigner (de) la douleur invisible des exclus, des oubliés. J’aime les héros ordinaires. Ceux qui savent que la bataille est perdue. Ils sont dignes. Mais sans illusions. » Le livre de la Jamaïque est une formidable initiation aux différents aspects de la société jamaïquaine, un livre d’amitié pure et émouvante, au plus près d’un peuple pauvre et fier, un thriller aussi. Mais il faut accepter de se perdre en route, de se mêler aux palabres, de suivre de multiples pistes qui ne mènent pas forcément à la vérité avec cet Américain jovial, disponible, prêt à prendre tous les risques, quitte à perdre toutes ses illusions.

  • Très étrange et beau

    « Mais la beauté extraordinaire du printemps à la campagne cette année réveillerait un mort. La nuit, un vent chaud agite les jeunes feuilles des arbres, il y a le clair de lune, les ombres, les rossignols plus bas, plus haut, plus loin, plus près, leurs chants à l’unisson ou syncopés, au loin des grenouilles, le silence, l’air embaumé et chaud – tout cela est inattendu, ne correspond pas à la saison, c’est très étrange et beau. Le matin, il y a de nouveau un jeu de lumière et d’ombres des grands bouleaux de l’allée, vêtus d’une épaisse ramure, projetées sur l’herbe déjà haute et vert sombre ; il y a les myosotis, les orties impénétrables, et toujours – c’est l’essentiel – l’agitation des bouleaux de l’allée, la même qu’il y a soixante ans quand j’ai remarqué pour la première fois cette beauté et que j’en suis tombé amoureux. »
    (Iasnaïa Poliana, le 3 mai 1897)

     

    Tolstoï, Lettres à sa femme

    Bouleaux de Iasnaïa Poliana.jpg

     

  • Tolstoï à sa femme

    Léon Tolstoï et sa femme s’écrivaient presque chaque jour, lorsqu’ils étaient éloignés l’un de l’autre. Le point de vue de Sofia, l’épouse de Tolstoï, apparaît largement dans Ma vie, dont je vous ai longuement entretenus à la fin de l’année dernière. Aussi m’en tiendrai-je cette fois à des extraits. Bernard Kreise a rassemblé dans Tolstoï, Lettres à sa femme, parmi les 839 lettres qu’il lui a écrites, « celles qui permettent de mieux connaître cet homme de génie, avec l’ombre de sa femme en contrepoint » (quelques lettres de Sofia sont reprises dans les notes). A l’exception de la première, la fameuse lettre où il lui demande de l’épouser en septembre 1862, il s’agit de lettres rédigées par Tolstoï (1828-1910) après ses cinquante ans, après La Guerre et la Paix et Anna Karénine. Elles vont du 11 juin 1881 au 30-31 octobre 1910, quelques jours avant sa mort.

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    « Maintenant, je vois les choses autrement. Je continue à penser et à ressentir de la même façon, mais je me suis guéri de cette erreur qui me poussait à croire que les autres peuvent et doivent tout envisager de la même façon que moi. J’ai été très coupable vis-à-vis de toi, ma chérie, coupable de façon inconsciente, involontaire, tu le sais, mais coupable tout de même. » (Métairie sur la Motcha, le 2 août 1881)

     

    « Quand je suis seul, je me représente toujours avec plus de clarté, plus de vivacité, la mort à laquelle je pense en permanence, et quand je me suis représenté que j’allais mourir sans amour, cela m’a terrorisé. Ce n’est que dans l’amour qu’on peut vivre dans le bonheur et ne pas s’apercevoir que l’on meurt. » (Iasnaïa Poliana, le 1er février 1885)

     

    « Toutes les choses, ou du moins la plupart de celles qui t’angoissent, comme les études des enfants, leurs résultats, les questions d’argent, même de publication, tout cela me semble vain et superflu. (…) Ma présence à Moscou, dans la famille, est presque inutile : les conventions de la vie là-bas me paralysent, la vie là-bas me répugne, encore une fois en raison de mon point de vue sur la vie d’une manière générale, que je ne peux changer, et là-bas j’ai moins de possibilités de travailler. » (Iasnaïa Poliana, le 17 octobre 1885)

     

    « Vous m’attribuez tout cela, mais il y a une chose que vous oubliez : c’est vous qui êtes la cause, la cause involontaire et fortuite de mes souffrances.

    Des hommes vont à cheval et derrière eux se traîne un être battu jusqu’au sang, qui souffre et qui se meurt. Ils ont pitié de lui, ils veulent l’aider, mais ils ne veulent pas s’arrêter. Pourquoi ne pas essayer de s’arrêter ? » (Moscou, 15-18 décembre 1885)

     

    « Tu emploies de nouveau les mêmes mots : une tâche au-dessus de mes forces ; jamais il ne m’aide, c’est moi qui fais tout ; la vie n’attend pas. Autant de paroles que je connais, mais, surtout, qui n’ont aucun rapport avec ce que j’écris et ce que je dis. J’ai dit et je continue de dire une seule et même chose : il faut chercher à comprendre et déterminer ce qui est bien et ce qui est mal, de quel côté aller ; si tu ne cherches pas à comprendre, il ne faut pas s’étonner que tu souffres et que les autres souffrent également. » (Obolianovo, le 21 ou le 22 décembre 1885)

     

    « Personne ne me distrait ni ne me dérange. Un livre, une réussite, du thé, des lettres, des pensées sur les choses bonnes ou sérieuses, sur le grand voyage à venir pour aller là d’où personne ne revient. Et c’est bien. Seules tes lettres me rendent terriblement triste – aujourd’hui c’est Tania qui l’était –, sachant que tu es toujours mélancolique. » ((Iasnaïa Poliana, le 9 novembre 1892)

     

    « Ce qui est affreux, c’est que tous ces écrivailleurs, ces Potapenko, ces Tchekhov, ces Zola et ces Maupassant ne savent même pas où est le bien et où est le mal : la plupart du temps, le mal, ils le considèrent comme le bien et de cette façon, sous le couvert de l’art, ils régalent le public en le pervertissant. » (Iasnaïa Poliana, le 20 octobre 1893)

     

    « Tu me demandes si je t’aime toujours. Mes sentiments pour toi maintenant sont tels qu’ils ne sauraient aucunement se modifier, il me semble, car il y a en eux tout ce qui peut lier des êtres. Non, pas tout. Il manque une concorde extérieure dans les croyances – , je dis extérieure, car je pense que nos divergences ne sont qu’extérieures et je demeure convaincu qu’elles disparaîtront. Le passé, les enfants, la conscience de nos fautes, la pitié, une attirance irrésistible nous lient aussi. Bref, tout est lié et solidement noué. Et je suis content. » (Iasnaïa Poliana, le 13 novembre 1896)

     

    « J’écris cela en particulier parce que je voudrais te souhaiter, ma chère Sonia, de t’adonner à une activité dont tu saurais qu’il s’agit de la meilleure chose que tu puisses faire, et qu’en la faisant tu demeurerais sereine face à Dieu et face aux hommes. (…) Quelle activité ? Je l’ignore et je ne peux te l’indiquer, mais elle existe, elle est propre à toi et est importante, elle est digne, c’est une activité sur laquelle on peut faire reposer sa vie entière, et il en existe une pour chaque individu, et elle ne consiste en aucun cas pour toi à jouer du piano et à aller assister à des concerts. » (Iasnaïa Poliana, le 26 novembre 1897)

     

    « En ce qui concerne le fait que tu ne m’as pas suivi dans mon évolution spirituelle personnelle, je ne peux te le reprocher et je ne te le reproche pas, car la vie spirituelle de tout individu est le secret qu’il entretient avec Dieu, et les autres ne peuvent rien exiger de lui. Et si je l’ai exigé de ta part, je me suis trompé et j’en suis coupable. » (Iasnaïa Poliana, le 14 juillet 1910)

     

    « Mon départ te peinera. Je le regrette, mais comprends et crois bien que je n’ai pu agir autrement. Ma situation à la maison devient, est devenue insupportable. En dehors de tout le reste, je ne peux plus vivre dans les conditions de luxe dans lesquelles j’ai vécu, et je fais ce que font habituellement les vieillards de mon âge : ils abandonnent la vie mondaine pour vivre dans la solitude et le calme les derniers jours de leur existence. » (Iasnaïa Poliana, le 28 octobre 1910)

  • Coeur d'un jardin

    « C’est le cœur d’un jardin qu’il nous donne à voir et non le jardin lui-même. Il le montre avec le vocabulaire et la syntaxe du plasticien qui maîtrise sa rhétorique et qui peut l’exploiter en toute liberté. »


    Auguste de Decker à propos de Gérard Edsme, « Extrait ».

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    Génome © G. Edsme