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Passions - Page 494

  • Regret

    « Je ne ressens maintenant que du regret quant à mon attitude à l’égard de Keiko. Dans ce pays-ci, après tout, il n’est pas surprenant de voir une jeune femme de cet âge exprimer le désir de partir de chez elle. Tous mes efforts n’ont abouti, semble-t-il, qu’à l’amener, le jour où elle est enfin partie – il y a de cela presque six ans – à rompre tout lien avec moi. Mais aussi n’avais-je jamais imaginé qu’elle pouvait m’échapper aussi vite et passer hors de ma portée. Je ne voyais qu’une chose : même si ma fille était malheureuse à la maison, elle n’aurait pas été de taille à se mesurer avec le monde extérieur. C’était pour mieux la protéger que je m’opposais à elle avec tant de véhémence. »

     

    Kazuo Ishiguro, Lumière pâle sur les collines

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  • Un passé à Nagasaki

    Etsuko vit seule dans la campagne anglaise, l’image même de l'Angleterre telle qu’elle se l’imaginait quand elle vivait encore au Japon. Elle se souvient de la visite de sa fille Niki, la première après le suicide de sa fille aînée Keiko. A la cadette, elle voulait donner un prénom anglais, mais son mari préférait un nom japonais et ils étaient tombés d’accord sur ce prénom, Niki, vaguement oriental. Très vite, Etsuko a senti que sa fille, nerveuse, avait hâte de retrouver son appartement et ses amis londoniens. Pour Niki, sa sœur était quelqu’un qui la faisait souffrir, et elle n’était pas à son enterrement.

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    Cette visite pleine de tension et de non-dits – « la mort de Keiko n’était jamais loin ; elle planait au-dessus de chacune de nos conversations » – réveille les souvenirs d’Etsuko, en particulier l’amitié d’une femme qu’elle a connue quand elle habitait Nagasaki, bien avant de rencontrer le père de Niki, un Anglais. Et pourtant, Sachiko et elle ne s’étaient fréquentées que quelques semaines cet été-là, dans le soulagement de l’après-guerre, même si on se battait encore en Corée. Ce retour dans le passé est le sujet principal de Lumière pâle sur les collines (A pale view of hills, 1982), le premier roman de Kazuo Ishiguro, avant Un artiste du monde flottant, Les vestiges du jour et Auprès de moi toujours. Né à Nagasaki en 1954, l’écrivain devenu citoyen britannique est arrivé en Angleterre à l’âge de cinq ans.

     

    Avec Jiro, son premier mari, Etsuko vivait dans un des nouveaux immeubles reconstruits après le bombardement dans un quartier à l’est de la ville, non loin d’une rivière à laquelle on accédait en traversant des terrains vagues que beaucoup jugeaient insalubres. « Une maisonnette en bois avait survécu aussi bien aux ravages de la guerre qu’aux bulldozers du gouvernement. » Etsuko la voyait de sa fenêtre et savait par des voisins qu’une femme réputée peu sociable et sa petite fille vivaient dans cette bicoque. Elle-même était alors enceinte de trois ou quatre mois.

     

    Elles se rencontrent un jour sur le chemin, et Etsuko signale à cette femme d’une trentaine d’années ou plus (son visage paraît plus âgé) qu’elle a vu sa fille se bagarrer assez méchamment avec deux autres enfants, du côté des ravins. Sachiko n’a pas l’air inquiète, mais la remercie : « Je suis sûre que vous allez être une excellente mère. » Elle doit aller en ville, et Etsuko accepte de s’occuper de la petite Mariko pour la journée. La fillette de dix ans ne va pas à l’école, les paroles d’Etsuko ne semblent pas l’atteindre.

     

    La première fois que Sachiko l’invite chez elle, Mariko lui montre leur chatte qui va avoir des petits et parle d’une femme « de l’autre côté de la rivière » : celle-ci lui a promis de l’emmener chez elle et de prendre un chaton. Pour Sachiko, la petite a surtout beaucoup d’imagination. Quant à elle, il lui faudrait du travail et elle aimerait que sa voisine la recommande à Mme Fujiwara qui vend des nouilles en ville. Etsuko admire le joli service à thé en porcelaine pâle – Sachiko lui a parlé de la maison magnifique de son oncle et de son goût des belles choses, elle n’a pas toujours vécu aussi modestement.

     

    La marchande de nouilles, une amie de sa mère qui a bien voulu prendre Sachiko à son service, s’inquiète en voyant l’air triste d’Etsuko. Elle lui recommande, pour l’enfant à venir, des pensées agréables, une attitude positive. Tant de personnes ne pensent qu’aux morts de la guerre, elle veut regarder vers l’avant.

     

    C’est à la même période que le beau-père d’Etsuko, Ogata, vient passer quelques jours chez son fils. Jiro, qui enseigne dans l’ancien lycée de son père, est agacé par ses remarques sur un ancien condisciple dont il a lu un article très critique envers les anciens enseignants. Il trouve cela déloyal de la part de quelqu’un qu’il a lui-même présenté au directeur du lycée, et voudrait que son fils lui exprime ses doléances. Jiro parti, Ogata parle avec Etsuko du futur enfant : elle aimerait lui donner le prénom de son beau-père, si c’est un fils, ou l’appeler Keiko, si c’est une fille.

     

    Ishiguro met peu à peu des situations en place, y dispose ses personnages comme les pièces de cette partie d’échecs jamais terminée entre Jiro et son père, et cela crée un climat d’attente, d’inquiétude. Même dans la complicité qui s’installe entre des amies, entre un beau-père et sa belle-fille, entre mère et fille, il plane comme une menace. L’avenir de Sachiko et de sa fillette farouche est lié au bon vouloir d’un soldat américain qui a promis de les emmener aux Etats-Unis. Tiendra-t-il parole un jour ?

     

    Du Japon d’après la guerre, Lumière pâle sur les collines revient dans la campagne anglaise où Niki et sa mère sont en désaccord sur presque tout – la jeune femme s’étonne d’entendre Etsuko répondre évasivement à une voisine qui prend des nouvelles de Keiko, comme si on ne l’avait pas retrouvée pendue dans sa chambre à Manchester.

     

    Les souvenirs terribles ne manquent pas dans ce roman mystérieux, où l’on n’ose pas trop s’aventurer sur le terrain des émotions, où l’on communique difficilement les uns avec les autres. Le bonheur semble absent, englouti dans l’entonnoir du passé. Pour Etsuko comme pour Sachiko. Il y a, même au sein des familles, des gouffres infranchissables.

  • Vie privée

    « Il n’y a guère qu’un peintre, il n’y a guère qu’Utamaro, qui raconte avec du dessin et de la couleur, la vie privée de jour et de nuit de ces femmes. »

     

    Edmond de Goncourt, Utamaro, le peintre des maisons vertes 

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    Utamaro, Les douze heures des Maisons vertes : L’heure du Rat

    Ōban, 36,5 x 24,1 cm ; fond jaune et application de laiton en poudre

    Vers 1794 (Kansei 6)

    Utamaro hitsu

    Tsutaya Jūzaburō

    Kiwame

    Inv. 1, provenance E. Michotte, achat 1905

     

    L’heure du Rat correspond plus ou moins à minuit. C’est le moment où le silence tombe sur le Yoshiwara, si animé jusque-là. Debout, la courtisane a revêtu sa tenue de nuit pour rejoindre son client au lit, tandis qu’une shinzō replie soigneusement la robe qu’elle portait auparavant pour assister au banquet. (Notice MRAH)

  • Les belles d'Utamaro

    Dans le nord de la région bruxelloise, non loin des serres de Laeken, les Musées royaux d’Extrême-Orient occupent de splendides bâtiments édifiés à la fin du règne de Léopold II, au début du XXe siècle : la Tour japonaise et le Pavillon chinois. A l’arrière de celui-ci, dans le parc où les érables arborent leur frais feuillage de printemps, le Musée d’Art japonais (installé dans une dépendance) expose en ce moment une sélection de cent douze estampes (en deux temps) signées Utamaro, « Les douze heures des maisons vertes et autres beautés ». La série des Douze heures est si précieuse que ces œuvres sont exposées trois par trois, pour ne pas dépasser deux semaines d’exposition à la lumière, même tamisée.

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    Utamaro, Mère et enfant (vers 1797)

    Katigawa Yüsuke adopte en 1781 son nom d’artiste : Utamaro (1753-1806). Avec Hokusaï, il est un des plus grands peintres d’ukiyo-e, ces fameuses « images du monde flottant » qui vont émerveiller les Occidentaux au XIXe siècle. Utamaro est célèbre en particulier pour ses peintures de femmes en gros plan – ôkubi-e (littéralement, grandes têtes) et bijin-ga (portrait de belles femmes).

    Femme et enfant, c’est le premier thème qu’on découvre dans la salle d’entrée avec une très belle scène de femme coiffant son enfant devant un pot d’azalée, un peigne entre les dents, au naturel. Les couleurs sont ravissantes, les cheveux d’un noir de jais. Puis ce sont deux femmes dont l’une porte un petit garçon déjà muni d’un sabre (signe de noblesse) ; deux autres dont l’une écrit, l’autre lit, un enfant endormi sur ses genoux. Plus loin, une mère allaite avec un fin sourire ; elle porte un kimono bleu et blanc, son bébé est en rouge (Mère et enfant).

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    Utamaro, Le jouet (détail)

    Edmond de Goncourt signe en 1891 une monographie intitulée Utamaro, le peintre des maisons vertes. C’est ainsi qu’on surnommait Yoshiwara, le quartier de plaisir d’Edo (aujourd’hui Tokyo), où l’on s’adonnait à la prostitution, aux plaisirs nocturnes – un terreau aussi pour la vie culturelle et la littérature. En montant quelques marches à gauche, on découvre dans une petite salle trois des plus célèbres beautés du temps, disposées en pyramide sur une même feuille ; le blason végétal qu’elles portent sur leur vêtement ou leur éventail permet de les identifier (paulownia, triple feuille de chêne, primevères). Leur présence dans un établissement lui assurait une clientèle nombreuse par tous les temps.

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    Utamaro, Trois beautés du temps présent

    L’une d’elles, représentée seule, le visage tourné vers la droite, s’appelle Takashima Ohisa, elle a seize ans. Dans le cartouche figure un poème burlesque à propos de cette jeune hôtesse d’une maison de thé : « Charmes et thé débordent sans se refroidir. Ne me réveillez pas de ce rêve heureux de nouvel an au Takashimaya. » Une autre, représentée sur un fond gris foncé (plus rare), tient un papier roulé autour du doigt, signe qu’elle est retenue pour un prochain rendez-vous.  

    Des pièces de la collection permanente du Musée d’art japonais sont visibles à plusieurs endroits. J’ai admiré de superbes kimonos en crêpe de soie, certains frottés à la poudre d’or avant la coloration, et leur belle variété de motifs : rayures, branches d’arbres en fleurs, nuages, papillons, oiseaux, feuillages, dans de belles nuances.

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    Utamaro, Une nuit d’été au pont de Ryôgoku (détail), vers 1804-1805

    A l’étage sont représentées des activités diverses : promenade avec le chien (la couleur du collier assortie au kimono rose de sa maîtresse), en bateau, dans le jardin. C’est en haut de l’escalier de gauche que sont exposées Les douze heures des maisons vertes, chefs-d’œuvre d’Utamaro, une suite qu’Edmond de Goncourt jugeait « la plus parlante aux yeux ». Jusqu’en 1873, les Japonais divisaient le jour et la nuit en douze heures et chacune portait un nom : l’heure du Rat (0-2), l’heure du Bœuf (2-4), du Tigre (4-6), etc. Seules celles du Lièvre, du Dragon et du Serpent sont visibles jusqu’à demain, ensuite l’accrochage changera.

     

    Utamaro idéalise la vie des courtisanes au Yoshiwara. « Si leur vie réelle était parfois très pénible, Utamaro les a sublimées. Les dessins sont d’une beauté et d’un raffinement sans pareil. » (Guy Duplat) L’heure du Lièvre (6-8) en montre une tendant sa veste au client qui s’en va : la doublure luxueuse prouve sa grande fortune, elle est ornée du portrait de Bodhidharma, patriarche du Zen. L’heure du Dragon (8-10) sonne le réveil dans les maisons closes : une jeune femme se redresse sur sa couche, une autre tente de prolonger un peu la nuit. Dans L’heure du Serpent (10-12), une servante tend un bol de thé à une courtisane à peine sortie du bain. Ces œuvres sont d’une rare délicatesse dans les traits, le rendu des vêtements, le naturel des poses.

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    Utamaro, L’heure du serpent

    C’est une exposition exceptionnelle pour ce qui est de la qualité des œuvres et de leur rare visibilité. La collection de 7500 estampes des Musées royaux d’art et d’histoire de Bruxelles est de tout premier plan : en majorité des « images de brocart », c’est-à-dire en pleine polychromie. L’art de la belle estampe japonaise s’adressait à une clientèle riche et exigeante pour la qualité du dessin et du papier, de la gravure et de l’impression.

    Il est dommage que l’accueil et l’information ne soient pas à la hauteur. Sans légendes près des œuvres exposées, le visiteur ne dispose, dans chaque salle, que d’un classeur avec une présentation générale de la collection, où les numéros ne correspondent pas toujours aux descriptions, s’y retrouver n’est vraiment pas commode.

     

    Si vous allez visiter cette exposition visible jusqu’au 27 mai prochain, vous trouverez la billetterie dans le jardin devant le Pavillon chinois : le ticket d’entrée donne accès aux trois musées (Musée d’Art japonais, Pavillon chinois et Tour japonaise). Entrée gratuite pour les enseignants belges.

     

    D’abord tourné vers les jeunes mondaines et les geishas, Utamaro s’est mis à peindre au fil du temps des femmes mûres, des inconnues, dans leurs activités quotidiennes, avec la même délicatesse. Ce spécialiste incontesté de la féminité et de l’amour donne charme et vivacité à ses modèles. C'est de toute beauté.

  • La mariée

    « Les cloches ont commencé à sonner et, juste devant l’église, il y avait nous et la famille de Fanny, c’est comme ça qu’elle s’appelait, la mariée. Comme on n’avait pas de mère et pas de sœur, on avait collé mon frère au bras de sa fiancée, et vlan que tu entres ensemble par la grande allée. Arthur était tout pâle, et sa Fanny, guère mieux, dans sa robe un peu trop large, m’était avis que ce n’était pas la première fois qu’on la mettait, cette robe, qu’elle avait appartenu à quelqu’un qui était entré avec plus de cœur qu’eux deux qui allaient marcher au milieu de l’église vide. Les cloches battaient à toute volée et quand notre Roger est sorti pour l’accueil, ça m’a fait du bien de voir quelqu’un sourire, rapport à la tête que chacun faisait ici, et moi qui n’osais pas découvrir mes dents de peur de recevoir une rouste. »


    Geneviève Damas, Si tu passes la rivière

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