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Passions - Page 489

  • Blanc et or

    « C’était encore une sorte d’hôtellerie rustique, mais aménagée avec un soin raffiné. Je compris qu’Ambrucci renversait les rôles et me rendait à son tour les devoirs de l’hospitalité, quand il m’invita à me débarbouiller dans l’eau glacée dont un dauphin de marbre emplissait une vasque débordante. Lorsque nous fûmes séchés, m’accoudant à la balustrade, je me penchai machinalement vers le gouffre blanc et or qui s’étendait à nos pieds. Dans les déchirures du brouillard, je distinguai de lointaines ondulations de terrain, couvertes d’une végétation rousse et pelée. Sur la droite s’allongeait une série de maisons modernes aux arêtes vives, semblables à des morceaux de sucre. Les oiseaux se taisaient dans l’attente du soleil qui posait çà et là ses premières touches lumineuses. Le nommé Gino ouvrit sa porte et nous cria que le café était prêt. Avant de lui obéir, je m’informai :
    Mais où sommes-nous ?
    Sur le Monte Mario, répondit Ambrucchi qui s’éloignait déjà.
    Et qu’est-ce que c’est que ce patelin qu’on aperçoit dans le fond ?

    Il s’arrêta et, très grand seigneur, avec un geste de présentation, déclara :

    C’est Rome. »

     

    Alexis Curvers, Tempo di Roma

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    Turner, Rome from Monte Mario (1820)

     

     

  • Vacance romaine

    C’est un roman que je relis chaque fois avec délectation, le chef-d’œuvre d’Alexis Curvers (1906-1992), intitulé d’après une toile de Giorgio de Chirico, Tempo di Roma (1957). Vous avouerai-je n’avoir jamais encore mis les pieds à Rome ? Ce serait mensonge,  après y avoir suivi Jimmy, mauvais garçon que la guerre a mené loin de son pays « aux fourneaux astiqués, aux pommes de terre frites et à la bière », échoué par hasard en Italie – « La vie est légère en ce pays. Je fus amoureux de Milan. »

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    1944. Avec Enrico, le jeune homme que des études d’histoire de l’art ont détourné de la vie d’artiste s’initie aux multiples façons de voler les voyageurs de passage dans une ville où la « furberia » est « un art entre les autres » et « une vertu de l’intelligence ». Mais ses compères allant de plus en plus loin, Jimmy qui était d’accord « pour faire de jolies choses » décide d’en rester là. Quelque temps après, Enrico est arrêté et il lui faut quitter Milan, par prudence. Sa vieille amie Lala, la marquise Mandriolino, « relation d’affaires » et grande protectrice des animaux en tous genres, lui conseille d’aller à Rome. C’est chez elle que Jimmy avait admiré Il tempo di Roma – un signe –, un des rares trésors sauvés de son palais mis en location.

     

    Ambrucci, un voyageur de commerce « depuis peu sur le pavé » accepte de l’emmener sur sa motocyclette, à condition que Jimmy assure en route le vivre et le logement. Délicieux voyage : Ambrucci connaît les étapes agréables, les villages accueillants, il lui montre au passage « les choses qui lui semblaient belles » : « Les meilleurs ponts, les meilleurs aqueducs, les meilleures motocyclettes sont l’œuvre d’un peuple d’artistes, de flâneurs, de joueurs de mandolines. Je n’en suis pas surpris. Mais cela s’ignore chez les barbares, lesquels sont convaincus qu’il est raisonnable de « sacrifier la beauté au pratique », comme on disait chez moi, et vivent par conséquent à la fois dans la laideur et l’inconfort. Pauvres barbares,  si contents d’eux-mêmes ! »

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    De Chirico, Mélancolie et mystère d’une rue (1914)
    faute d’avoir trouvé « Il tempo di Roma », œuvre citée ou imaginaire ?

    A Rome, Jimmy se sent d’emblée « dans la capitale, non de l’Italie, mais d’un monde très vieux et très particulier ». Il s’y refait une éducation. Au café où Ambrucci et lui ont bu leur dernier expresso du voyage, Jimmy converse avec un Anglais bavard et amical lorsque son chauffeur de fortune le plante là, en face d’un garage, près de la Porta del Popolo. Sir Craven (surnom dû aux cigarettes que sa famille lui envoie d’Angleterre et qu’il offre à la ronde) lui donne un simple conseil : « Ne sollicitez jamais. Wait and see. »

    Jimmy décide de rester dans les parages et ne se risque plus loin que lorsque l’Anglais l’accompagne : celui-ci lui explique la ville, l’esprit des lieux, la beauté des proportions. Le gardien de nuit du garage, sur la recommandation de Sir Craven, lui permet de dormir la nuit sur les coussins d’une Lancia, après le départ des clients. La chance lui sourit bientôt : on cherche quelqu’un qui sache l’allemand pour accompagner trente Zurichois qui disposent d’une seule journée pour visiter Rome en autocar. Comme le « docteur en art et archéologie » a l’air débrouillard, le patron du garage lui donne une cravate et lui promet de faire fortune s’il se révèle un bon guide. L’agence « Roma in un giorno » étant régulièrement débordée, il rêve de lui faire concurrence.

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    Manifestation pour la restauration de la fontaine Giorgio De Chirico en mai 1994
    © Mario Gorni sur Wikimedia Commons

    Et nous voilà mêlés à la nouvelle carrière de Jimmy. Places, monuments, palais, fontaines, nous découvrons Rome avec les touristes qu’il promène dans la Ville Eternelle, puis emmène au restaurant de Gino qui l’avait tant charmé, sur le Monte Mario. En repartant, ils ramènent chez elle la servante de l’auberge, Pia, inquiète pour sa « ragazza », sa fille de seize ans dont le père a disparu sur le front russe, Geronima. La jeune fille « à l’air grave, un peu anxieux » va devenir la plus belle obsession du jeune guide. Celui-ci a gagné un toit : on le loge, on lui promet un salaire et une casquette.

    « Mais vous n’êtes pas amoureux de Geronima. Vous êtes amoureux de Rome », lui dit souvent Sir Craven – « Il ne savait pas que Rome, pour moi, c’était Geronima. » Quand il la quitte après un rendez-vous, c’est d’ailleurs toujours avec ces mots : « Addio, Roma » et elle répond : « Non, pas comme ça. Arrideverci. »

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    Peu à peu, Jimmy découvre que les Italiens regardent autrement que Sir Craven ou lui : « Ils regardaient Rome et quelque chose au-delà de Rome. Quoi donc ? C’était un mystère. Mais ces regards innombrables avaient suscité la beauté de Rome. Pour répondre à leur muette exigence, l’Italie était devenue la patrie des arts, où tout est spectacle et promesse de spectacle, non seulement les monuments majestueusement assemblés dans les villes, les richesses consacrées qui s’accumulent dans les églises et les musées, mais les masures, les grilles, le crépi de murs, les instruments de travail, les cruches, les paniers, les mouchoirs que les femmes nouent sur leur tête, et jusqu’à cette pompe à essence auprès de laquelle Oreste en salopette, comme un faune gardien d’une source magique, ne se lassait pas de scruter les ténèbres, d’y guetter l’approche du voyageur altéré et ralentissant qui serait peut-être Jupiter en automobile. »

    Tempo di Roma est une initiation à la beauté de Rome, à l’amour, à l’art, à la vie. Alexis Curvers décrit avec finesse le sens subtil des distances, des proportions, et aussi les amitiés qui se nouent, les amours qui se cherchent dans ce décor de théâtre.  Mais le jeune guide épris de l’Italie reste un étranger, et sa vie errante, après les camps en Allemagne, l’a comme détaché de lui-même, il ne sait plus qui il est – vacance romaine. Sa mère, d’abord inquiète de ne pas le voir rentrer, lui raconte à présent dans ses lettres sa vie nouvelle avec ses locataires, deux Italiens venus chercher du travail dans le Nord.

     

    Quelle surprise le jour où Jimmy reçoit de la surintendance des Beaux-Arts une convocation pour l’examen de guide touristique le mois suivant, un coup de l’agence rivale, c’est sûr ! Sir Craven, furieux contre les intrigants médiocres, l’assure de son soutien et de ses relations. Une autre surprise attend Jimmy place Sant’Ignazio : sa chère Lala, la marquise Mandriolino, « plus belle encore qu’autrefois », y loge désormais chez une comtesse, une amie d’enfance,  et cherche des fonds pour créer un ordre religieux qui s’occuperait des animaux.

     

    Fêtes, travail, intrigues, flâneries, le spectacle à Rome est permanent, mais Jimmy a un examen à préparer. A-t-il ses chances ou a-t-on décidé de l’évincer ? Tout finira-t-il par un mariage ? La destinée du jeune amoureux de Roma, dans ce récit daté « Pérouse, 1949 – Tilff, 1956 » où l’ennui n’a aucune place, va connaître encore des rebondissements. Pour des lecteurs curieux et amoureux d’un français à la fois classique et vif, lyrique et plein d’humour, c’est un enchantement.

  • Ce dieu nommé Temps

    « Comment définir ce que j’entends, moi, par futur immédiat ? J’imagine que ce dieu nommé Temps nous en jette à la figure, seconde après seconde, avec l’insolence d’un maître primordial ? Je prouverai le ridicule des aphorismes dont il se sert pour nous berner : le temps passe, le temps me pèse, je n’ai pas le temps, j’ai perdu mon temps, le temps me manque, j’ai gagné du temps, j’ai tué le temps. Cette criminelle orgie de mensonges débusque avec orgueil, dégoût ou satisfaction notre inaptitude à vivre. Rien que ça. Et personne n’ose en parler.

    Je fourbirai mes armes. »

     

    Dominique Rolin, Le Futur immédiat (2002)

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    Photo BibliObs

     

     

     

     

  • Pour Dominique Rolin

    « C’est la pluie, Dora est malade, beaucoup de fièvre, un peu de délire, le jeune médecin la drague avec humour. On reste sur les lits, la ville est inondée, on achète des bottes, on marche sur des tréteaux sur les quais, je glisse, je tombe, on rit. Tout est gris-noir, le vent souffle en tempête, on n’aurait jamais dû venir à Venise en cette saison, mais si, justement. J’écris dans un coin de la chambre, Dora dort ou fait semblant. « Tu ne t’ennuies pas ? – Question idiote. – Des corps mortels ne devraient jamais s’ennuyer. – Mais on est morts. – Et toujours là. – Tu te souviens de notre passage sur terre ? – Oui, c’était pas mal, un peu confus. – J’essaye de mettre de l’ordre. – Tu y arrives ? – Par moments, je crois. » (Philippe Sollers, Passion fixe, 2000)

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    Photo BibliObs

    Dominique Rolin et Philippe Sollers n’iront plus à Venise ensemble. Dominique Rolin est décédée le 15 mai dernier. Ce n’est pas la première fois. En 1982, dans Le gâteau des morts, elle racontait le malaise qui la frapperait le 5 août de l’an 2000, et son agonie avec Jim auprès d’elle – « Car le temps, le temps, le temps s’est arrêté depuis que Jim et moi existons l’un par l’autre. » (Le gâteau des morts)

    Il est peu de livres dédicacés dans ma bibliothèque, mais celui-là porte la signature de Dominique Rolin. Le 10 février 1982 (il y a trente ans, vous imaginez ? J’ignorais alors qui était le Jim qu’elle célébrera dans Trente ans d’amour fou (1988) et Journal amoureux (2000), ce qui nous fut révélé par Bernard Pivot dans un mémorable Bouillon de Culture), elle était l’invitée du Théâtre-Poème à Bruxelles, en compagnie de Marion Hänsel, Ginette Michaux, Jacques De Decker et Frans De Haes.

     

    Pierre Mertens a commenté Le gâteau des morts dans Le Soir : « On dirait que les mots les plus simples, restaurés, ravalés, rendus enfin à leur première jeunesse, lui appartiennent comme jamais. Elle les épèle avec amour, gourmandise, une jubilation secrète. Une insolite alacrité. L’effervescence cocasse qui précède la chute dans le néant. Dans le gâteau des morts (ou des mots ?) elle mord à belles dents… Elle mesure comment en elle le verbe s’est fait chair et de quelle façon la chair va retourner sous peu – non au néant – mais au verbe. Celui qu’elle inspirera encore à titre posthume. »

     

    La mort de l’autre, Rolin l’avait déjà portée souvent, souvent écrite. Dans Le Lit (1960), magnifique récit par Eva de la fin de son mari, Martin, une histoire d’amour et de mort inspirée par la maladie et la mort du sculpteur Bernard Milleret, avec qui l’écrivaine belge avait vécu dix ans. Dans L’Enragé, où elle fait raconter par Pieter Bruegel sa propre agonie, faisant défiler sa vie de peintre. Dans Dulle Griet qui commence par ces mots : « Je t’écris, donc je vis. »

     

    C’est dans Crime et châtiment de Dostoïevski qu’elle a choisi l’épigraphe du Gâteau des morts : « A ces occasions, ils emportaient toujours sur un plat enveloppé d’une serviette le gâteau des morts où la croix était figurée par des raisins secs. » Dans un entretien pour La Libre Belgique (10 mars 1982), Monique Verdussen, qui vient de lui rendre un très bel hommage – « Rolin, le dernier souffle », l’interrogeait sur ce roman. L’avait-elle écrit par provocation, par fascination ou par une sorte d’accord naturel ? « Plutôt un accord »,           avait-elle répondu avant d’ajouter : « Les morts d’enfants me révoltent ». A cette volonté d’inscrire sa mort « dans un cérémonial d’ordre et de beauté » (M. Verdussen) qu'elle disait enracinée dans son pays natal et surtout dans l’enfance, elle donnerait une suite en explorant « l’autre côté » dans La voyageuse (1988).

     

    Mais revenons à cet entretien de 1982 : « J’adore la nuit, mais je me lève tôt le matin parce que j’aime ça. J’adore le bonheur et j’adore la volonté du bonheur. Il y a des êtres qui disent : « Je n’ai pas eu de chance » et qui ne savent pas saisir le bonheur quand il passe. En même temps que cette faculté de bonheur, j’ai néanmoins une sorte de terreur continuelle vis-à-vis de moi-même : je ne m’aime pas du tout, je ne me suis jamais aimée. Je me suis toujours détestée physiquement. J’ai toujours eu l’épouvante de terminer comme une clocharde. D’où cet excès assez ridicule pour l’habillement, les bijoux, la parure. Encore une fois, ça vient de mon enfance. Quand j’étais petite, mon père me disait souvent : « Tu es laide, tu louches ». J’ai constamment le désir de donner une seconde peau à quelque chose que je n’aime pas. J’ai un œil impitoyable. » (« Quand Dominique Rolin partage « Le gâteau des morts », entretien avec Monique Verdussen, La Libre Belgique, 10/3/1982)

     

    Avant de relire en entier ce roman et les autres, en commençant sans doute par Les Marais (1942), le premier, j’aimerais partager avec vous, avec Dominique Rolin dont je garde un souvenir radieux, un morceau de ce gâteau-livre.

     

    « Le sens unique de ma vie se renverse avec éclat.

    Je tremble de joie, soulevée par une certitude que je peux qualifier de luxueuse. Moi qui déclarais, il y a quelques heures à peine : « Je ne veux pas mourir, je ne mourrai jamais », me voici projetée dans le rayon d’un revirement complet. Bien que la nuit soit hermétiquement silencieuse, le vent de la mort pénètre ici pour la première fois comme un cyclone. Un cyclone ardemment désiré sans qu’on sache rien de lui pourtant. Un cyclone qu’on supposait opaque. Aussi quelle stupeur est la mienne à la minute où son tourbillon m’emporte ! Je m’attendais à du lugubre, du pourri, du visqueux obscur, je redoutais un souffle empesté, des mains froides arrachant mes habits d’abord puis ma peau, des frôlements de chairs ignobles cassant mes gestes, bouchant mes trous, rongeant mes organes, j’imaginais des vers glissés dans l’étui de mes os les plus menus – et plus particulièrement ceux de ma main droite, ma main de travail, ma main d’amour, ma main de bonheur soudain détruite ! Et voilà que c’est tout le contraire qui se produit. Le vent de la mort, d’une somptueuse violence, m’avertit que l’ailleurs se prépare à entrer chez moi, un ailleurs spécial auquel j’aurai libre accès à condition de m’y fondre avec la même somptuosité, à condition de rejeter les vieux axiomes qui font de la mort un mensonge, une haine, une trahison majeure, à condition d’aborder d’instinct le vivifiant espace d’une réalité jusqu’ici repoussée…

    Oh, ma crétine, me dis-je tendrement à moi-même en réprimant le plus gourmand des rires. »

  • Tout est dit

    « Tout est dit. Écrire ne sert à rien. L’écrivain est l’être le moins utile de la terre. Il sert à tout puisqu’il ne sert à rien. Le monde ne peut rien pour lui. L’écrivain ne peut rien pour le monde. Les livres sont comme le vent. Un livre est la lumière du monde. Il rend les choses plus belles. Il est ce que l’homme, depuis la nuit des temps, fait de mieux. Le vent ne sert à rien. C’est comme la buée. C’est comme le vide. C’est comme le rêve. C’est comme la vie. L’écrivain aujourd’hui ne sert à rien. Il est indispensable comme le beau temps. »

     

    Patrick Roegiers, Ecrire ne sert à rien
    (La Libre Belgique/Lire, Etre écrivain aujourd'hui, 4/6/2012)

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