Bien sûr, c’est trahir son âge que de rappeler les belles soirées d’Apostrophes, de Bouillon de culture, de Double je (moins souvent évoqué), mais comme Bernard Pivot l’écrit dans Les mots de ma vie (2011), « rêver, c’est se souvenir, tant qu’à faire, des heures exquises. » (« Vieillir », beau texte qui circule bien par courriel) et « Voici, pour moi qui suis journaliste, le plus beau mot de la langue française : aujourd’hui. »
L’allégresse de l’animateur télégénique se retrouve dans ce dictionnaire « très personnel » d’un amoureux du langage. Ses « mots de passe d’une sentinelle de la littérature et d’un maître d’hôtel intermittent de l’hédonisme » ne prétendent pas raconter une vie mais « en faire surgir des senteurs, des sons et des couleurs ». (Bonjour, Baudelaire, ndlr)
De « Ad hoc » à « Zut ! », en voici quelques perles. Le vocabulaire l’émeut, il est attaché à l’orthographe, loin d’être une « valeur obsolète, ainsi que certains voudraient nous le faire croire ». Pour preuve, sa manière de dévoiler en neuf lignes un « affiquet » offert à une belle dont il tait le nom, ni babiole ni colifichet mais une « broche de rien du tout qu’elle a accrochée à sa veste ». Ou de retourner « carabistouille » dans sa bouche comme un caramel.
« Allemand » (son père revenu de captivité, sa sœur devenue professeur), « Amant » – ce serait, « avec amour, le plus beau mot de la langue française s’il n’avait comme équivalent, complément, corollaire féminin, ce vulgaire mot de maîtresse » – « Ambition »… 20 entrées en A dont deux pour « Ame », « Apostrophe » et « Apostrophes », bien que ses rencontres télévisées soient rapportées dans un autre livre, Le métier de lire.
Source : http://davidm.blog.lemonde.fr/2012/09/27/a-lire/
Liseurs et liseuses, ne manquez pas « Bibliothécaire » : une notice en « je » au féminin, Ina Coolbrith racontant la lettre reçue un jour d’un certain Jack London. Pas d’entrée à « Bibliothèque » mais on aura « Chambre-bibliothèque », « Cuisine-bibliothèque », « Salon-bibliothèque » et même « WC-Bibliothèque » ! « Lecture » s’offre cinq notices, noblesse oblige : lecture au lit (comme lui, je ne la pratique pas, j’ai besoin d’être bien assise pour lire) ; méthode de lecture (« après lecture d’un livre très séduisant, attendre au moins une heure », non – un jour au moins, pour ma part) ; circonstances propices (maladie, prison) ; lecture à voix haute ; influence de l’âge sur la lecture de certains livres.
« Ecrivain » : « Les mots sont à tout le monde, mais ils appartiennent un peu plus aux écrivains. » Il n’est devenu l’ami d’aucun de ses invités : « On n’a jamais inventé meilleur moyen de fréquenter les écrivains que de les lire. » Evidemment, ce « forçat de la lecture » se reproche de n’avoir pas été un père idéal – « Putains* de livres ! » (*son gros mot favori).
Le C l’emporte avec 29 entrées, de « Ça » à « Cul » – « Ce n’est pas parce qu’on s’assied sur le cul qu’il est permis de s’asseoir sur le mot. » « Chat », deux entrées, aurait sa place dans le Dictionnaire amoureux des chats. « Chose » détaille l’idée d’une émission qui n’a jamais vu le jour : « Le petit quelque chose en plus », à savoir le détail qui permet d’identifier une personne célèbre, comme la moustache de Dali, la madeleine de Proust, la dictée de Mérimée (liste de trois pages à l’appui). Pivot fait ensuite son petit Raymond Devos avec ce mot « miracle de la langue française ».
La prose de Pivot a du corps. Il se souvient du whisky dans la théière de Nabokov ; de l’énorme rhume qui l’accablait le jour de son tête-à-tête avec Duras, suspendu comme par magie le temps de l’émission avant d’exploser dès après son « Bonsoir à tous, à la semaine prochaine ». Deux entrées pour « Femme », la première anaphorique – « J’ai connu une femme… » (il en ira de même à « Homme ») – la seconde euphorique – « La beauté de la femme est la seule preuve de l’existence de Dieu. »
Gone de Lyon (bonjour Dominique, ndlr), « rare ville traversée par deux fleuves », élève au pensionnat des frères du Sacré-Cœur chez qui il restait volontiers le week-end pour pouvoir jouer au football dans la cour de récréation, en plus des matchs du jeudi, Pivot loue la générosité du cœur, « celle qui s’exprime avec des gestes, des mots, des sourires », la gourmandise, y compris dans le baiser, et participerait volontiers « à une manifestation monstre pour l’augmentation du goût de la vie. » (« Goût ») Il fait aussi l’éloge de « Merci » et du « Tact ».
Dans Les mots de ma vie, des irrésistibles : « Chatoyant » (le préféré de Nabokov), « Foutraque », « Frichti » – « et si les plus beaux mots étaient les noms de pays, de lieux, surtout de villages et de villes, qu’ils soient de France ou d’ailleurs ? » (« Géographie », salut aux toponymies de JEA, ndlr) Quatre pages de « Mots délicieux », presque six de « Mots gourmands dévoyés » (la liste va de « Navet » à « Brioche »).
J’ignorais qu’on appelait « hirondelles » les resquilleurs de la culture (personnes sans invitation qui se glissent aux premières en tous genres), bien que l’usage du mot se perde. Que les citrons artistiquement découpés sont « historiés ». Entre autres. Les bons mots sont légion dans ce dico qui décoche aussi quelques flèches : « Y a-t-il plus goujat que la rupture par mail ? Oui, les condoléances. Y a-t-il plus goujat que la rupture et les condoléances par mail ? Oui, par SMS. »
« Accro aux textos ! » préfigure Les tweets sont des chats, mais avant de refermer Les mots de ma vie, un dernier coup d’œil à sa Table : comme au scrabble, une seule apparition en K – « Aux kiosques à musique je préfère cependant les kiosques à journaux. » (« Kiosque ») Idem pour U, W et X, mais « Yeuse » mène à « Youpi ! » et « Zeugma » à « Zut ! » Zut ! je l’avais déjà dit.
Commentaires
J'ai passé des moments de télé formidables avec Pivot et ceux qu'il invitait . C'est un dénicheur" de talents, de mots, d'expressions oubliées. J'ai un souvenir particulier lorsqu'il avait invité Claude Hagège, maestro incontesté de la grammaire et de l'orthographe française.
Mais j'ai été quelquefois bien déçu lorsque j'ai lu les ouvrages bien présentés par des auteurs(trices) qui me paraissaient intéressant(e)s...l'euphorie du moment peut-être?
Mais il y avait aussi un autre Bernard..Rapp avec son "assiette anglaise" dont je ne ratais pas une bouchée.
J'ai lu "Les mots de ma vie" mais j'ai grandement préféré toutes ses "apostrophes".
Merci beaucoup Tania pour ce portrait de Bernard Pivot
Bonjour, Gérard, merci pour ces souvenirs partagés : Hagège, l'expert en langues, je m'en souviens parfaitement. Mes "Apostrophes" les plus marquants : Soljenitsyne, Duras, Sollers & Rolin, et pour "Bouillon de culture", une émission "théâtre" tournée sur la scène de la Comédie française - jouissive !
Bernard Rapp, "L'assiette anglaise" et aussi "Un siècle d'écrivains".
J'ai gardé bien des enregistrements sur cassette, mais il faudrait réinstaller un lecteur.
Belle journée estivale !
Je partage tes souvenirs et ceux de Gérard, il avait, il a un talent fou cet homme là pour faire partager ses passions. Il est venu dans ma librairie cette année, c'est un bonheur de l'entendre disserter, aussi naturel qu'à la télévision. On peut retrouver les émissions les plus anciennes sur le site de l'INA.
Le site de l'INA est une mine : 938 enregistrements liés à "Apostrophes" !
http://www.ina.fr/emissions/apostrophes/
J'imagine ton plaisir à l'écouter en chair et en os, quel livre était-il venu présenter ? Bonne après-midi, j'espère que tu te sens mieux, Aifelle.
Nous avons partagé les mêmes plaisirs, Tania. Je ne doute pas que celui-ci ait été pour vous un bonheur supplémentaire qu'il va me falloir découvrir !
Bonsoir, Annie. Vous qui aimez les drôles de mots, connaissez-vous le baguenaudier ? C'était, dixit Pivot, un arbrisseau "très répandu, en bordure des vignes, dans la vallée du Rhône", avec de belles fleurs jaunes en grappes donnant des baguenaudes. Nabokov était furieux contre les massacreurs de la seule plante nourricière d'un certain papillon - on en apprend des choses en baguenaudant.
Moi, je me souviens de ce fameux soir où Duras était l'invitée d'Apostrophes...
dans son numéro de ce jeudi 11 juillet, Libération réécrit l'histoire de la télévision française
plus précisément : sur deux pages, le quotidien imagine que B. Pivot, présentant son premier projet d'émission littéraire, reçoive une fin de non recevoir et que la suite reste du même tonneau : échec pour ce journaliste venant du Figaro
une semi-fiction ne manquant pas de piquant
@ La bacchante : Et moi donc ! Le 28 septembre 1984.
@ JEA : Arrivé au Figaro (Paris) après quelques articles au Progrès (Lyon) où on lui refuse un stage rémunéré dans les institutions économiques et financières - Pivot voulait se spécialiser dans le journalisme économique, "quelle idée saugrenue !" ("Ambition")
Il venait présenter "oui, mais quelle est la question ?". Mon état s'améliore doucement, merci Tania.
A "Question", ce questionneur de talent observe ceci que j'avais coché: "Il arrive que je passe tout un déjeuner à écouter une personne parler d'elle-même sans qu'à aucun moment elle ne songe à me poser une question, donc à s'intéresser un seul instant au type assis en face d'elle, tellement passionné par son histoire et ses histoires." (Pivot) Grande qualité d'écoute chez le type assis ;-) Heureuse que tu ailles un peu mieux, assez pour profiter de ce week-end agréablement estival.
malgré mes bonnes résolutions de ne plus rien acheter et vider la pal, je vais quand même noter ce titre :)
http://www.ina.fr/video/3924497001/apostrophes-video.html
A voir, à voir !! pour Pivot qui parle d'un livre comme d'une personne, pour la chansonnette de Marie-Paule Belle, la "tronche" d'un Cohn-Bendit hilare et un Pivot toujours si rapide sur la balle pour susciter l'animation...
@ Niki : Un livre que je rouvrirai comme un dictionnaire, au hasard.
@ MH : Merci, MH, je viens de regarder ces 5 minutes d'hommage en souriant, je ne connaissais pas cette chansonnette de Marie-Paule Belle !
C'est grâce à toi et tes liens extras. Merci pour ce billet merveilleux !