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Passions - Page 456

  • La neige en juin

    Non, ce ne sont pas les caprices de la météo, c’est une lecture étrange, un beau soir de juin sur la terrasse au soleil couchant, sous un ballet d’hirondelles : Un lac immense et blanc de Michèle Lesbre. 

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    70 pages précédées d’une citation de Pavese : « Seul l’hiver est la saison de l’âme… » Une femme qui n’est plus jeune a gardé l’habitude du café brûlant pris sur le zinc, rituel de passage entre ses nuits et ses jours. Au Café lunaire, elle ne parle avec personne, elle observe. Les mains déjà fripées d’un jeune homme. Les gestes du serveur au rythme de la musique en sourdine.

    Ce matin, Edith Arnaud, « assistante », a cédé à une impulsion : au lieu d’aller au bureau, attendre le train de 8h15, celui que prend chaque mercredi un Italien qu’elle écoute mine de rien, à chacun de ses passages, parler de Ferrare avec le serveur – mais il n’y était pas. Raté aussi le rendez-vous avec le corbeau du Jardin des Plantes, fermé. Au jeune gars qui lui demande ce qu’elle fait dans la vie, elle ne répond pas, se demande si ôter le bonnet qui cache ses cheveux blancs suffirait, mais il insiste et elle finit par évoquer ses habitudes chamboulées – « alors je tente de m’adapter », ce qui le fait éclater de rire.

    Trottoir gelé, flocons. Elle a oublié ses gants quelque part, dans le bus ou sur le comptoir, garde les mains en poche. Dans tout ce blanc surgit le souvenir d’Antoine, de sa voix disant « Un lac immense et blanc ! Un lac immense et blanc ! » A peine sortis de l’adolescence (il y a des dizaines d’années), ils étaient quatre inséparables : Lise, Jean, Antoine et elle. « Je divague entre le présent provisoire et tout ce blanc atemporel. »

    Elle aime depuis toujours la complicité apparente des bars, et ce qui l’a touchée, dans les conversations en italien au Café lunaire qu’elle a suivies sans intervenir, c’est d’y retrouver « Ferrara » où elle a vécu. Quand elle écoute lItalien en parler, elle y est. Dehors, dans la neige, un autre souvenir s’impose, celui de la ferme où on l’avait mise en pension pour se refaire une santé, et cette nuit où elle avait rouvert les volets, enjambé la fenêtre et couru dans les champs tout blancs. « Je crois en la force des lieux », a dit Michèle Lesbre dans un entretien.

    Le corbeau du Jardin des Plantes, qui s’est posé un jour sur le dossier du banc  où elle était assise, est revenu un autre jour, elle lui a donné à manger. Il neigeait aussi quand elle a pris le train de Milan à Ferrare pour chercher les traces d’un cinéaste, Bassani. Elle y a résidé dans un vieux couvent, par économie.

    « Je réinvente ma vie dans le désordre en mélangeant les temps, les lieux, les êtres chers, mais c’est tout de même ma vraie vie. » Antoine, « tout de suite aimé » pour sa fougue et son désir de justice, dans les années soixante, disparu dans la décennie suivante, sans explication. La mobilisation, les tracts, les événements, les changements… Et puis le silence.

    Quelques notes au piano, dans un immeuble : elle reconnaît la sonatine de Diabelli, revoit des images de Moderato Cantabile avec Jeanne Moreau. Sur un quai, elle ouvre C’est corbeau de Jean-Pascal Dubost. Il n’y a presque rien dans Un lac immense et blanc. Avec ces riens, Michèle Lesbre livre la journée d’une femme qui se souvient, qui regarde, qui écoute – sa solitude habitée. Encore une de ses femmes qui marchent sans renoncer à voir, à vivre.

  • Lamentations

    « Il était désormais établi que j’étais intime avec Mme Mitwisser. Par moments, un flot de paroles jaillissait d’elle comme un torrent de lave, des lambeaux de rage et de souvenirs, dans un galimatias d’allemand et d’anglais ; elle se plaignait d’être prisonnière dans cette maison, dans ce pays désolé – « dieses Land ohne Bildung » – et que seule Anneliese, dans sa témérité, dans sa folie, eût échappé à l’emprisonnement. Mais j’avais commencé à regarder à deux fois ces protestations – elles semblaient plus calculées que spontanées. Elles étaient (il y a longtemps que je le soupçonnais) des feintes et des essais. En réalité, elles étaient les lamentations de l’exil. Ce n’était pas le confort perdu, c’était la dignité perdue qui lui manquait. »

    Cynthia Ozick, Un monde vacillant

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  • New York, 1935

    Les années 1930 n’ont pas fini d’inspirer les écrivains. Un monde vacillant de Cynthia Ozick (Heir to the Glimmering World, 2004, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, 2005) décrit le monde d’une jeune femme de dix-huit ans que la mort de son père va laisser sans famille, à l’exception d’un lointain cousin ; celui d’une famille juive qui a réussi en 1933 à quitter Berlin pour les Etats-Unis ; celui de James qui va changer leur destin à tous. 

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    July 14, 1935: Connecting Manhattan, Queens and the Bronx, the Triborough Bridge (Photo: The New York Times)

    En 1935, en réponse à une petite annonce, Rose entre au service du professeur Mitwisser, « spécialiste universitaire du karaïsme », sans savoir précisément ce qu’on attend d’elle. Elsa, son épouse, l’accueille dans une petite maison sombre. Elle sera nourrie, logée, mal payée, explique cette femme qui parle très mal et recourt sans cesse à l’allemand. Son mari a étudié en Angleterre, c’est lui qui a besoin d’aide, et non les enfants, comme Rose l’avait cru d’abord.

    Lui semble un géant aux yeux de Rose, un homme « habitué à dicter ses conditions » : « mon travail porte entre autres sur ce qui s’oppose précisément à l’arrogance des idées reçues ». Rose a grandi sans mère et s’est rebellée très jeune contre son père, un affabulateur et un escroc. Elle a appris la dactylographie par elle-même et puis a trouvé refuge chez son cousin Bertram, pharmacien en hôpital, pendant ses études à l’école de formation des maîtres. Bertram est soigneux, rassurant, mais leur vie harmonieuse sera troublée par son amour fou pour une communiste radicale, Ninel (prénom choisi en l’honneur de Lénine).

    Le monde des Mitwisser est étrange et mystérieux. Anneliese, la fille aînée, charge d’abord Rose d’emballer les livres du professeur en vue de leur déménagement à New York, où son père fera des recherches à la grande bibliothèque. Rose les trie par forme et par taille ! Anneliese doit tous les remettre dans l’ordre et Rose se retrouve à garder la petite dernière, Waltraut.

    Dans la maison à deux étages du Bronx où ils s’installent, Elsa Mitwisser est perdue. Elle refuse de quitter sa chambre. Rose apprend peu à peu dans quelles circonstances cette famille a quitté Berlin, après des journées à rouler en voiture pour échapper aux rafles. Là-bas, ils étaient riches et servis, respectés. Ici ils ne sont plus rien. 

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    Rose est la secrétaire de Mitwisser, mais il n’y a pas d’argent pour remplacer le ruban usé de la machine à écrire et quand la jeune femme veut puiser dans l’enveloppe que lui a donnée son cousin pour viatique, elle ne la trouve plus. Elle provoque alors un « grand barouf ». Anneliese récupère l’enveloppe sous le matelas de sa mère, obsédée par l’achat de nouveaux souliers (elle n’en a qu’une paire). « Quand James viendra… » : la première fois que ce personnage-clé est mentionné, c’est à propos d’argent. Les Mitwisser dépendent complètement de ce que leur donne cet homme.

    « La rébellion ardente était le sujet de Mitwisser. » Un soir où il a invité chez lui d’autres spécialistes, Rose entend qu’on le traite de renégat. Les karaïtes refusent toutes les interprétations rabbiniques pour s’en tenir aux seules Ecritures, ils sont accusés de littéralisme par les partisans du Talmud. Les soirées de travail prennent fin quand le professeur décide d’instruire lui-même Anneliese qui refuse d’aller au lycée, contrairement aux garçons. Ses journées, il les passe à la bibliothèque.

    La nouvelle charge de Rose consiste à empêcher Mme Mitwisser de chanter et de parler en allemand, langue bannie de la maison par le professeur. En lui lisant Raison et sentiments, Rose réussit à l’apaiser et à lui donner le goût de la langue anglaise. C’est alors que James revient, chargé de cadeaux : tous l’accueillent chaleureusement, même le professeur que Rose entend rire pour la première fois – à l’exception de la mère qui dans sa fureur a découpé en petits bouts de papier le roman de Jane Austen.

    Rose dispose grâce à James d’une nouvelle machine à écrire et reçoit enfin son premier salaire. Anneliese sort plus souvent, Rose en profite pour suivre Mitwisser et l’observer à la bibliothèque. La famille ne manque à présent plus de rien, les enfants vont mieux, seule la mère – l’amère – sombre dans une sorte de folie qui l’éloigne de tous sauf de Rose. « James avait apporté la santé et la maladie dans la maison. »

    Le jour où un des garçons, en son absence, s’est emparé d’un des seuls biens de Rose, un exemplaire du « Bear Boy » hérité de son père, la valeur du livre est soudain révélée : cet original vaut très cher, même avec la couverture déchirée, il appartenait à James, qui l’a perdu en jouant aux dés avec le père de Rose. De son côté, Elsa Mitwisser, laissée seule, a découpé l’oreiller de James en petits morceaux. Rose est rappelée à l’ordre. Bizarrement, cet épisode les rapproche : Mme Mitwisser lui parle de son ancienne vie de grande bourgeoise et de physicienne.

    On découvre que James est, était le « Bear Boy » ! C’était lui, le petit garçon « dans un chapeau » que son père a pris pour modèle et qui a fait sa fortune. Le personnage a connu un succès fulgurant dans la littérature enfantine, mais le petit Jimmy s’est mis à étouffer sous l’emprise du héros qu’il était devenu malgré lui. Adulte, il a voyagé et cherché partout une autre identité que celle-là. Lorsqu’il a croisé cette famille juive en exil, il a su quoi faire de son argent, attiré aussi par la fille aînée, Anneliese, belle et hautaine.

    Sort des réfugiés juifs. Place des pères. Rôle des femmes. Un monde vacillant nous introduit pas à pas dans ces destinées complexes, tourmentées, où chaque personnage cherche son équilibre. L’argent de James les rassure, mais quel en sera le prix ? Cynthia Ozick, née à New York en 1928, réussit à donner à l’histoire de cette famille une véritable épaisseur, par les détails concrets de leur existence et à travers les confidences que leur arrachent les incidents de la vie, les balbutiements d’Elsa la clairvoyante, les envolées du professeur, les préoccupations du cousin Bertram. Il ne sera pas facile à Rose de décider elle-même de la route à prendre.

  • Air terre mer

    Vu la semaine dernière dans le Var. 

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    Le nouveau bassin du parc Braudel, un réaménagement longuement attendu à La Seyne sur Mer et très réussi. Une des allées du parc porte à présent le nom de Danielle Mitterand.

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    A Sanary, un rassemblement de pigeons dans le port – jaloux des pointus qui attirent irrésistiblement les photographes ?

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    Les anciennes embarcations qui contribuent à la beauté du lieu arboraient fièrement le drapeau de leur centenaire. Leurs jolis noms et leurs photos sur le site des Pointus de Sanary.

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    Partout sur la Côte varoise, des palmiers atteints par des papillons ravageurs et le charançon rouge. Sur certains, des dispositifs destinés à les sauver de la destruction.

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    Les arbres avaient ce jour-là fort à faire avec le mistral.

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    Pour le plaisir des yeux enfin, ces superbes acanthes – « Dans le langage des fleurs, acanthe signifie « Amour de l'art. Rien ne pourra nous séparer. » (Wikipedia) » – et un oiseau de paradis. 

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  • Lumineuse et sombre

    La Drôme provençale en mai ? D’abord le plaisir de retrouver une petite maison de charme que des mains amies embellissent d’année en année. Le temps un peu frais pour la saison mais propice aux balades – sans pluie. 

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    Rendez-vous lumineux : le jaune des genêts et des cytises, l’écume rougeoyante des jeunes feuilles sur les abricotiers, et partout des valérianes en fleurs, des iris, des roses. Inattendus, de fascinants orchis pourpres au détour des chemins.

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    Villages perchés, vieilles ruelles, plantes en pots. Apéros en terrasse, restos,  thés, glaces. Brocante, ateliers d’artisans, grand marché hebdomadaire.

    Drôme

    Et surtout le bonheur de marcher ensemble : s’imprégner du paysage, s’arrêter pour prendre une photo, boire un peu d’eau, identifier une plante, un arbre, s’éloigner, s’attendre, raconter, pique-niquer sur une crête à l’abri du vent.

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    Au village, rassurer de la voix des chats craintifs, flatter de la main les familiers qui ont l’air de n’attendre que vous – une boule de chaton roux ne se laissera pourtant pas approcher. Couper le vieux pain et les croûtes de fromage pour les oiseaux. Porter des feuilles de salade aux poules. Retrouver ses vingt ans dans un fou-rire inextinguible au hasard d’une question de Trivial Pursuit. Faire la vaisselle. Faire la sieste.

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    Puis le voile noir de l’angoisse : l’un d’entre nous fait une très mauvaise chute. Tout change avec une brutalité sans nom. La vie est soudain si fragile, le jour si sombre.

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    Maintenant que le corps et l’esprit, doucement, se réparent, cette semaine en Drôme retrouve peu à peu ses couleurs et sa saveur : le goût de l’amitié.