A la suite d’Herzog en Quarto, La planète de Mr. Sammler (1970) de Saul Bellow nous entraîne dans le sillage d’Artur Sammler, « un homme âgé de plus de soixante-dix ans qui disposait de tout son temps ». Il ne voit que d’un œil, mais en rentrant de la bibliothèque par le bus habituel, il surprend un pickpocket à l’œuvre, « un Noir impressionnant, dans un manteau en poil de chameau » et aux lunettes noires cerclées d’or.
Le vieil homme a eu son lot d’ennuis dans la vie, il sent le danger : le malfaiteur a surpris le regard du grand « Blanc âgé » et à New York, on ne devrait jamais se mêler des affaires des autres. Le Noir opère régulièrement sur cette ligne, Sammler l’a même signalé à la police qui n’a guère manifesté d’intérêt. Après avoir vécu en Pologne, en France, en Angleterre, Mr. Sammler vit modestement dans la chambre que lui a proposée Margotte, veuve depuis trois ans, la nièce allemande de sa femme morte en Pologne en 1940, dans un « vaste appartement de la 90e Rue Ouest ».
Peu à peu, les pièces du puzzle s’assemblent. Sammler est arrivé aux Etats-Unis en 1947, grâce à une parente, Angela, la fille du Dr. Gruner qui avait « un sens de la famille très vieille Europe » : elle avait vu son nom et celui de sa fille Shula sur une liste de réfugiés et les a fait sortir d’un camp de personnes déplacées à Salzbourg. « C’était l’une de ces filles riches, belles et passionnées qui constituent toujours une influente catégorie sociale et humaine. »
L’élégance et l’habileté du pickpocket fascinent le vieil homme, bien qu’il n’ait aucune admiration pour les criminels. Il aurait dû éviter ce bus, mais il a continué à le prendre. Il en a même parlé avec Margotte, si chaleureuse avec les gens, si maladroite avec les choses. « Et pour ce qui était de la pagaille, sa fille Shula n’avait rien à lui envier. » Shula s’habille bizarrement, porte une perruque, elle accumule les objets, pille les poubelles et, catholique ou juive selon les circonstances, elle se rend à toutes les conférences gratuites. Elle travaille pour le cousin Gruner qui l’a sauvée de son mari « aussi cinglé qu’elle », le beau et brillant Eisen « qui la tabassait ».
Son père a déménagé parce qu’il ne supportait plus l’immeuble où ils logeaient, ni ses fantaisies. Shula est obsédée par H.G. Wells, elle raconte partout que son père écrit sa biographie, sa « grande œuvre ». En fait, Mr. Sammler l’a un peu fréquenté en Angleterre et en 1939, avait emporté ses notes de leurs conversations en Pologne dans l’espoir d’écrire un jour à son sujet – « A ce moment-là, le pays avait explosé. »
Sa fille très attentionnée nettoie sa chambre chaque semaine, embauche des étudiants pour lui faire la lecture. C’est ainsi qu’il s’est laissé persuader de donner une conférence à Columbia, or il vient d’apprendre que son neveu, le Dr. Gruner, a été hospitalisé, il préférerait lui rendre visite. Devant un amphithéâtre bondé, il se sent « doublement étranger, polono-oxfordien », et quand il est interrompu au bout d’une demi-heure par un type qui le traite de « vieux con merdique et impuissant », sans que personne ne le fasse taire, il s’en va, bientôt réconforté par le spectacle de la rue : « Quand il sortait, la vie n’était pas vide. »
Dans le bus, par malchance, il se retrouve tout près du voleur qui a coincé quelqu’un et l’aperçoit aussitôt. Mr. Sammler se sent mal, une attaque de tachycardie, et descend. Mais dans le hall de son immeuble, le Noir surgit derrière lui, le plaque contre un mur et, sans dire un mot, déboutonne son pantalon pour s’exhiber, l’oblige à regarder « son outil » puis se rajuste et s’en va. Bouleversé, Sammler remonte chez lui et se couche. Plus tard, il apercevra une note de sa fille qui a déposé pour lui un carnet vert, « le texte des conférences sur la lune du docteur V. Govinda Lal ». Sans savoir encore qu’elle l’a volé.
L’homme qui a eu la vie sauve en grattant la terre jetée sur lui dans une fosse, qu’un coup de crosse a éborgné, qui s’est caché nu dans la forêt avant d’être secouru et caché dans une tombe, s’efforce encore d’affronter « les désarrois de l’âme » et tâche malgré tout de comprendre. Comment éviter des ennuis à Shula après la plainte pour vol de manuscrit ? Comment préserver son neveu mal en point des folies de ses propres enfants ? « Une famille, un cercle d’amis, une équipe d’êtres vivants font que les choses fonctionnent, puis la mort se manifeste et personne n’est prêt à la reconnaître. »
A travers le quotidien d’un survivant de la Shoah à New York dans les années soixante, plein de péripéties inattendues, et des réflexions sur les hypothèses de vie future dans l’espace, La planète de Mr. Sammler, raconte et interroge la vie sur terre, et notre humanité. « Le coup de génie, c’est l’intervention de Sammler lui-même, car son « éducation européenne » – entendons par là l’histoire de sa souffrance prise dans la souffrance de l’histoire, avec son œil crevé par les nazis – le légitime comme témoin de la folie ambiante. » (Philip Roth, Relectures)