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Littérature - Page 8

  • Ilaria, huit ans

    Gabriella Zalapì a intitulé son roman Ilaria d’après le prénom de sa narratrice, une fillette de huit ans, et ajouté « ou la conquête de la désobéissance ». Ce récit d’enfant à la première personne rejoint un souvenir de lecture marquant, avec une héroïne un peu plus âgée, Ellen Foster de Kaye Gibbons. Il a reçu le prix Femina des Lycéens en 2024.

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    © Alice Frey, Fillette et chien

    En mai 1980, Ilaria attend sa sœur Ana pour rentrer de l’école à la maison ; elle aime se suspendre à la barre en position « cochon pendu », elle admire Nadia Comaneci (La petite communiste qui ne souriait jamais). Mais « la voix de Papa » la surprend : « Le programme a changé. » Une fois par mois, depuis la séparation de ses parents et l’installation de son père à Turin, ils se retrouvent à quatre au restaurant Chez Léon. Sa mère et sa sœur les rejoindront sur place.

    Mais au lieu d’y aller, voilà que son père arrête la voiture près d’une cabine téléphonique où elle l’entend parler fort. Puis il lui annonce que sa mère « a changé d’idée » et qu’ils vont passer le week-end ensemble, Ilaria et lui. Tunnel du Mont-Blanc, passage de la frontière : il l’emmène à Turin. En découvrant sa chambre, elle reconnaît des draps aux motifs de tournesols qu’ils avaient à Florence – « Deux ans et pourtant j’ai l’impression que cela fait des siècles que Maman, Ana et moi avons emménagé en Suisse. » Elles habitent Genève.

    A Turin, dans un magasin de jouets, il lui laisse se choisir un nounours – il s’appellera « Birillo » – et une poupée pour sa sœur. « A huit ans, je suis une enfant taciturne, docile, plutôt maigrichonne. » La fillette ne se plaint pas quand son père la laisse seule à l’appartement, il a toujours des coups de fil à donner au bar, il n’a pas d’emploi.

    Puis ils reprennent la route, il continue à s’arrêter aux cabines téléphoniques ou bien à la poste, d’où il envoie des télégrammes à la maman d’Ilaria, rassurants (« la petite va bien ») et plaintifs (« je désire entendre ta voix »). Il voudrait que leur vie recommence comme avant. Dans les bars, il lui faut un whisky (son « médicament ») et des cigarettes. La fillette ne sait pas où ils vont. Dans les petits hôtels où ils passent la nuit, elle déteste les soirées au comptoir où son père a toujours des tas d’histoires à raconter et les chambres impersonnelles et froides.

    Très vite elle remarque ses mensonges, les professions qu’il s’invente. Il veille à sa propre élégance et, ne sachant quoi lui acheter, la confie à une vendeuse dans un grand magasin : « Ilaria a besoin de tout, y compris d’un costume de bain. » Quand ils entendent à la radio l’annonce d’un attentat en gare de Bologne, son père décide d’éviter les grands axes, les barrages de police – « Ta mère nous cherche. […] Tu ne veux pas que j’aille en prison ? » Il l’emmène au bord de la mer Adriatique – « dix jours de vacances ».

    « On rentre quand ? » Son père esquive la question, critique la mère qui a changé, qui s’est enfuie en Suisse avec ses filles sans un mot. Ilaria se souvient de leurs disputes, des cris, et ose lui répondre : « A moi, Maman me manque beaucoup. » Arrêts dans les Autogrills, puis à nouveau sur la route. « Plus nous nous éloignons de Genève, plus j’ai le sentiment d’avancer les yeux fermés dans un couloir. »

    Dans un bar de Trieste, un homme a montré sa montre au père, il avait oublié la sienne dans un train. Aux objets trouvés de la gare, il a eu l’embarras du choix, sans difficulté. Le père n’hésite pas à faire de même, donnant un faux nom ; il s’arrête dans les gares, embobine les employés, choisit des objets perdus qu’il pourra revendre facilement. Ils dorment désormais dans des hôtels trois étoiles, Ilaria commence une collection de savonnettes.

    Plus le temps passe, plus la fillette plonge dans ses souvenirs avec sa mère, avec sa sœur. Elle aurait tant voulu passer Noël avec elles ! Mais son père n’a aucune intention de la ramener à Genève et la confie tantôt à l’un, tantôt à l’autre, la met dans un pensionnat, puis la conduit chez sa grand-mère, en Sicile. Un jour Ilaria, bien qu’elle craigne les colères de « Papa », osera lui tenir tête, un jour cette fuite prendra fin.

    Le roman de Gabriella Zalapì réussit à tenir le point de vue d’Ilaria tout du long, dans une succession de fragments et de blancs : « Souvent, j’utilise des blancs, et c'est vraiment une façon de laisser une place physique à une respiration, à l'autre, au silence. » (Geneviève Simon, LLB) La fillette observe, entend, souffre, apprend : « l’enfance, prise dans l’impuissance face aux adultes et à leurs passions délirantes, possède pourtant une puissance de vie incommensurable » (Gabrielle Napoli, EaN).

  • La mesure

    carlo ossola,les vertus communes,essai,littérature italienne,vie en société,vertus,culture,mesureIX. « Au temps du « sublime » et de l’héroïsme, on aurait parlé de « vertu médiane » ; et ce terme ancien nous offre justement une interprétation opportune à ce stade de notre parcours ; les vertus communes, et la « mesure » au premier chef, ne « prennent » pas facilement ni ne s’épanouissent dans les caractères tragiques, dans les tempéraments orageux, dans cette forêt romantique et détraquée qui peuple un si grand nombre de romans modernes ; ce sont des vertus qui s’accordent avec la basse continue. Nous ne les remarquons pas ni ne les apprécions : « Avouons-le à notre honte, la vertu mesurée ne nous passionne guère. Nous voulons des excès ; et les excès sont des vices. » (Antoine Houdar de La Motte, Discours sur la tragédie à l’occasion de « Romulus », 1754)

    Carlo Ossola, Les vertus communes

     

  • L'urbanité

    VIII. « En raison d’une grève du métro, je suis en retard à un rendez-vous avec le Prix Nobel de physique Pierre-Gilles de Gennes ; je frappe à la porte de son bureau, entre et m’excuse, essoufflé. « Vous n’avez pas à vous excuser ; c’est plutôt moi qui dois vous remercier de n’avoir pas interrompu le fil d’une démonstration. Asseyez-vous donc » (urbanitas : modération et retenue…). »

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    “Cyrano de Bergerac” d’Edmond Rostand par Denis Podalydès pour la Comédie-Française, 2017 (source).

    Le chapitre de l’urbanité s’ouvre sur cette anecdote avant de présenter la « vertu de l’adoucissement ». La scène illustre parfaitement l’étymologie de cette vertu – « qualité de ce qui est de la ville ; urbanité, bon ton, politesse de mœurs ; langage spirituel, esprit » (TLF) –  qu’on voudrait pratiquée par davantage de citadins.

    Carlo Ossola y fait allusion en terminant le chapitre VIII par le rappel d’une réplique bien connue et pleine d’esprit. « Et pourtant, sans urbanité, comment pourrions-nous supporter l’arrogante insolence qui nous assaille de toutes parts ? Le journaliste Nicolas Domenach raconte que Jacques Chirac, insulté à Bormes-les-Mimosas par un contestateur qui l’avait traité de « connard », avait souri en lui répliquant, à l’instar de Cyrano* d’Edmond Rostand : « Enchanté, moi c’est Chirac ! »… »

    Carlo Ossola, Les vertus communes

    *La référence en note de bas de page m’a permis de facilement retrouver la source, dans l’Acte I, scène 4 de Cyrano de Bergerac :

    Le vicomte.

    Maraud, faquin, butor de pied plat ridicule !

    Cyrano, ôtant son chapeau et saluant comme si le vicomte venait de se présenter.

    Ah ?… Et moi, Cyrano-Savinien-Hercule
    De Bergerac.

    (Rires.)

  • La prévenance

    Ossola Les vertus communes.jpgVII. « La prévenance*, enfin, est aussi rapide dans sa sollicitude que douce dans sa retenue, elle incarne parfaitement le bel adage d’Erasme, « Sedens columba » : « Suidas le recense comme proverbe et indique que l’on avait coutume de dire cela des personnes extrêmement douces et simples. En effet, lorsque les colombes s’envolent, elles dépassent tous les autres oiseaux par la vitesse de leur vol ; mais, une fois posées, il n’y a rien de plus doux et de plus simple. » Nihil mitius aut simplicius. »

    Carlo Ossola, Les vertus communes

    * [TLF : Disposition de celui qui va au-devant des besoins, des désirs d’autrui.]

  • La gratitude

    VI. « Bref, la gratitude est bel et bien une sorte de conversion : elle consiste à admettre que, ce que l’on a obtenu, on ne le doit pas tant à ses propres mérites qu’à la bienveillance d’autrui ; nous avons du mal à le reconnaître, par orgueil. »

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    © Angelina Drumaux, Bouquet de roses

    Gratitude ou reconnaissance ? Le TLF définit la gratitude comme un « lien de reconnaissance envers quelqu’un dont on est l’obligé à l’occasion d’un bienfait reçu ou d’un service rendu » et comme un « sentiment de reconnaissance et d’affection envers quelqu’un ». Et la reconnaissance ? Le « fait de reconnaître un bienfait reçu, un service rendu, une obligation morale » ou le « sentiment qui incline à se souvenir d’un bienfait reçu et à le récompenser. »

    Voici ce qu’écrit Carlo Ossola dans Les vertus communes : « La reconnaissance implique qu’on « reconnaisse sa dette » ; si l’on éprouve de la gratitude, on admet que « l’on doit quelque chose », pour se donner une impression d’« équité ». Les deux vont de pair : la gratitude sans reconnaissance est une fausse monnaie, mais la reconnaissance sans gratitude est une émotion abstraite, vide de sens, jusqu’à ce qu’on rencontre la personne que l’on doit remercier de la manière la plus franche qui se manifeste à notre esprit. »

    Serait-ce que la gratitude se ressent et s’exprime dans le remerciement, alors que nous éprouvons de la reconnaissance sans forcément le dire ? Il me semble que c’est la nuance apportée par le Larousse des synonymes selon lequel la gratitude « implique des actions par lesquelles on s’acquitte d’obligations contractées » alors que la reconnaissance « ne se dit proprement que du souvenir des bienfaits, accompagné de la conscience qu’on doit quelque chose en retour ». Qu’en pensez-vous ?