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Littérature - Page 11

  • Pitié

    Alexievitch Babel.jpg« En Russie, depuis la nuit des temps, on a toujours aimé les forçats, ce sont des pécheurs, mais aussi des malheureux qui souffrent. Ils ont besoin d’encouragement et de réconfort. Il y a toute une culture de la pitié que l’on conserve précieusement, surtout dans les campagnes et les petites villes. Ce sont des femmes simples qui vivent là, elles n’ont pas internet, mais elles se servent de la poste. A l’ancienne. Les hommes boivent et se bagarrent, et elles, elles passent leurs soirées à s’écrire des lettres. Dans ces enveloppes, il y a l’histoire un peu naïve de leurs vies et toutes sortes de petits riens – des patrons de vêtements, des recettes de cuisine, et à la fin, on trouve obligatoirement des adresses de détenus. L’une a un frère en prison, et il a donné les coordonnées de ses camarades. Pour d’autres, c’est un voisin ou un camarade de classe. […]
    Quand on écoute les gens, dans les campagnes, la moitié des hommes ont déjà fait de la prison ou sont en train d’en faire. Et nous, nous sommes des chrétiens, nous devons aider les malheureux. »

    Extraits du récit de la réalisatrice Irina Vassilieva in
    Svetlana Alexievitch, La Fin de l’homme rouge ou Le Temps du désenchantement

  • Fascination du vide

    Passé la trêve des confiseurs, les réunions de nouvel an, avant de le rendre à la bibliothèque, j’ai poursuivi la lecture de La Fin de l’homme rouge ou Le Temps du désenchantement (2013, traduit du russe par Sophie Benech) de Svetlana Alexievitch. La seconde partie, La fascination du vide, rapporte « Dix histoires au milieu de nulle part », durant la décennie suivante : 2002-2012.

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    Vue de Moscou en 2004 : sur la rive gauche de la Moskova,
    Immeuble d'habitation de la berge Kotelnitcheskaïa

    Des années 1990, « les années Eltsine », elle entend dire que c’était une époque heureuse... ou des années désastreuses. Des années 2000, « les années Poutine », qu’elles ont été « grasses… grises… brutales… tchékistes… brillantes… stables… souveraines… orthodoxes… » Loin du rêve d’un « paradis démocratique » après la fin de l'URSS, de nombreux Russes se sont retrouvés « dans un endroit où c’était encore pire qu’avant ».

    Roméo et Juliette s’appelaient Margarita et Abulfaz, dans le récit d’une réfugiée arménienne de 41 ans, née en Azerbaïdjan, à Bakou, au bord de la mer, où « les Azerbaïdjanais, les Russes, les Arméniens, les Ukrainiens, les Tatars… » vivaient ensemble, tous soviétiques, tous parlant russe. A dix-huit ans, au printemps, un grand et beau garçon lui fait la cour – le grand amour qu’elle attendait : Abulfaz, qui est musulman.

    A trente kilomètres de Bakou a lieu en 1988 le pogrom de Soumgaït contre les Arméniens. On rapporte des scènes horribles, là-bas, puis à Bakou même. Quand Margarita, enceinte, se préparera à accoucher, personne ne voudra la prendre en taxi, ni l’accueillir à la maternité. Elle accouchera chez une vieille sage-femme russe dans les faubourgs. Dès qu’elle le peut, sa famille se réfugie à Moscou, avec de faux papiers. Abulfaz ne pourra les rejoindre que sept ans plus tard.

    Devenus des « individus de nationalité caucasienne », ils ne trouvent pas d’appartement à louer – les annonces précisent « pour famille slave », pour « Russes orthodoxes »« Tous les Arméniens de Bakou sont partis en Amérique », sa mère, son père… A l’ambassade des Etats-Unis, on n’a pas voulu croire à l’histoire de Margarita, « trop belle et trop horrible ».

    Les récits se succèdent sur les changements « après le communisme ». Fini le temps où « tout le monde vivait de la même façon ». A la mort de la grand-mère, des inconnus se présentent pour les aider à organiser l’enterrement – leur grande générosité deviendra chantage : ils sont chassés de chez eux, c’est le début d’une errance terrible d’un endroit à l’autre, de conditions de vie impossibles.

    Alissa, 35 ans, raconte dans le train pour Pétersbourg comment elle a fait carrière, se méfiant des hommes qui « considèrent les femmes comme des proies, des trophées de guerre, des victimes ». Ses parents enseignants l’emmenaient à Sotchi en été, lisaient, allaient au théâtre – des « romantiques », juge-t-elle. Elle a gagné Moscou en stop, décidée à réussir dans le nouveau monde de l’argent, même sans amour. « La solitude, c’est un choix. Je veux avancer. Je suis une chasseresse, pas une proie soumise. C’est moi qui choisis. La solitude ressemble beaucoup au bonheur. »

    Une étudiante blessée lors d’un attentat terroriste dans le métro de Moscou témoigne à contrecœur, parce que sa mère insiste. Son regard sur les gens a changé, elle ne se sent plus « aucun lien avec eux ». (Il y a eu des attentats terroristes dans la capitale russe en 2000, 2001, 2002, 2003, 2004, 2006, 2010, 2011, note Svetlana Alexievitch.) Les « frères pour l’éternité » de l’époque soviétique sont devenus cruels avec les « étrangers », la violence des « crânes rasés » diffuse tant de « la haine dans l’air » !

    A Moscou en 2004, nous avons regardé les immeubles staliniens sans imaginer qu’en dessous des « nouveaux Russes » enrichis, des Tadjiks et des Ouzbeks vivaient au sous-sol, « dix-sept à vingt personnes par pièce ». Quand l’autrice les rencontre avec un ami journaliste, ils disent leur satisfaction de trouver beaucoup de travail dans la capitale, mais aussi leur peur constante des agressions dans la rue.

    Témoignages du monde des prisons, des lendemains de manifestation…  La Fin de l’homme rouge ou Le Temps du désenchantement de Svetlana Alexievitch, livre lourd de désillusions terribles, se termine avec les « Commentaires d’une femme ordinaire » de soixante ans, fataliste : « Nous, on continue à vivre comme on a toujours vécu. Sous le socialisme, sous le capitalisme… » Pour elle, il faut tenir le coup jusqu’au printemps, jusqu’à la floraison de son lilas.

    S’il fallait un seul mot pour résumer ce « roman des voix », comme l’appelle Svetlana Alexievitch dans un entretien, je choisirais « Souffrances », le titre d’un film évoqué lors d’une rencontre avec sa réalisatrice, Irina Vassilieva. Le Monde, en 2013, parlait de « tombeau littéraire de l’URSS ».

  • Pierre après pierre

    Calvino VO Einaudi.jpg« Marco Polo décrit un pont, pierre après pierre.
    – Mais quelle est la pierre qui soutient le pont ? demande Kublai Khan.
    – Le pont n’est pas soutenu par telle ou telle pierre, répond Marco, mais par la ligne de l’arc qu’elles forment.
    Kublai Khan garde le silence, il réfléchit. Puis il ajoute :
    – Pourquoi est-ce que tu me parles des pierres ? Seul l’arc compte pour moi.
    Polo répond :
    – Sans pierres, il n’y a pas d’arc. »

    Italo Calvino, Les villes invisibles
    (Fin de la série V)

    Couverture originale (1972)

  • Villes invisibles

    Les villes invisibles (1972) d’Italo Calvino sont à présent disponibles en français dans une nouvelle traduction (2019) par Martin Rueff. Celui-ci, auteur de la préface du Métier d’écrire et aussi un de ses deux traducteurs, indique dans une note initiale que « Calvino soutient hautement son parti : Les villes invisibles sont des poèmes en prose. »

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    Voici comment Calvino ouvre ce dialogue imaginaire entre Marco Polo et Kublai Khan : « Il n’est pas dit que Kublai Khan accorde tout son crédit à Marco Polo quand ce dernier lui décrit les villes qu’il a visitées au cours de ses missions et de ses ambassades, mais il est certain que l’empereur des Tartares continue à écouter le jeune Vénitien avec plus de curiosité et d’attention qu’aucun de ses émissaires ou explorateurs. » (Suite de ce texte liminaire ici.)

    Dès le premier texte, le merveilleux apparaît dans la description de « Diomira », ville « aux soixante coupoles d’argent, aux statues de bronze de tous les dieux, aux rues pavées d’étain, au théâtre de cristal, au coq d’or qui chante chaque matin du haut d’une tour » (Les villes et la mémoire, 1). Le deuxième confirme que les villes présentées sont presque toutes nommées d’après des prénoms féminins : « L’homme qui chevauche longuement par des terres sauvages, le désir d’une ville le prend. Il finit par arriver à Isidora, … »

    L’invisibilité des villes ouvre tant au merveilleux qu’au rêve. « Isidora est donc la ville de ses rêves : à une différence près. La ville rêvée le contenait lui encore jeune ; il arrive à Isidora déjà vieux. » (Les villes et la mémoire, 2) Même les thèmes indiqués en tête de ces séquences de deux ou trois pages ont de quoi troubler – « Les villes et le désir », « Les villes et les signes », « Les villes élancées » etc. On peut y voir des interférences. « La mémoire est redondante : elle répète les signes pour que la ville se mette à exister. » (Les villes et les signes, 2)

    Chacune des neuf parties du livre commence et se termine par un texte en italiques, sorte de commentaire sur les attentes de Kublai Khan et la manière dont « le Vénitien » y répond. Sans tout comprendre – la poésie n’est pas affaire de compréhension, il est vrai –,  j’ai lu Les villes invisibles comme une traversée sans boussole de l’espace et du temps. « En somme, il était indifférent entre eux que les questions et les solutions fussent énoncées à voix haute ou que chacun des deux continuât à les remâcher silencieusement. De fait, ils restaient muets, les yeux mi-clos, étendus sur des coussins, se balançant dans des hamacs, fumant de longues pipes d’ambre. » (Texte d’ouverture de la deuxième partie)

    Plus loin, lorsque Marco Polo précise que « du nombre des villes imaginables, il faut exclure celles dont les éléments s’ajoutent sans un fil qui les tienne ensemble, sans une règle interne, une perspective, un discours », on se souvient qu’Italo Calvino s’intéressait à l’Oulipo. Rappelez-vous ce passage de Si par une nuit d’hiver un voyageur : « On le sait : c’est un auteur qui change beaucoup d’un livre à l’autre. Et c’est justement à cela qu’on le reconnaît. Mais il semble que ce livre-ci n’ait rien à voir avec tous les autres, pour autant que tu te souviennes. Tu es déçu ? »

    Dans Les villes invisibles, je suis parfois restée à distance des villes décrites, mais jamais des commentaires en italiques, éclairant les enjeux du dialogue entre Marco Polo et l’empereur de Chine. Ils m’ont aidée à aller de l’avant, à poursuivre, à me laisser aller au texte sans plus me poser trop de questions. Villes vues de loin, dans l’ensemble, avec leurs édifices, leurs habitants, leurs jardins, villes sur pilotis ou pleines d’escaliers, villes hors du temps où nous reconnaissons des éléments modernes, elles sont toutes « inventées » comme l’écrit Calvino pour présenter une réédition des Villes invisibles en 1993.

    Dans ce texte (repris à la fin du Folio), il explique l’écriture du  livre « pièce par pièce » et son organisation en « 11 séries de 5 textes ». Très éclairante a été pour moi l’analyse de Delphine Gachet sous le titre « Repenser l’utopie citadine : Les Villes invisibles de Calvino ». Elle y rappelle qu’en 1972, l’écrivain italien vivait à Paris et a rejoint l’Oulipo comme « membre étranger ». Il s’intéressait aux « séries de Fourier ». Calvino a opté ici pour une structure qu’un schéma inattendu fait apparaître clairement (§ 17). Dans les Cahiers d’études romanes, Perle Abbrugiati propose une autre approche intéressante : « Visions de l’Ailleurs dans Les villes invisibles d’Italo Calvino ». Ces articles donnent des clés pour mieux aborder cette œuvre si mystérieuse.

  • A Karaganda

    svetlana alexievitch,la fin de l'homme rouge,le temps du désenchantement,littérature russe,urss,témoignages,histoire,communisme,culture« C’est quoi, Karaganda ? Une steppe vide et nue sur des centaines de kilomètres, tout est brûlé en été. Sous Staline, on avait construit des dizaines de camps dans cette steppe : le Steplag, le Karlag, Aljir… Le Pestchanlag… On y avait amené des centaines de milliers de zeks. D’esclaves soviétiques. Quand Staline est mort, on a détruit les baraques, on a enlevé les barbelés, et c’est devenu une ville. La ville de Karaganda… Voilà où j’allais… »
    […]
    « Tout ce que nous avons traversé… Et nous ne pouvons raconter cela à personne. Juste en parler entre nous.
    Quand nous sommes arrivés à Karaganda, quelqu’un a dit pour plaisanter : « Tout le monde dehors ! Avec ses affaires ! »* Certains riaient, d’autres pleuraient… Dans la gare… Les premiers mots que j’ai entendus, c’étaient « Traînée… Pétasse… Enculés »… La langue familière des camps. Les mots me sont revenus tout de suite. D’un seul coup, j’ai été prise de frissons. Je n’arrivais pas à maîtriser ces tremblements intérieurs. Quelque chose a grelotté en moi pendant tout le temps que j’ai passé là-bas. Je n’ai pas reconnu la ville, bien sûr, mais juste après les derniers immeubles commençait un paysage familier. J’ai tout retrouvé… C’était la même stipa desséchée, la même poussière blanche… Et un aigle, très haut dans le ciel… Les villages avaient des noms familiers… Volny, Sangorodok… C’étaient tous des anciens camps. Je croyais que j’avais oublié, mais je me souvenais de tout. Dans l’autobus, un vieillard s’est assis à côté de moi, il a compris que je n’étais pas du coin. « Vous cherchez qui ? – Euh… Il y avait bien un camp, ici ? – Vous parlez des baraques ? On a détruit les dernières il y a deux ans. Avec les briques, les gens se sont construit des remises, des saunas. Les terrains ont été vendus pour y construire des datchas. On se sert des barbelés pour délimiter les potagers. »

    Svetlana Alexievitch, La Fin de l’homme rouge ou Le Temps du désenchantement

    Formule consacrée pour faire sortir les détenus. Pour un Russe, elle évoque immédiatement les camps. (Note en bas de page)

    Svetlana Alexievitch, 75 ans, dans son appartement de Berlin. Photo Paula Winkler / Ostkreuz
    Source : Die Zeit / Courrier international (Rencontre, 24.01.2024)