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Littérature - Page 51

  • Récits de Gospodinov

    Il y a des années que j’ai lu pour la première fois le nom de Guéorgui Gospodinov, sur le blog De Bloomsbury en passant par Court green... L’alphabet des femmes (I drougui istorii, Et d’autres histoires) rassemble une vingtaine de récits, traduits du bulgare par Marie Vrinat. Cette année, Gospodinov a remporté l’International Booker Prize pour Le Pays du Passé (Time Shelter). C’est l’écrivain bulgare le plus traduit en français.

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    Георги Господинов, И други истории

    Le recueil s’ouvre sur la nouvelle éponyme : à la suite du coup de téléphone pressant d’un ancien ami qu’il n’a plus vu depuis vingt ans, un écrivain, en panne d’inspiration, accepte de le recevoir immédiatement « pour une heure, pas plus ». Wilhelm, qu’on appelait « Double V » à l’école, a besoin de son aide. En fait, l’écrivain est un excellent raconteur d’histoires et W. en a une à lui proposer, lui qui, toute sa vie, n’a eu « qu’une passion : les lettres et les femmes ».

    D’après lui, ce sont les sablés que sa mère préparait pour Pâques, chacun en forme de lettre, qui seraient à l’origine de cette obsession, ainsi que son premier amour, à treize ans, pour une certaine Anna, la prof de biologie – « l’aleph » de son alphabet de séducteur. A présent, le voilà bloqué à la lettre « W », c’est pourquoi il a besoin de l’aide de l’écrivain. Je ne vous dirai pas comment.

    Les histoires de Gospodinov sont drôles : des rencontres, des faits de la vie ordinaire qui prennent une tournure inattendue. La surdité est le thème de La huitième nuit, l’histoire d’un homme dont l’arrière-grand-père était devenu sourd et muet une nuit où il s’était endormi en faisant paître ses moutons. Quand l’homme eut l’impression de devenir sourd à son tour, il s’est rappelé qu’enfant, il avait pensé qu’entre la cécité et la surdité – s’il fallait choisir – il opterait pour la seconde. Et le voilà confronté à la réalité.

    S’ensuit, lors d’une huitième conférence nocturne, l’histoire de sa maladie, du diagnostic, des divers remèdes testés, de la vie qui change quand le téléphone et la radio « deviennent hors d’usage » et que la seule consolation réside dans ce que l’œil observe : « ce que l’on voit sur les lèvres, les mimiques, les gestes » et que « l’œil devient l’oreille véritable »« Un œil-oreille, orœil ou œille. » On aura droit à la « Liste des choses qui doivent être entendues » et même au chat qu’il regarde dresser l’oreille au moindre bruit – « Il aimait dire que le chat était son chien. »

    Gospodinov sait raconter des histoires, des histoires d’histoires racontées – formidable Histoire d’une histoire – ou des histoires de noms, de rêves ou de cauchemars. Vous pouvez vous en faire une idée en lisant la plus courte, « Une mouche dans les pissotières », reprise ici et suivie de la table des matières, assez indicative des sujets abordés.

    L’humour n’est pas son seul talent. Cet observateur de la vie quotidienne écrit aussi des récits très émouvants, notamment sur des vieilles gens – « Il ne reste plus une âme », « Offrande tardive », par exemple. Ici et là, c’est la vie vécue ou subie en Bulgarie qui est rendue, comme dans une histoire de voisins burlesque – « Les caleçons blancs de l’histoire ». Nous sommes tous pris entre le passé et le futur, mais quel terrible don est celui de Vaïcha (Vaïcha l’aveugle), une belle femme aux yeux vairons : « Avec l’œil gauche, elle ne pouvait voir qu’en arrière, dans le passé, avec le droit – uniquement ce qui devait avoir lieu dans l’avenir. »

    Pour en savoir plus sur la littérature bulgare et sur Gospodinov, également poète, je vous recommande le site http://litbg.eu/ animé par Marie Vrinat-Nikolov, professeur des universités en langue et littérature bulgares à Paris et traductrice littéraire du bulgare vers le français, sa langue maternelle. Amateurs de bonnes histoires, de nouvelles, de livres courts, ou de littérature tout court, laissez-vous tenter par L’alphabet des femmes.

  • Nikita

    Tolstoï Maitre_et_Serviteur GF.jpg« Vassili Andréitch avait bien chaud dans ses deux pelisses, surtout depuis qu’il s’était battu avec la congère ; mais il eut froid dans le dos quand il comprit qu’il fallait réellement passer la nuit là où ils étaient. Pour se calmer, il s’assit dans le traîneau et tira de sa poche cigarettes et allumettes.
    Nikita pendant ce temps dételait le cheval. Il défit la sous-ventrière, la dossière, les guides, les mancelles, enleva la douga, et, sans cesser de parler au cheval, s’efforçait de le réconforter.
    –  Allez, sors de là, sors, – disait-il en le tirant hors des timons. – Voilà, on va t’attacher là. Je vais te donner de la paille et te retirer ta bride, – dit-il en faisant ce qu’il disait. – Tu vas manger, ça ira bien mieux après.
    Mais Bai-Brun, visiblement, n’était pas apaisé par les discours de Nikita et restait inquiet ; il dansait d’un pied sur l’autre, se pressait contre le traîneau, tournait le dos au vent et se frottait la tête aux manches de Nikita.
    Comme si son unique souci eût été de ne pas offenser Nikita en refusant la paille qu’il lui fourrait sous le nez, Bai-Brun en attrapa brusquement un peu dans le traîneau, mais décida que ce n’était pas le moment, la jeta au vent qui l’éparpilla aussitôt et la saupoudra de neige. »

    Tolstoï, Maître et serviteur

  • Tolstoï, 3 récits

    La présentation de Maître et serviteur de Tolstoï (1828-1904) sur A sauts et à gambades m’a fait chercher ce récit jamais lu. Dans le poche GF trouvé à la bibliothèque, cette nouvelle donne son titre à un recueil de cinq « Nouvelles et récits » de 1886 à 1904, les dernières années de sa vie (plusieurs traducteurs).

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    Faut-il beaucoup de terre à un homme ? (1886), le premier récit et le plus court, débute comme un conte : « Il y avait une fois deux sœurs, dont l’aînée était mariée à un marchand de la ville, et la cadette à un paysan de la campagne. » Lors d’une visite de la citadine à la campagnarde, elles comparent les avantages de leur situation, chacune tenant à défendre la sienne. Pacôme, le mari de la cadette, en convient : « Notre seul ennui, c’est que nous n’avons pas assez de terre. Ah ! si j’en avais assez, le diable lui-même ne me ferait pas peur ! »

    Le diable a tout entendu « de derrière le poêle ». Et voici l’histoire de Pacôme, excédé par les amendes de la châtelaine voisine pour le passage d’un cheval, d’une vache ou d’un veau dans ses prés. Quand il apprend qu’elle va vendre son domaine, lot par lot, il décide de tout faire pour acquérir « une dizaine de déciatines » et devient ainsi « un véritable propriétaire terrien ». Le voilà pris par le désir de posséder encore plus de terre et, comme l’herbe est toujours plus verte ailleurs, prêt à partir dans un nouveau pays pour améliorer encore son existence. Il s’enrichit, mais dès qu’on lui parle d’une bonne terre fertile, le démon s’empare de lui – on se doute que cela finira mal.

    Michel Cadot, dans l’introduction du recueil, signale cette note de Tolstoï en 1854 (à ses débuts, quand il écrit Enfance et Adolescence) : « Ecrire de petits récits utiles. » Comme si l’utilité morale lui importait plus que la perfection littéraire. Quand l’écrivain s’est rendu en 1871 dans un village bachkir de la province de Samara pour une cure de koumys, il a été frappé par un mode de vie qui lui rappelait la vie des Scythes racontée par Hérodote. C’est dans ses Histoires (il étudiait le grec) qu’il a trouvé l’idée de ce conte.

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    Le Père Serge commence par « l’étonnement général » à Pétersbourg, vers 1840, quand le séduisant prince Stépane Kassatski, futur aide de camp de Nicolas Ier, rompt avec sa fiancée, une demoiselle d’honneur de l’impératrice, un mois avant le mariage, et se rend « dans un monastère avec l’intention de devenir moine ».

    A douze ans, après la mort de son père, le garçon a montré au corps des cadets « de brillantes capacités » mais aussi « un amour-propre considérable ». Premier en sciences, « il aurait été un cadet exemplaire, s’il n’avait été irascible. » Il sera néanmoins promu à dix-huit ans au régiment aristocratique de la Garde. Il donne alors la moitié de ses biens à sa sœur.

    Intérieurement, une ambition effrénée le dévore : Kassatski veut atteindre la perfection en tout, « une perfection qui ferait naître les éloges et l’étonnement de tous ». Sciences, français, échecs, chaque fois qu’un objectif est atteint, il s’en fixe un autre. Le choix de la comtesse Korotkova comme épouse lui paraît idéal pour faire partie de la haute société et il s’éprend vite de cette femme très attirante. Avant leur mariage, celle-ci lui dit ce qu’il apprendrait un jour de toute façon : elle a été la maîtresse de l’empereur.

    Voilà pourquoi Kassatski entre au monastère. Là aussi, il veut devenir un moine exemplaire « par les prières, l’obéissance et le travail ». Le Père Serge raconte l’histoire d’un personnage inspiré d’un saint orthodoxe qui s’était brûlé une main pour échapper à une courtisane, histoire nourrie « des expériences et des fantasmes de Tolstoï » (Michel Jadot). Le moine devenu ermite ne cessera de lutter contre les tentations, en particulier celle de la gloire et celle de la luxure. Tolstoï a longtemps retravaillé cette nouvelle sans la publier de son vivant.

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    Хозяин и работник

    Dans Maître et serviteur, le récit de la folle course dans une tempête de neige d’un marchand pressé d’être le premier à conclure l’achat du bois d’un propriétaire voisin est à nouveau une critique de l’avidité. Ici, celle d’un riche marchand, Vassili Andréitch Brekhounov, qui, sur l’insistance de sa femme, emmène avec lui son valet Nikita, un honnête paysan dans la cinquantaine, sobre ce soir-là, et qui parle à son cheval « absolument comme on parle à des créatures comprenant la parole ».

    Les caractères des deux hommes et leur relation sont superbement campés dès le récit du départ. Ensuite, les éléments se déchaînent : un vent fort, des tourbillons de neige effacent les repères familiers. Egarés, au lieu d’une forêt, ils trouvent un village où on leur propose de passer la nuit, mais obsédé par l’affaire à ne pas manquer, après une pause pour se réchauffer, le marchand décide de repartir. Le cœur battant du récit arrive quand le traîneau chavire et qu’ils se retrouvent bloqués : les deux hommes se révèlent alors, face à la mort qui les menace. « Un petit joyau », comme l’écrit Dominique.

  • Fugue

    2.
    louise glück,averno,recueil,poésie,littérature anglaise,etats-unis,perséphone,vie,mort,âme,enfance,culture,prix nobel de littératurePuis, mon âme apparut.
    Qui es-tu, demandai-je.
    Et mon âme répondit,
    je suis ton âme, ce charmant étranger.

    7.
    J’ai posé le livre. Qu’est-ce que l’âme ?
    Un drapeau hissé
    trop haut sur le mât, si tu vois ce que je veux dire.
    Le corps
    se tapit dans le sous-bois comme dans un rêve.

    13.
    Dans l’ombre, mon âme me dit
    je suis ton âme.

    Personne ne peut me voir ; seulement toi –
    seulement toi peux me voir.

    Louise Glück, Fugue (extraits) in Averno

  • Louise Glück, Averno

    louise glück,averno,recueil,poésie,littérature anglaise,etats-unis,perséphone,vie,mort,âme,enfance,culture,prix nobel de littératureAverno. Forme latine : Avernus. Petit lac volcanique,
    situé à environ 16 kilomètres de Naples en Italie.
    Considéré comme étant l’entrée des enfers par les anciens Romains.

    Cette note figure au début du recueil de poèmes de Louise Glück, Averno (2006, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marie Olivier, 2022). Je cherchais son recueil le plus connu, L’iris sauvage (prix Pulitzer 1992), j’ai trouvé à la bibliothèque cette édition bilingue parue deux ans après que le prix Nobel de littérature a couronné cette poétesse américaine « pour sa voix poétique caractéristique, qui avec sa beauté austère rend l’existence individuelle universelle ». Le texte original est très accessible : des vers libres comme des phrases découpées, un vocabulaire assez simple en général.

    Comme l’annonce le titre de cet autre « recueil magistral, une interprétation visionnaire du mythe de la descente aux enfers de Perséphone en captivité d’Hadès, le dieu de la mort » (Le Monde), s’y mêle aux impressions du « je » l’histoire de Perséphone et de Déméter, la fille et la mère. Déesse du monde souterrain, Perséphone « est également associée au retour de la végétation lors du printemps dans la mesure où chaque année, elle passe huit mois sur Terre puis quatre (l’hiver, sans végétation) dans le royaume souterrain avec Hadès. (…) La mythologie grecque détaille son enlèvement par Hadès et la quête entreprise par sa mère pour la retrouver. » (Wikipedia)

    Dès le beau poème à l’entrée du recueil, Les migrations nocturnes, il est question de la vie sur terre – « les baies rouges du sorbier sur la montagne » – et de la mort – « Cela me peine de penser / que les morts ne les verront pas » – ainsi que de l’âme – « Que fera l’âme pour se réconforter alors ? » Le ton est donné.

    Dans Octobre, long poème en six séquences, une voix interroge et constate :
    « L’été après l’été s’est achevé,
    baume après la violence :
    cela ne me fait aucun bien
    de me faire du bien à présent ;
    la violence m’a changée. »
    C’est la voix « de son esprit », dit-elle.
    « Dis-moi que c’est cela le futur,
    Je ne te croirai pas.
    Dis-moi que je suis en vie,
    Je ne te croirai pas. »
    Ou encore :
    « Ce que les autres trouvent dans l’art,
    je l’ai trouvé dans la nature. Ce que les autres ont trouvé
    dans l’amour, je l’ai trouvé dans la nature.
    Très simple. Mais là, il n’y avait pas de voix. »

    Perséphone l’errante est une méditation sur l’enlèvement de Perséphone et sur la terre, vouée à la neige et au vent froid quand elle est étendue dans le lit d’Hadès. Est-elle en prison aux Enfers ? Elle pense « avoir été prisonnière depuis qu’elle est la fille de sa mère. » – « On dérive entre la terre et la mort / qui semblent, finalement / étrangement similaires. »

    Au questionnement existentiel  se mêlent des éléments concrets, la vie ordinaire, la nature : « Le jaune / surprenant de l’hamamélis, veines / de mercure qui étaient le lit des rivières » (Prisme) et les étoiles, un chien, la lune, la pluie, une chambre, la nuit.

    « Une fois que je pus imaginer mon âme,
    je pus imaginer ma mort.
    Lorsque je pus imaginer ma mort,
    mon âme mourut. De cela,
    je me souviens clairement. »
    Après ce début du poème Echos, la poétesse rappelle le déménagement de ses parents à la montagne quand elle était « encore très jeune », dans « la région des lacs ».
    « Je me souviens d’une paix d’un genre
    que je ne connus jamais plus.

    Quelque temps plus tard,
    je pris sur moi de devenir artiste,
    de donner voix à ces impressions. »

    Tantôt elle-même, tantôt Perséphone, tantôt « je » universel, Louise Glück donne voix dans Averno à toutes les saisons de la vie et souvent à l’enfance. Des images lui reviennent, comme celle où  après un été très sec, « une jeune fille mit le feu à un champ / de blé. » Rotonde bleue, un très beau poème où elle évoque sa mère, y renvoie explicitement :
    « Je sais où nous sommes
    dit-elle
    c’est la fenêtre quand j’étais enfant ».
    Le poème se termine sur ces vers :
    « Ici, dit la lumière,
    ici est l’endroit où tout est à sa place. »