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Littérature - Page 304

  • Anachronique

    le breton,marcher,éloge des chemins et de la lenteur,esssai,littérature française,marche,marcheurs,flâneurs,philosophie,culture« Anachronique dans le monde contemporain, qui privilégie la vitesse, l’utilité, le rendement, l’efficacité, la marche est un acte de résistance privilégiant la lenteur, la disponibilité, la conversation, le silence, la curiosité, l’amitié, l’inutile, autant de valeurs résolument opposées aux sensibilités néolibérales qui conditionnent désormais nos vies. Prendre son temps est une subversion du quotidien, de même la longue plongée dans une intériorité qui paraît un abîme pour nombre de contemporains dans une société du look, de l’image, de l’apparence, qui n’habitent plus que la surface d’eux-mêmes et en font leur seule profondeur. 

    David Le Breton, Marcher. Eloge des chemins et de la lenteur

  • Façons de marcher

    Dix ans après son Eloge de la marche, David Le Breton revient sur le sujet dans Marcher, Eloge des chemins et de la lenteur (2012). C’est une lecture vivifiante pour tous, et pour ceux qui marchent régulièrement, ces pages réveillent des sensations, des souvenirs, donnent envie de sortir de chez soi, en ville ou à la campagne, ici ou ailleurs.

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    Chemins de Majorque

    Cet essai sociologique manque un peu d’ossature, mais on suit volontiers l’auteur qui cite abondamment les écrivains voyageurs, ses « compagnons de route » (Basho, Nicolas Bouvier, Bernard Ollivier… 9 pages de bibliographie où l’on ne trouve que quelques noms féminins, moins d’une dizaine, j’y reviendrai.) Le Breton constate que la marche a gagné beaucoup d’adeptes en dix ans, sans doute parce que cette « méthode tranquille de réenchantement de l’espace et de la durée dans l’existence » fait sortir le marcheur ou la marcheuse « des ornières où se dissipe parfois le goût de vivre. »

    Bien sûr, il s’agit ici d’une activité choisie, volontaire – « Si elle est imposée, la marche est plutôt signe de misère ou d’épreuve personnelle. » Elle implique une santé suffisante : « La marche coule de source, elle est l’eau qui se mêle à l’eau, mais quand elle n’est plus possible, toute l’existence vacille. » Elle ne se limite pas au mouvement physique. « Elle amène à se défaire du fardeau d’être soi, elle relâche les pressions qui pèsent sur les épaules, les tensions liées aux responsabilités sociales et individuelles. »

    Sur les chemins de randonnée, les sentiers de promenade, on se libère des « impératifs de vitesse, de rendement, d’efficacité » : on ne marche pas pour « gagner du temps », mais pour « le perdre avec élégance » et affirmer tranquillement « que le temps n’appartient qu’à soi ». Tous les sens sont en éveil, dans la marche on se sent « passionnément vivant », et lorsqu’on s’arrête, la halte pour manger « est toujours un moment de félicité ».

    Après avoir évoqué les marcheurs à la belle étoile, ceux qui se déplacent la nuit ou qui trouvent un refuge de fortune en route – l’expérience de l’obscurité est ambivalente, elle peut apaiser le voyageur ou le livrer à l’effroi – David Le Breton soulève « une terrible question de parité entre hommes et femmes », il faudrait plutôt dire d’inégalité. Si les femmes sont moins nombreuses à raconter leurs voyages à pied, c’est lié à l’insécurité pour elles davantage que pour les hommes de certains sentiers, certains quartiers, surtout le soir, une « limitation de leur liberté de mouvement » dénoncée par Rebecca Solnit dans L’art de marcher. C’est pourquoi souvent elles préfèrent marcher en groupe, pour réduire leurs craintes.

    « Paysage », « Méditerranée », « Blessures »,… David Le Breton varie les angles d’approche pour décrire la relation des marcheurs au monde et à eux-mêmes. Sous le titre « Illuminations », il fait remarquer que l’émotion ressentie devant « la sérénité d’un lieu, sa beauté » dépend du regard, de la disponibilité et même « d’une volonté de chance ».

    Loin d’idéaliser, il rappelle que « la marche est une école de patience, en aucun cas de la résignation, au contraire, mais elle apprend à ne pas se précipiter et à s’ajuster aux circonstances, qu’elles soient heureuses ou porteuses de complications. » Il a cette jolie formule : « Le marcheur est un artiste des occasions. »

    Marcher ne parle pas que des grands marcheurs, il y est aussi question de la promenade, et de la marche en ville. Les trottoirs ne sont pas des sentiers, mais il dépend du piéton de ne plus voir son parcours comme un trajet mais comme un cheminement : lever les yeux sur les façades, flâner pour le plaisir, observer les passants, admirer les places laissées au végétal. Flâneurs et flâneuses en ville cheminent dans l’espace mais aussi dans le temps : superposition des époques, aménagements nouveaux, noms des rues. 

    Marcher, Eloge des chemins et de la lenteur se termine par un chapitre très porteur, « La marche comme renaissance ». En voici un passage : « Marcher, c’est retrouver son chemin. Une manière de progresser parfois à pas de géant. La volonté est de prendre congé de soi pour devenir autre au fil de l’avancée en usant la maladie et les tristesses. »

     

  • Injouable

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    « Peu avant Irkoutsk, Hélène se réveille. Voyant Aliocha les yeux dans le vague, avachi, et occupant semble-t-il un volume d’espace accru, elle s’agace. Se dit qu’il est temps qu’il dégage. Maintenant elle en a marre : il prend de la place. Grands pieds, grandes mains, grandes jambes, le torse épais comme une carte à jouer mais l’impression qu’il se déplie comme un double mètre dès qu’il fait un geste. Eux deux jusqu’à Vladivostok, autrement dit trois jours et trois nuits de train, c’est injouable. »

    Maylis de Kerangal, Tangente vers l’est

  • Vers l'est

    Si vous avez lu la quatrième de couverture, un article, un billet, vous savez déjà tout de l’action dans Tangente vers l’est, signé Maylis de Kerangal, un roman né de son voyage avec d'autres écrivains français dans le Transsibérien – c’était en 2010, l’année France-Russie – d’abord sous la forme d’une fiction radiophonique, « Lignes de fuite », dont ce récit, signale l’auteure, est la « reprise infidèle ». 

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    Le Transsibérien des écrivains

    On lit donc le roman pour les détails de cette rencontre entre une Française, Hélène, et un soldat russe, Aliocha, dans ce train mythique. Et surtout pour l’atmosphère, l’observation des passagers, du paysage, pendant cette traversée de la Russie. D’emblée, le texte impose un rythme, les phrases un mouvement : « Après quoi les rails irréversibles qui déplient le pays déballent, déballent, déballent la Russie, progressent entre les latitudes 50°N et 60°N (…) ».

    A bord du Transsibérien, une centaine de gars « jeunes, blancs, pâles même », « les conscrits », incertains de leur destination finale, et parmi eux Aliocha, qui a tout essayé pour éviter le service militaire et, « une pierre au ventre », redoute la Sibérie où rien « n’est à la mesure de l’homme », où rien ne l’attend sinon « le bizutage des appelés ».

    C’est son regard que l’on suit pour commencer, celui d’un garçon de vingt ans « encore puceau » qui s’efforce de se fondre parmi les autres, et dont toutes les pensées concourent vers ce mot, « fuir »« et pile à cet instant, le Transsibérien s’engouffre dans un tunnel, fuir, dégager au plus vite, s’arracher, sauter en route. »

    Comment échapper à la vigilance du sergent Letchov ? Comment tromper « la provodnitsa, l’hôtesse en charge du wagon, sanglée martiale dans une jupe droite » ? A la gare de Krasnoïarsk, où le train s’est arrêté dans la nuit, une première tentative de s’éloigner échoue. C’est là que monte Hélène, une étrangère qu’il remarque à son allure, ses vêtements, son écharpe violette.

    « Le jeune homme s’approche de la vitre, son regard passe outre son visage reflété : dehors, compacte et ténébreuse, océanique, la forêt sibérienne est là, et s’y enfoncer serait comme pénétrer l’eau noire avec des pierres au fond des poches, et Aliocha veut vivre. »

    L’étrangère est soudain tout près, elle s’est déplacée pour fumer « le long d’une ouverture latérale » et c’est là qu’ils font connaissance. Aliocha l’aborde, ils échangent leurs prénoms, des cigarettes. Hélène s’attarde et pense à Anton, son amant russe, qu’elle a suivi jusqu’en Sibérie, et qui lui dirait s’il la voyait qu’elle cherche des histoires.

    Quand la Française fait mine de retourner à son compartiment de première, réservé pour elle seule, Aliocha la retient, lui fait comprendre ce qu’il veut : échapper à l’armée, se cacher, s’enfuir. Hélène se décide, l’invite à la suivre. A partir de là, nous partageons les pensées d’Hélène, elle aussi en fuite à sa manière – elle a décidé de quitter Anton –, tandis qu’elle regarde en face d’elle le jeune soldat qui s’endort.

    Mais on n’échappe pas aussi simplement au sergent Letchov, aux hôtesses du train, au regard des autres voyageurs. On recherche Aliocha. La tension du récit croît avec la traque du jeune déserteur et par cette intimité clandestine entre celle qui cache et celui qui se cache. Tangente vers l’est est un beau titre pour cette rencontre, sans doute folle et improbable, sur la ligne de Moscou à Vladivostok, entre deux personnages qui s’efforcent d’échapper à leur situation, ensemble et pourtant si seuls, si différents et pourtant proches.

    Pour le récit du voyage France-Russie, il vaut sans doute mieux se tourner vers Dominique Fernandez ou Danièle Sallenave. Ici, sans trop d’effets, Maylis de Kerangal a écrit un huis clos dramatique. Peu de choses sont dites entre les protagonistes, mais les gestes, les corps parlent. C’est une réussite que ce roman court pour un si long voyage à travers la Russie : les détails concrets, les villes où on s’arrête, quelques mots russes – et nous ressentons tout de même son immense présence.