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  • A bon port

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    « Et le destin ? demanderont certains, avec un clin d’œil appuyé à l’Oriental que je suis. J’ai l’habitude de répondre que pour l’homme, le destin est comme le vent pour un voilier. Celui qui est à la barre ne peut décider d’où souffle le vent, ni avec quelle force, mais il peut orienter sa propre voile. Et cela fait parfois une sacrée différence. Le même vent qui fera périr un marin inexpérimenté, ou imprudent, ou mal inspiré, ramènera un autre à bon port. »

    Amin Maalouf, Les identités meurtrières

    John Henry Twachtman  (1853 - 1902), Voile dans le brouillard

     

     

     

  • Re/lire Amin Maalouf

    C’est après les attentats du 11 septembre 2001 à New York que j’ai lu pour la première fois Les identités meurtrières d’Amin Maalouf. Cet essai de 1998 reste pour moi un phare, tant son propos éclaire la question de l’identité et les malaises, les conflits de notre époque qu’il appelle « le temps des tribus planétaires ». Après l’incrédulité, l’émotion, la révolte, j’y ai trouvé alors apaisement et encouragement. 

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    Amin Maalouf, novembre 2013 © Claude Truong-Ngoc (Wikimedia Commons)

    Je l’ai relu souvent, stimulée par la réaction enthousiaste de mes élèves de rhétorique, pour la plupart de familles belges d’origine marocaine ou turque, que j’entends encore me dire : « C’est la première fois qu’on lit un livre qui parle de nous » et aussi « Faites-le lire aux élèves de l’an prochain, c’est un livre qu’il faut avoir lu. »

    Les attentats de janvier 2015 à Paris, l’extraordinaire rassemblement qui l’a suivi, les réactions diverses au slogan « Je suis Charlie », la montée de l’islamisme radical dans le monde, tout cela m’a fait reprendre ce Maalouf en Livre de poche pour y chercher à nouveau des clés pour une meilleure compréhension. 

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    Amin Maalouf, né en 1949, commence par décrire sa situation personnelle : Libanais arabophone, il a quitté son pays à 27 ans pour s’installer en France en 1976. Rien ne l’agace plus que la question de savoir s’il se sent plus français ou libanais. Ni l’un ni l’autre, ni moitié moitié ! Son identité est faite, comme pour chacun, de différentes appartenances et il refuse d’en choisir une seule : « mon identité, c’est ce qui fait que je ne suis identique à aucune autre personne. »

    Issu d’une famille arabe et chrétienne, Libanais et Français, Maalouf considère que ceux en qui cohabitent des appartenances violemment opposées peuvent justement devenir des traits d’union entre les cultures, au contraire de ceux qui ont une conception étroite de l’identité qui mène à la haine et aux massacres. 

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    Non seulement notre identité est constituée d’une foule d’éléments mais celle-ci se construit tout au long de notre vie, cette combinaison unique d’appartenances diverses évolue avec l’expérience et la hiérarchie entre ces éléments peut aussi varier dans le temps. L’identité n’est pas donnée une fois pour toutes, elle évolue au contact des proches et des autres, en fonction des « blessures de la vie ». Les identités deviennent « meurtrières » quand on exclut, quand on divise le monde en deux camps : « eux » et « nous ».

    Le témoignage, les exemples personnels donnés par Amin Maalouf tout au long de son analyse donnent à cet essai une grande force, en plus des faits d’histoire ou d’actualité pour illustrer ses propos. Son point de vue original pour décrire le statut des migrants, les rapports entre Occident et Orient, les grandes religions est particulièrement utile pour mieux comprendre les enjeux géopolitiques et sociaux de notre siècle. 

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    Quand il compare l’évolution au cours des siècles du christianisme et de l’islam (faut-il rappeler que ce mot seul désigne la religion musulmane, et non « l’islamisme », sa dérive intégriste et idéologique ?), il cherche les raisons pour lesquelles le christianisme, longtemps intolérant, a fini par respecter davantage la liberté personnelle, alors que l’islam, longtemps modèle de cohabitation pacifique, a pu évoluer vers l’intolérance, voire le totalitarisme.

    Le contexte social et économique doit être pris en compte, les crispations nées de la domination de la civilisation occidentale, la méfiance envers la modernisation, la mondialisation vue comme une américanisation du monde. Dans « Le temps des tribus planétaires », Amin Maalouf explique pourquoi l’appartenance religieuse est de plus en plus mise en avant et propose des pistes pour dépasser cette situation, « un code de conduite, ou tout au moins un garde-fou pour les uns et les autres ». 

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    S’il défend l’universalité des droits fondamentaux, l’auteur s’inquiète aussi du risque d’appauvrissement culturel, d’uniformisation. Contre la tentation du fatalisme ou du désespoir, il ouvre une série de voies pour plus de respect mutuel entre les hommes, entre les cultures, en insistant sur l’apprentissage des langues. « Car c’est notre regard qui enferme souvent les autres dans leurs plus étroites appartenances, et c’est notre regard aussi qui peut les libérer. »

    Amin Maalouf dont les romans nous enchantent, membre depuis 2011 de l’Académie française, parle ici en humaniste, sans attitude béate ni complaisance. A tous ceux qui s’inquiètent de l’avenir, de l’évolution du monde, je recommande cet essai lumineux, moins de deux cents pages pour mieux comprendre l’autre et mieux se situer dans les remous du présent. Les identités meurtrières, un indispensable dans votre bibliothèque, un livre à lire, à relire, à offrir – n’hésitez pas.

     

  • Des religions

    Depuis sa publication, j’ai lu de temps à autre un chapitre de la nouvelle Encyclopédie des religions, « augmentée et mise à jour » en 2000 sous la direction de Frédéric Lenoir et Ysé Tardan-Masquelier, et me voilà au bout de son second tome, thématique, après le premier consacré à l’histoire. Une lecture au long cours. 

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    Même si la pratique religieuse décline en Occident, les religions font partie de notre histoire et de l’histoire de l’art – que d’objets vus au Louvre Lens y sont liés, sans parler des croyances étrusques. Le fait religieux s’exprime sous tant de formes dans le monde que ces 2500 pages constituent un formidable ouvrage de référence pour s’y retrouver. Cette « édition poche » sous coffret comporte plusieurs index (noms, noms de lieux, grands textes, mythes) en plus d’un index thématique.

    Vous en trouverez la table des matières sur le site Persee (notice 106.40, suivie d’un compte rendu critique). Pour ma part, j’y ai relevé, à côté de sujets attendus comme le mariage, la prière, l’œcuménisme, les prêtres-ouvriers, les soufis, la loi du karma, etc., des textes intéressants sur la résistance au nazisme, l’Europe des six, les chamans, le statut de la femme en Tunisie ou le scandale du mariage d’Indira Gandhi, pour n’en citer que quelques exemples.

    Des dessins de Catherine Cisinski aèrent un peu cet ouvrage très dense, et aussi des encadrés (plus de deux cents) qui proposent des « zooms » sur certains personnages clefs ou des extraits de textes essentiels, comme « Le secret de la sagesse » de Lao-tzeu, à propos du taoïsme  :

    « Plie-toi en deux, tu resteras entier
    Incurve-toi tu seras redressé
    Sois vide afin d’être rempli
    Usé tu seras rajeuni
    Possède peu, ce peu fructifiera
    Beaucoup, ce beaucoup se perdra
    Le Sage embrasse l’Un, à toute créature
    Devenant un modèle
    Il ne s’exhibe point et du coup resplendit
    Ne se justifie point, ce qui fait qu’on l’exalte
    Ne se glorifie point, pour son plus grand crédit
    Tait ses succès et par là même se maintient
    Ne rivalisant point il n’a pas de rival
    Le dicton ancien : Plie, tu resteras entier
    N’est pas un mot en l’air
    Reste entier, tout viendra à toi. » (Dao-dë-jing, 22)

    Le second tome aborde des questions passionnantes. Ce sont surtout les différentes manières de raconter l’origine de l’humanité, de décrire les rapports entre homme et femme, et l’être humain lui-même, qui m’ont intéressée. On y trouve matière à réflexion sur des questions actuelles comme l’éthique, la mort et l’au-delà, ou sur le nouveau statut du religieux par rapport à l’athéisme.

    L’aspiration à l’ordre et à la beauté, la transmission des traditions et l’interprétation, la liberté de croire, la tolérance et l’ère du relatif, le désenchantement lié à la « post-modernité », tout cela trouve place dans cette Encyclopédie destinée à un large public. Vu la diversité des auteurs (leur liste couvre quatre pages), le ton change d’une approche à l’autre, et on finit même par deviner l’une ou l’autre signature particulièrement éclairante.

    Cette Encyclopédie des religions s’avère une ressource indispensable pour l’enseignement, cela va de soi, mais il me semble que beaucoup de lecteurs, croyants ou non, peuvent s’y nourrir des pensées, des récits ou des pratiques de cultures lointaines. Vous pourrez par exemple y découvrir le rôle des couleurs dans les rites funéraires chinois, y lire un conte zaïrois, fumer la pipe des Sioux ou écouter le mythe de Nunkui (Jivaros) : « Il y a longtemps, il y a bien longtemps, les gens n’avaient pas de jardins… »

  • Reines de la ville

    « Hamra était déserte, aucun immeuble n’était debout, les bombes au phosphore brûlaient tout, en même temps la ville était à nous, nous étions seules dans les rues, nous étions les reines de la ville qui n’appartenait qu’à nous. Nous étions enfin tous égaux, nous avions tous faim et soif et nous étions tous très sales. Pas âme qui vive. Je sentais que je pouvais compter sur n’importe quel voisin ou passant, nous étions enfin dignes d’exister. »

     

    Darina Al-Joundi / Mohamed Kacimi, Le jour où Nina Simone a cessé de chanter

     

  • Libre au Liban

    Mohamed Kacimi a mis par écrit le récit de Darina Al-Joundi, une comédienne libanaise (née à Beyrouth en 1968), qui a connu un énorme succès avec Le jour où Nina Simone a cessé de chanter« une lettre ouverte à son père, qui avait rêvé pour sa fille la plus grande des libertés et qui allait justement, à cause de cette liberté, connaître la pire des servitudes » (Avant-propos). Elle a raconté à l’écrivain algérien son enfance, la guerre, la drogue, ses amours. Il en a fait un texte de théâtre « sans jamais perdre la musique de son récit oral » pour « en faire une fiction où tout est vrai. »

     

    Le jour où Nina Simone a cessé de chanter.jpg

    "Le jour où Nina Simone a cessé de chanter" - Photo : Ange Esposito

     

    http://www.telerama.fr/scenes/couacs-du-in-merveilles-du-off,31672.php

     

    Cela commence à l’enterrement de son père, « laïc fervent », à qui elle avait promis de ne laisser personne lire le Coran à cette occasion. Au château de Beaufort, au village d’Arnoun, les collines sont « noires de monde » pour les funérailles du journaliste écrivain, né en 1933 en Syrie, exilé au Liban en 1955 où il enseignait la littérature et la philosophie. Un homme qui « aimait boire, écouter de la musique, être entouré de femmes. » Quand Darina entend une voix enregistrée hurler des sourates du Coran, elle s’empare du radiocassette, coupe le son, se réfugie dans la chambre de son père et remplace la cassette par Save Me de Nina Simone, malgré les invectives et les menaces derrière la porte. (La suite, on la découvrira à la fin.)

     

    De son enfance, « une fête permanente », elle se souvient du monde qui débarquait chez eux à toute heure, poètes, journalistes, militants. «  Beyrouth était une ville libre, l’oasis de tous les intellectuels arabes interdits de parole dans leur pays. C’était aussi la capitale de l’OLP, les Palestiniens y faisaient la loi, Beyrouth était leur république. » Quand Darina a cinq ans, son père l’inscrit à la Sainte-Famille, sans qu’elle sache si elle est chrétienne ou musulmane. Avec ses sœurs, elle est consciente de « ne pas être comme les autres ». Leur père est un réfugié syrien dont la carte de séjour doit être renouvelée tous les trois mois ; leur mère libanaise, parce qu’elle est une femme, ne peut leur transmettre sa nationalité.

     

    « Et dans ce Liban où chacun n’existe que par sa communauté et sa confession, nous n’avions ni communauté, ni confession. » Leur père disait : « Vous êtes des filles libres. Un point c’est tout. » Pour les huit ans de Darina, son père met un disque de Nina Simone, allume une bougie, sort deux verres de cristal et une bouteille de bordeaux – « Tu dois commencer à goûter aux vrais plaisirs de la vie. » Comme il la laisse s’enivrer, le grand-père, religieux, s’indigne de la manière dont il élève ses filles, mais Assim Al-Joundi répond : « Je n’en fais pas des putes, pépé, j’en fais des femmes libres. »

     

    La guerre les chasse de Beyrouth, la famille se réfugie chez les grands-parents. Durant l’été 1976, le président libanais fait appel à la Syrie « pour qu’elle sauve de la débâcle les forces chrétiennes ». Son père en tremble, prédit un bain de sang. Et comme sa fille s’étonne, il lui explique son combat pour libérer la Palestine, son arrestation par les services secrets syriens, la prison, puis la résidence surveillée – voilà pourquoi il s’est juré « de ne plus jamais remettre les pieds en Syrie ». Il part alors pour Bagdad, rejoint bientôt par sa femme et ses filles, dans un Irak «  à la pointe des pays arabes pour son système d’éducation ». Al-Joundi y lance une radio libre, « convaincu que l’Irak « révolutionnaire » allait instaurer la démocratie et la laïcité dans la région ». Sa mère anime une émission de poésie, la nuit, à la radio.

     

    Puis elles rentrent à Beyrouth avec celle-ci : tout a changé, tout le monde est armé, on vit dans les appartements vides des exilés. Nayla, sa sœur, dont la voix ressemble à celle de la diva Fairouz, participe à une émission de télé pour enfants ; pendant qu’elle chante, Darina se gratte, s’agite, donne au producteur l’idée d’une série sur deux sœurs, l’une angélique, l’autre diabolique – Darina a trouvé son premier rôle, à huit ans. A Bagdad, l’arrivée de Saddam Hussein a vidé la ville de ses intellectuels. Son père est arrêté. Il faudra des mois de démarches pour obtenir son départ pour la Grèce, où la famille se retrouve pour les fêtes de fin d’année, avant de rentrer à Beyrouth. Darina joue à la télé, lit les grands écrivains, voit les films que lui conseille son père. Le jour de ses premières règles, sa mère ramène sa fille en pleurs, mais son père l’attend au pied de l’immeuble « avec un bouquet de fleurs et des Tampax ».

     

    Curieuse, avide de connaître le monde, Darina a reçu de son père le conseil de se méfier de l’homme arabe, qui « ne connaît rien à la femme ». Alors qu’il les a éduquées à la liberté, il ne veut cependant pas que ses filles dorment ailleurs qu’à la maison, elles se révoltent. Le 3 juin 1980, on tire sur Al-Joundi. Coma, paralysie. Il parvient à se faire soigner à Paris, où son frère aîné a été ambassadeur de Syrie.

     

    A son retour au Liban, tout s’effondre, « la ville, bien sûr, mais aussi notre idéal. » Même les Palestiniens sombrent « dans les exactions et la débauche ». Beyrouth devient un dépotoir. Dans la guerre, les bombardements, les filles veulent être utiles : leur père les conduit à la Croix-Rouge où elles reçoivent une formation d’infirmières. En août 1982, la ville est incendiée jour et nuit, on vit dans les abris. Après le départ des Palestiniens, Israël lève le blocus et la vie redevient normale. Le lendemain de la mort du président Béchir Gemayel dans un attentat, la Croix-Rouge les emmène au camp de Sabra : «  Ce qui m’a fait le plus peur à Sabra, ce ne sont pas les morts, mais ce qui se lisait sur le visage des vivants. Je venais d’avoir quatorze ans. »

     

    Les armées étrangères se succèdent au Liban. La famille se retrouve sans ressources, la haine monte entre chrétiens et musulmans. La guerre devient « de plus en plus sale ». Darina vit ses premières expériences sexuelles. Puis ce sera la coke, la débauche. Dans la guerre, la jeunesse de Beyrouth joue avec le feu et se brûle. Première IVG à la veille de ses seize ans ! « J’avais une philosophie de vie très simple, j’étais convaincue que j’allais mourir d’une seconde à l’autre, je mettais les bouchées doubles, j’étais donc affamée de tout, de sexe, de drogue, d’alcool… » Le récit cru, sans tabous, des années de guerre est terrifiant. Lorsque Darina veut se marier avec Abed, un photographe de guerre, son père la met en garde. Elle passe outre. Abed prend de la cocaïne et du LSD. Le soir de leur mariage en 1986, elle découvre un autre homme, violent, maniaque, infidèle. Elle se retrouve un jour à l’hôpital, décide de divorcer.

    Darina Al-Joundi raconte encore : son travail à la télévision et à la radio, les parties de coke et de roulette russe, une autre histoire « d’amour fou », un autre mariage, des problèmes de papiers, une expérience homosexuelle, l’enfermement « à l’hôpital des femmes folles ». « Je voyais toutes ces femmes et j’ai compris que je payais le prix de ma liberté insensée de femme dans ce pays d’insensés. »