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Littérature - Page 308

  • Sorcellerie

    antelme,robert,l'espèce humaine,récit,témoignage,essai,nazisme,camp,kommando,ss,gandersheim,1944-45,seconde guerre mondiale,travail forcé,humanisme,culture« Francis est revenu près de ma paillasse. Les autres dormaient. Une petite veilleuse qu’on avait posée sur le montant du lit faisait une tache jaunâtre dans le noir. Francis avait envie de parler de la mer. J’ai résisté. Le langage était une sorcellerie. La mer, l’eau, le soleil, quand le corps pourrissait, vous faisaient suffoquer. C’était avec ces mots-là comme avec le nom de M… qu’on risquait de ne plus vouloir faire un pas ni se lever. Et on reculait le moment d’en parler, on le réservait toujours comme une ultime provision. Je savais que Francis, maigre et laid comme moi, pouvait s’halluciner et m’halluciner avec quelques mots. Il fallait garder ça. Pouvoir être son propre sorcier plus tard encore, quand on ne pourrait plus rien attendre du corps ni de la volonté, quand on serait sûr qu’on ne reverrait jamais la mer. Mais tant que l’avenir était possible, il fallait se taire. »

     

    Robert Antelme, L’espèce humaine

  • L'espèce humaine

    Dans la littérature concentrationnaire, j’avais jusqu’à présent laissé de côté le témoignage de Robert Antelme (1917-1990). Pour présenter L’espèce humaine, le survivant du camp de travail forcé écrivait en 1947 : « Je rapporte ce que j’ai vécu. L’horreur n’y est pas gigantesque. Il n’y avait à Gandersheim ni chambre à gaz, ni crématoire. L’horreur y est obscurité, manque absolu de repère, solitude, oppression incessante, anéantissement lent. Le ressort de notre lutte n’aura été que la revendication forcenée, et presque toujours elle-même solitaire, de rester, jusqu’au bout, des hommes. » 

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    © Linda Van der Meeren, Gegrift / Gravé

    Robert Antelme appartenait au même groupe de résistants que Marguerite Duras, épousée en 1939. Elle échappe au guet-apens, aidée par Jacques Morland (François Mitterand), mais lui est arrêté et se trouve depuis le mois d’août à Buchenwald, dans un block affecté en majorité à des Français. Le premier octobre 1944, ils savent qu’ils vont partir – « C’était mauvais, on le savait, le transport » – une peur abstraite pour les nouveaux qui ne savent alors rien de l’histoire du camp : « Ignorants des fondements et des lois de cette société, ce qui apparaissait d’abord, c’était un monde dressé furieusement contre les vivants, calme et indifférent devant la mort. »

     

    Une soixantaine d’hommes sont rassemblés dehors au lever du jour, on leur donne « un vêtement rayé bleu et blanc, un triangle rouge sur la gauche de la poitrine, avec un F noir au milieu, et des galoches neuves. » Rasés, propres, ils attendent des heures, avant de marcher jusqu’à la gare du camp, de s’entasser dans un wagon à bestiaux, pour une destination inconnue, « vers le Nord ».

     

    Une fois arrivés à Bad Gandersheim, ils sont logés d’abord dans une vieille église transformée en grange. Là un nouveau tri : les spécialistes, puis ceux qui pourraient faire des corvées dans l’usine, puis les autres, comme lui, qui ne savent rien faire et qui travailleront dehors « à charrier des poutres, des panneaux, à monter les baraques dans lesquelles le kommando devait loger plus tard. »

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    © Linda Van der Meeren, Buchenwald

    Là-bas, dans le monde des vivants, on se sait mortel, mais on travaille, on mange, on agit pour mettre cette certitude à distance. « Nous sommes tous, au contraire, ici pour mourir. C’est l’objectif que les SS ont choisi pour nous. Ils ne nous ont ni fusillés ni pendus mais chacun, rationnellement privé de nourriture, doit devenir le mort prévu, dans un temps variable. Le seul but de chacun est donc de s’empêcher de mourir. » Dans l’obscurité, quand on échappe à la surveillance, on ne fait rien. On rentre les mains dans les poches pour les réchauffer, jusqu’à ce qu’un kapo crie : « Hände !... (Les mains !) » – seuls les SS ont le droit de garder les mains dans leurs poches.

     

    Antelme raconte le travail absurde – ils sont censés fabriquer des carlingues d’avions Heinkel –, les coups, les privations, la promiscuité, la faim, les poux… L’énorme machine nazie, malgré qu’elle s’y efforce tous les jours, ne peut pas « muter notre espèce », même quand « la figure et le corps vont à la dérive », même quand on est réduit à manger des épluchures. Il observe les comportements des uns et des autres, la solidarité, les vols – « il n’y avait que la haine et l’injure qui pouvaient distraire de la faim. »

     

    Après « Gandersheim », deux cents pages environ sur trois cents, « La route » et « La fin » racontent la longue marche mortelle après l’évacuation du camp (les malades, à qui on promet l’hôpital, seront assassinés dans un  bois) puis le train vers Dachau, et enfin, leur libération. Les soldats américains, gentils et respectueux, sont néanmoins incapables de comprendre ce qu’ils ont vécu – « effroyable », « inimaginable », il faudra se contenter de ces mots-là. 

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    Linda Van der Meeren invite à son exposition "La Grande Guerre. 100 oeuvres pour cent ans de guerre"
    du dimanche 9 au dimanche 16 novembre, de 13h à 18h, à Denderleeuw.

    L’espèce humaine, le seul livre qu’ait écrit Robert Antelme juste après la guerre, dédié à sa sœur morte en déportation, est plus qu’un témoignage. Au vécu, il mêle une réflexion sur ce qu’il observe, ce qu’il éprouve. Les SS, dans leur apparent triomphe, ont fabriqué la conscience « irréductible ». « C’est ici qu’on aura connu les estimes les plus entières et les mépris les plus définitifs, l’amour de l’homme et l’horreur de lui dans une certitude plus totale que jamais ailleurs. »

  • Peu d'amis

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    « Si Imogene chercha à devenir son amie au début, Marya s’écarta instinctivement. Elle avait la clairvoyance paysanne des Knauer, ou leur pessimisme : que me veut cette personne, pourquoi recherche-t-elle ma compagnie ? C’était mystérieux, déconcertant. Imogene était si jolie, si populaire et si sûre d’elle, une personnalité dominante du campus ; Marya avait peu d’amis – plutôt des relations. Elle n’avait pas, expliqua-t-elle sèchement à Imogene, de temps à « perdre » avec les gens. »

    Joyce Carol Oates, Marya, une vie

  • Marya la solitaire

    « Ce fut une nuit de rêves chaotiques entrecoupée de voix inconnues, où la pluie tambourinait sur le toit goudronné. Avant de s’éveiller, Marya vit entre ses paupières la forme vacillante de sa mère dans l’embrasure de la porte ; elle entendit un chuchotement rauque – pas de mots distincts, seulement des sons. La respiration sifflante de colère de sa mère. Les sanglots. Les quintes de toux. » Ainsi commence Marya, une vie de Joyce Carol Oates (1986, traduit de l’anglais par Anne Rabinovitch). 

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    Sa mère oblige alors la fillette à sortir du lit, à s’occuper de Davy, trois ans, les emmène hors de la maison sous la pluie en prévenant : « Ne commence pas à pleurer. Tu ne pourras plus t’arrêter. » D’autres images du temps où Marya vivait encore avec sa mère, Vera Knauer : chez le shérif, pour reconnaître le corps de leur père, assassiné ; du cousin Lee, ordonnant à la fillette de rester immobile sans bouger, sans le regarder, sans dire un mot, quand il la touche dans la vieille Buick au fond de la décharge.

     

    L’enfance à Innisfail, chez sa jolie tante Wilma, la mère de Lee et d’Alice, qui l’a recueillie après que sa mère les a abandonnés, c’était la honte permanente pour Marya. D’avoir des cheveux « noirs, épais, un peu gras et toujours emmêlés. Comme ceux de sa propre mère. » D’être celle dont Wilma parle si sèchement : « Elle ? Je t’ai dit que ce n’est pas une parente à moi, c’est la nièce de mon mari. »

     

    « Marya aimait sa tante Wilma et, la plupart du temps, son oncle Everard (…) mais elle se cachait d’eux même en leur présence. Elle s’évadait, elle était là sans y être, ailleurs devint un lieu familier, hors de la lumière et de l’ombre. Un espace creux, réel, où elle pouvait se blottir. » Alice aimerait devenir son amie, mais Marya la repousse : « Je n’ai pas demandé à venir ici. Je n’ai pas demandé à naître. »

     

    Vingt ans après, Marya est une jeune femme « dure, résistante, parfaitement capable de chasser les incursions du passé ». Elle revoit les gestes de sa mère, saoule ou pas, elle revoit les « jeux de garçon » de Lee, son « accident », quand le cric en dessous de la voiture a glissé – Lee n’en était pas mort, un miracle – mais comment en parler un jour à l’homme qui croit l’aimer, qui a sans doute remarqué chez elle « une pesanteur d’âme » ? Comment vivre avec ses blessures, sinon en préservant sa solitude ?

     

    Au collège d’Innisfail, Marya a été la préférée de M. Schwilk, le nouveau professeur d’anglais qui a surpris par son comportement tantôt raffiné tantôt véhément, intimidant. Bonne élève, elle était son alliée en classe, répondait aux questions ; il la trouvait « exceptionnellement douée pour les mots ». Mais quand tout le monde s’est mis à le harceler, de toutes les manières dont peut s’exercer la cruauté en bande, Marya s’est mêlée au chahut, l’a mené même. « Pourquoi haïssiez-vous tant M. Schwilk… ? » leur demandera-t-on après l’effondrement du professeur.

     

    A quinze ans, Marya décide de donner une chance à Dieu en devenant catholique, une manière peut-être de se préserver de la folie, sa terreur. Elle rend visite deux fois par semaine au père Shearing à l’hôpital où il va de plus en plus mal, lui apporte des livres de la bibliothèque, écrit sous sa dictée, l’écoute parler de la foi : « peu à peu j’ai compris que la foi va et vient – elle ne peut être constante. » Elle gardera sa montre suisse.

     

    Quand elle décroche une bourse pour l’université, Marya commence à se projeter dans une autre vie : « une chambre dont elle pourrait fermer la porte à clé sans que personne ne le sache ». Emmett, son petit ami, ne comprend pas qu’elle veuille s’en aller plutôt que de l’épouser, ils rompent. Marya, à dix-huit ans, veut « naître une seconde fois ». Ce sera à Port Oriskany (Etat de New York). Etonnée que les autres organisent « une fête d’adieu » la veille de son départ, elle y prend une nouvelle leçon de la vie, violente.

     

    A l’université, où Marya apprécie « l’isolement monacal de sa chambre sous les toits », elle peut lire pour le plaisir après son travail – « une joie illicite, infiniment précieuse. » Imogene Skillman, qui fait des études de théâtre, y arrive un jour, une de ces étudiantes de milieu aisé dont Marya observe secrètement les beaux vêtements, les bijoux, l’aisance. Elle, on la remarque pour ses réponses argumentées, son intelligence. Imogene veut l’avoir pour amie.

     

    « L’amitié, écrivit Marya dans son journal, la plus énigmatique de toutes les relations. » Flattée mais sceptique, elle s’interroge, fréquente d’autres filles plus proches de son milieu. Le travail est sa véritable priorité, sa bourse lui sera retirée en cas de note au-dessous de B. Elle sent que c’est une erreur d’accepter le vieux manteau en poil de chameau d’Imogene, de se rendre dans sa famille. Les rapports avec les autres sont si difficiles.

     

    En même temps, une de ses nouvelles est classée première à un concours, une autre, acceptée par une revue littéraire. Marya réussit – un jour, elle sera professeur. Dans ce roman de Joyce Carol Oates « aux forts accents autobiographiques », l’écriture est son défi le plus personnel : « Elle voulait convertir la douleur humaine en mots, faire revivre le souvenir de l’émotion intense, et rester indifférente. »

  • Se divertir

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    « Il se sentait tantôt exilé, tantôt chez lui. Tout était si tranquille, ici. Naples continuait d’être belle comme une image. La principale activité des riches est de se divertir. De tous, le plus extravagant était le Roi, le plus éclectique le Cavaliere. »

     

    Susan Sontag, L’amant du volcan