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Bruxelles - Page 127

  • Peindre la forêt

    Rendez-vous amoureux, promenades, jeux, pique-niques, bien des Bruxellois peuvent les associer avec le « Jardin de Bruxelles », son poumon principal, sa cathédrale de hêtres : la forêt de Soignes. Le musée d’Ixelles propose jusqu’au 10 janvier une exposition pour les amoureux de peinture et de nature, « Les peintres de la forêt de Soignes » de 1850 à 1950. Pour fêter le centenaire de leur association, les Amis de la Forêt de Soignes (aujourd’hui en péril) proposent aussi aux Halles Saint-Géry une exposition sur ce « patrimoine unique porteur d’avenir ». Comme la forêt de Fontainebleau a inspiré les peintres de Barbizon, cette magnifique forêt a attiré les pleinairistes. Leurs paysages sont regroupés autour de quatre artères qui la traversent : l’avenue de Tervueren avec l’école artistique du même nom, la chaussée de Wavre et le pittoresque Rouge-Cloître, la chaussée de la Hulpe et Boitsfort, les chaussées de Waterloo et d’Alsemberg à Uccle et Linkebeek. 

    Affiche de l'expo.JPG


    Si Avril à Tervueren de Lucien Frank offre une lumière printanière, les toiles du dix-neuvième siècle sont généralement plus sombres, comme Les cueilleurs de baies aux étangs de Robiano à Tervueren ou les élégantes d’Emile Jacques (Repos au parc
    de Tervueren
    ). Un grand triptyque mélancolique de François Halkett, Dans la sapinière, montre deux femmes installées sur des chaises sous les arbres : l’une d’elles paraît souffrante, on lui ajuste un châle sur l’épaule.
    Plus gaie, une étonnante Fête de nuit de Degouve de Nuncques, où des lampions japonais et des guirlandes électriques se reflètent dans un étang bordé de saules pleureurs au vert phosphorescent.
     

    Halkett François, Dans la sapinière.JPG

     

    Contraste de lumière – cette belle lumière de la forêt de Soignes attirait Rodin pendant son séjour en Belgique – mais aussi de matière picturale entre La mare aux grenouilles d’un Delvaux encore réaliste et Au jardin de Jan Brusselmans qui fragmente la touche. Bastien, « le peintre du Rouge-Cloître » (un ancien prieuré à l’orée de la forêt de Soignes devenu centre d’art), y a peint sa maison sous la pluie ;
    sa matière rend bien l’atmosphère des lieux, comme dans La bergerie de Troisfontaines où les nuages se parent de couleurs orangées. Chaque peintre a son regard. Oleffe donne plus d’importance aux personnages qu’au décor (En août). Degreef, lui, s’immerge complètement dans le Sous-bois de Blankedelle ou peint une Paysagiste à son chevalet. Léon Houyoux peint à la manière impressionniste (La Woluwe à Val-Duchesse). Paul-Jean Martel, découvert ici, choisit des tons si clairs qu’il faut deviner les formes, par exemple, dans sa Terrasse au Rouge-Cloître.
     

    Degreef, La paysagiste.JPG

     

    Toutes les saisons attirent les peintres. Pour son Braconnier, Isidore Verheyden rend des tons d’automne, sous un ciel cuivré en écho aux feuilles mortes qui jonchent le sous-bois. Anne-Pierre de Kat, dans Le ravin, le tableau le plus rythmé de cette exposition, que j'ai eu plaisir à détailler, représente des patineurs sur un étang gelé, on y aperçoit aussi des cavaliers. Une petite toile de Vogels montre le peintre Pantazis peignant dans la neige, sa silhouette noire tranchant sur le blanc. Du côté de La Hulpe vivait un couple d’artistes réputés, Rodolphe et Juliette Wytsman. De celle-ci, j’ai aimé un paysage printanier tout en fleurs jaunes et ombres bleues (Verger à Linkebeek). Médard Verburgh rend à l’été tout son éclat dans Les toits rouges à Boitsfort, réjouissants, mais il ne peut cependant rivaliser avec Rik Wouters, le fauve brabançon, et sa grande Fenêtre ouverte sur Boitsfort. 

    VOGELS Guillaume, Pantazis peignant dans la neige, c. 1881.JPG

     

    Dernière salle, consacrée à Uccle et Linkebeek, avec une lumineuse Grande ferme rose d’Adrien-Jean Le Mayeur, près de laquelle on a accroché un Intérieur de Louis Thévenet. De jolies vues de Linkebeek sont signées Roidot ou Charles Dehoy Le Langeveld de Jos Albert, en comparaison, est presque abstrait, fermement structuré par un tronc d’arbre à l’avant-plan. La plupart de ces noms parlent aux amateurs de peinture belge et aux habitués des salles de ventes bruxelloises, les œuvres présentées ici viennent de musées mais aussi de collections particulières.

    Degouve de Nuncques, Etang de Boitsfort.JPG

     

    Samedi matin, il n’y avait pas encore grand-monde à cette exposition qui n'ouvre ses portes qu'à onze heures trente, c’était très agréable pour y déambuler à l’aise. J’y ai flâné trop longtemps pour pouvoir regarder attentivement l’exposition principale du musée d’Ixelles en ce moment : les photos de la collection du diamantaire et bijoutier anversois Sylvio Perlstein sous le titre « La photographie n’est pas l’art », plus de deux cents tirages de 1920 à nos jours. C’est Man Ray qui affirmait cela avec humour. Il est présent avec bien d’autres noms célèbres dans ce parcours à travers l’histoire de la photographie au vingtième siècle.

      

    Mais j’avais encore l’odeur des feuilles et de l’humus dans les narines, l’œil imprégné des feuillages et des écorces, des eaux dormantes sous la lune (Abatucci) ou des lumières d’un soir bleuté de Degouve de Nuncques, magique.

     

     
  • C'était dimanche

    Dimanche sans voiture, c’est une tradition à Bruxelles pendant les journées du patrimoine, avec la gratuité des transports en commun. Occupée samedi par le patrimoine familial, j’avais réservé le dimanche pour quelques découvertes, et puis l’imprévu : l’arrivée de deux charmants visiteurs, à vélo, et le plaisir de leur compagnie – cela passe avant tout. C’était l’occasion d’étrenner de jolis bols à thé japonais sur des feuilles en fonte cuivrée, couleur d’automne (nous y sommes). 

    Mésange, dimanche sans voiture.JPG

     

    Pas de circulation ni dans la rue peu passante, ni aux alentours. Les bruits de la ville effacés dès neuf heures et le calme, souverain. De la terrasse, j’entendais soudain parfaitement les cris des mésanges tout près, dans les bouleaux qui perdent leurs feuilles depuis quelque temps déjà, et je les regardais voltiger d’une branche à l’autre. La ville rendue aux oiseaux. Et, bien sûr, aux promeneurs. Le temps radieux de ce dernier week-end de l’été a fait sortir tous les Bruxellois qui aiment et peuvent marcher, rouler à vélo, parcourir la ville débarrassée de la masse automobile. Seuls les avions ont oublié de mettre une sourdine à leurs élans célestes, réveillant le rêve d’une ville qu’ils ne survoleraient pas.

     

    Après le thé et la conversation joyeuse, une balade, tout de même. C’est le jour idéal pour flâner sur les boulevards, que les cyclistes s’amusent à occuper sur toute leur largeur. Beaucoup de couples, de familles, de visages souriants – plus qu’à l’ordinaire. Tiens, une avenue jamais empruntée, des maisons unifamiliales, comme on dit aussi au Québec. Allons-y. Sans le tumulte de la circulation sur les grands axes non loin de là, c’est un coin charmant. Et ce chemin, où mène-t-il ? En haut du talus de la voie ferrée, il circule dans un tunnel végétal à l’arrière de jardins particuliers, protégés par des cloisons en bois ou de hautes haies. Un paradis pour les oiseaux, que les pas des rares promeneurs alertent. Et puis on débouche près d’un pont familier, on prend le chemin du retour.

     

    J’aime tant ces dimanches allègres que je les verrais volontiers se multiplier, un dimanche sans voiture à la fin des quatre saisons par exemple. Sans doute, cela poserait problème à ceux qui doivent travailler le dimanche, se procurer une dérogation pour circuler. J’imagine que certaines personnes seules, ce jour-là, souffrent davantage de ne pas recevoir leurs visiteurs éloignés, mais ce pourrait être l’occasion d’une plus grande sollicitude entre voisins.

     

    Me revient un beau texte de Jean-François Duval, joliment intitulé « Un port à l’aube de chaque lundi » (revue Autrement, 1999) : « La semaine, je sais bien qui je suis : tout le monde me le dit ; ma place dans la société, dans le monde du
    travail me l'indique. Mais dimanche ? Dimanche nous débusque et nous révèle. Alors que la semaine, dans ses discontinuités, nous oblige à des rôles différents, nous divise et nous écartèle, dimanche, qui s'offre dans une durée et une continuité, permet d'effacer ces rôles et de se ressaisir dans son unité et son identité. »

     

    Si j’étais plus douée, je vous mettrais en contrepoint un enregistrement de « Je hais les dimanches », Piaf ou Greco, au choix – en voici les paroles. Certains s’y ennuient, d’autres les redoutent, cela dépend aussi des périodes de la vie. Je suis pour ma part sensible aux charmes du dimanche et de son temps différent. Contre ceux qui voudraient généraliser le travail tous les jours de la semaine et qui prennent hypocritement le parti des consommateurs, ces supposés clients qui deviendraient les travailleurs du dimanche, tôt ou tard, je plaide « la grâce du dimanche »,
    pas forcément chrétienne.

  • Omnivalence

    « De plus, Sobral venait de publier Ce pouvoir qui nous enivre, exercice d’abjection salutaire où un écrivain domestique éprouve, à 55 ans (sic), sous le nom de liberté d’esprit, une sorte de mélancolie à avoir servi avec platitude tant de maîtres. La servilité et la versatilité s’y voyaient ainsi délivrer d’un même mouvement leurs lettres de noblesse.

    Mais enfin, même de mon point de vue, la venue à Bruxelles de Rainier Sobral c’était mieux que rien. Une fois Revel écarté pour crime de libéralisme, il n’y avait pas un choix infini. Debord suicidé, Sollers trop cher, Eco trop compliqué, Levi-Strauss intransportable, Derrida empêtré dans son parapluie : tous genres confondus, l’omnivalence intellectuelle est rare, et on prend ce qui se trouve.
    Du moins Sobral, académicien dans l’âme, ne songerait pas à s’étonner de la naïveté de nos rites. »

    Luc Dellisse, Le Royaume des ombres

    Atomium de Bruxelles.JPG
  • Jeu de massacre

    Pauvre Belgique ! Le Royaume des ombres (1998) de Luc Dellisse, né à Bruxelles en 1953, débute par un « Avertissement » : ni livre à clés, ni autobiographie, c’est un « rêve éveillé », « une histoire à dormir debout » dont le narrateur s’appelle comme l’auteur, où « le mensonge est le garant de la vérité ». Nous voilà prévenus.
    De « Caméra » à « Case départ », en dix-sept épisodes, Dellisse nous conte « sa » Belgique à travers les heurs et malheurs d’un écrivain en mal de succès (appelons-le L.D.) qui se mue en chargé de mission pour des raisons alimentaires.
     

    Feu d'artifice.JPG

    « J’étais dans une période noire et il me semblait que la rareté du public et le dédain de la critique venaient vérifier la solitude désespérée de mes personnages », confie L.D. dès les premières pages. Il faut dire qu’au Théâtre de l’Oeil où l’on joue sa pièce « Perdu pour perdu », René Pylade, le directeur, n’est jamais là, sa femme invoque mille prétextes pour expliquer son absence. « Elle savait et je savais et René savait ce que c’est la vie : cinquante années de travaux pratiques où on apprend à bousiller soi-même le mécano de ses vingt ans. » Au lendemain de la dernière, une nouvelle panne de courant exaspérante – l’installation électrique est vraiment « pourrie » – le fait frapper à la porte de la direction, sans réponse. Quand il la pousse carrément, Pylade est pourtant là, dans le noir, « sorte de Falstaff féminin », un gros cigare entre les dents. Echanges de mots bien sentis.
    Le directeur en veut à Montalban, un politicien et ami de L.D., qui exige des justificatifs, des preuves de paiement, et menace de dénoncer le contrat-programme de ce Théâtre subventionné. Impossible de ne pas songer là aux vicissitudes d’un directeur de théâtre bruxellois bien connu.

     

    Chez le coiffeur « Diminue-tifs » (le ridicule ne tue pas) aux frais d’un ami qui le sait fauché, L.D. le reconnaît : « Je ne sais faire qu’une chose dans la vie : lire et écrire. » Autant en tirer en profit, dit l’autre. Une productrice d’émissions enfantines à Télébel cherche un scénariste. Séance inénarrable dans les dix-huit kilomètres de couloirs, sur sept étages, de la télévision nationale belge. Laissé en plan avec trois comédiens sur le retour, L.D. comprend que peu importe le scénario pourvu que le prochain épisode se passe à Liège, vu le contrat avec le syndicat d’initiative de la cité mosane. La productrice l’entraîne jusque-là, mais repousse successivement toutes ses propositions, lui reproche d’être « quinquin sans expérience ». Démission.

     

    Dellisse place son homoyme dans des situations quasi toutes perdues d’avance, boulots précaires et missions foireuses à l’étranger où l’envoie Montalban, un directeur de cabinet ministériel wallon : conférence sur la littérature viticole en Tunisie (exportation de vins belges), contacts en Albanie (ce pays réclame une statue de son fondateur au musée de La Louvière), voyage en Chine pour récupérer le
    testament politique sulfureux de Théo Faber conservé à Canton où il est mort – « Et, pendant ce temps-là, la réforme de l’enseignement n’avançait pas. » 
    Entretemps, ce « cœur froid et sec » de L.D. se livre à quelques fantaisies érotiques, sans plus de conviction. 

     

    Pour l’enflammer vraiment, rien de tel que la comédie sociale dont cet anti-héros est régulièrement le témoin, quoiqu’il préfère la solitude. « Les grands bourgeois cultivés, au même titre que les dinosaures, appartiennent à l’histoire de la science-fiction. Je croirais à leur existence si j’en avais jamais croisé un seul. » Un week-end à la campagne chez l’ancien roi du meuble de jardin, « pourvu d’une jolie femme bréhaigne » est l’occasion d’une satire virulente – filets de sole à la Tolstoï, ananas à la Novalis – d’où il ressort que trois postes, en Belgique, permettent la « jouissance du pouvoir liée au secret de son exercice » : archevêque de Malines, directeur de cabinet du ministre des Finances, précepteur d’un imminent successeur au trône ! « Il faut vraiment fuir ce pays » conclut L.D. devant le spectacle politique belge, faisant plus qu’égratigner la monarchie, les socialistes,
    le CVP (démocrates-chrétiens flamands), la Flandre et la ville de Louvain en particulier, la Wallonie quand elle manque d'ambition.

    La satire fait rire – il y a bien « du belge » derrière tout ce bazar et Dellisse a le sens
    du cocasse – mais « une certaine noirceur », pour reprendre un titre de chapitre,  envahit Le Royaume des ombres, qui tourne carrément au jeu de massacre. Installé à Paris, Dellisse affiche sa détestation. « C’était cela pour moi, la Belgique : non pas le pays où j’habitais, mais l’irritation qu’il me causait.  (…) Si j’avais pu aimer
    le désastre, si j’avais pu renoncer à croire en l’humanité, je me serais fait à mon pays et nous aurions vieilli ensemble. »
    A quelqu’un qui, un jour, veut profiter des relations de L.D., celui-ci répond sans ambages : « Moi ? Un athée francophone de gauche qui fait profession de fuquer la Belgique ? » Sans commentaire.

    Dans un entretien à propos du Testament belge (2008), de la même veine, Luc Dellisse conclut : « J’ai inventé un personnage de narrateur un peu ridicule, que personne ne prend au sérieux, et je lui ai donné mon nom. Cette distance masquée, cette fausse connivence ironique et un peu funèbre, donne une musique de fable au roman. Ce ne sont pas mes souvenirs de vie en Belgique. Ce sont les aventures de Candide, jeté dans une étrange jungle, le royaume de Belgique, c'est-à-dire un Royaume  des Ombres. » Candide, vraiment ?

  • Erratum

    Cela fait longtemps que je dois cette correction à JEA, qui partage sa rigoureuse érudition dans Mo(t)saïques. A propos du monument à Philippe Baucq dans le parc Josaphat de Schaerbeek, il a eu l’amabilité de m’instruire – je le cite : « Philippe Baucq a été arrêté par l'occupant le 31 juillet 1915. Motif : organisation d'un réseau d'évasion pour soldats anglais. Ce réseau débuta par Mons pour s'étendre au Nord de la France et retenir Bruxelles comme plaque-tournante. Il est resté célèbre sous le nom d'Edith Cavell. De nationalité anglaise, celle-ci dirigeait l'Ecole d'infirmières créée par le Dr Depage. Elle fut fusillée tout comme l'architecte Baucq. » 

    Philippe Baucq - monument du parc Josaphat.JPG

     

    Et de m’interroger : « Une question, si vous le permettez : le peloton d'exécution les cribla de balles le 15 octobre 1915. Or vous mentionnez 1918 comme année de décès. Il y aurait là un point d'histoire à éclaircir. » Je m’étais trompée, comme vous pouvez le vérifier sur la photo. Je voulais rephotographier la pierre de plus près, mais hélas, des barbouilleurs l’ont récemment maculée d’orange et de vert, ainsi que plusieurs sculptures du parc.

     

    Sans rapport avec ce qui précède – Camille et Gribouille se portent bien. Soigneusement brossés et placides, les deux ânes communaux de Schaerbeek se promenaient dimanche sur la grande pelouse du tir à l’arc. Visiblement, l’herbe « sucrée » (dixit le gardien) leur était savoureuse.