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Bruxelles - Page 128

  • A la maison Autrique

    J’y allais pour Ghelderode, j’en suis revenue surtout avec des atmosphères. La Maison Autrique, construite par l’architecte phare de l’art nouveau en Belgique, Victor Horta, vaut assurément la visite. Ne la manquez pas, si par exemple il vous reste du temps après un repas de midi dans l’un des agréables restaurants de l’avenue Louis Bertrand à Schaerbeek. Remontez-la jusqu’à la chaussée de Haecht, au 266. Sonnez, on vous ouvrira.

     

    Derrière sa façade élégante et sobre, c’est une demeure bourgeoise typique de la Belle Epoque à Bruxelles. Du sous-sol jusqu’aux combles, elle est meublée dans l’esprit du temps, éclairée comme un théâtre, avec des surprises qui guettent les visiteurs dans ses recoins. L’hôtel de Ville de Schaerbeek n’est pas loin, où Adhémar Martens a travaillé en tant que commis d’administration communale tout en écrivant, caché derrière un mur d’archives. De son nom de plume Michel de Ghelderode, ce Schaerbeekois qui ne se reconnaissait qu’une seule patrie, la Flandre, habitait rue Lefrancq. 

    Maison Autrique, un lustre.JPG

     

    A l’accueil, on m’avait gentiment prévenue : c’est l’homme qui fait ici l’objet d’une exposition – Le mystère Ghelderode, jusqu’à la fin du mois d’avril  – et non son œuvre. Dans la pièce qui donne sur le jardin à l’arrière, clos par une grille au « A » gracieux, une fantastique chauve-souris sculptée par un artiste serbe (Prédan, si j’ai bien entendu) donne le ton, près d’un piano noir. Il fait office de "Grand Macabre", en quelque sorte.

     

    Dès le hall d’entrée, l’association entre Ghelderode et Jean-Jacques Gailliard, son ami, saute aux yeux. Affiches, correspondance, portraits, tout indique entre eux une grande complicité. « Cher grand artiste… », « Cher Ami… », « Cher et Illustre, universellement… » : Gailliard y met beaucoup de majuscules et ses lettres sont comme ses peintures, un étonnant fouillis baroque et animé. Ses missives ostendaises sont surmontées d’un dessin de paquebot, d’un voilier ou d’un fiacre découpé en silhouette. Sur un palier, un sonnet intitulé Miroir : Ghelderode l’a écrit en rouge sur un dessin de Gaillard à l’encre de Chine. 

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    Dans le salon-bibliothèque, à l’étage, un film de Luc de Heusch et Jean Raine, en noir et blanc, passe en boucle. On y voit Ghelderode allumant sa pipe au long tuyau, marchant dans les rues de Bruxelles. On l’entend parler du « secret du grand art, la cruauté ». Bruges est sa ville fétiche, l’ancien port dont la mer s’est retirée et où l’on comprend sans peine, dit-il, que la mort est « le comparse obligé du poète dramatique ». L’écrivain est filmé chez Toone, le fameux marionnettiste bruxellois, qui anime ses figures de bois rien que pour lui. On peut lire par ailleurs une belle lettre d’hommage de Ghelderode à Toone, « le seul directeur de théâtre de Bruxelles à qui j’ose serrer la main ; le seul à qui j’ose confier mes pièces ; ses artistes sont parfaits. »

    C’est dans les chambres du haut que la vie personnelle de Ghelderode est surtout illustrée. Quelques portraits de lui sont présentés sur un chevalet. Un bureau couvert d’objets (main, crâne, machine à écrire, chandelier, buste de femme en bronze affublé d’un masque d’âne…) évoque le décor chargé dans lequel l’écrivain évoluait, lui, l’amoureux des objets « inactuels » pour qui les choses ont une âme, ne vous abandonnent jamais, « remèdes contre le vide, le néant, la solitude ». Un cheval de bois, des marionnettes, assurent cette présence. 

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    Des documents administratifs, près de quelques éditions anciennes et de coquillages, rappellent sa naissance à Schaerbeek, le 3 avril 1898, son engagement à la maison communale en 1923, des avertissements pour retards répétés en 1939, sa révocation en 1945. Plus étonnants, des extraits de délibérations sur les remous provoqués par Martens-Ghelderode : il avait répondu « Merde » à des collègues qui l’accusaient de faire jouer ses pièces par la Jeune Garde libérale, on l’avait traité de « calotin » dans les couloirs, etc.

    Plus que d’une véritable exposition, il s’agit donc bien, comme stipulé sur le document donné à l’accueil, d’un Itinéraire pour une visite de la Maison Autrique. Le visiteur qui connaît déjà l’œuvre ghelderodienne y verra davantage que le non initié. Pour ceux qui n’ont jamais franchi le seuil de la maison Autrique, ce parcours original dans l’univers du grand écrivain belge (dont il faut lire, au moins, les somptueuses nouvelles du recueil Sortilèges) constitue en tout cas une excellente occasion de la découvrir.

  • L'ombre du chat

    « Je m’appelle Astrophe, je suis un chat. » Ce sont les premiers mots de Nuit avec ombres en couleurs, un texte de Paul Willems présenté au Rideau de Bruxelles jusqu’au 27 février, dans une mise en scène de Frédéric Dussenne. Willems et le Rideau, une longue amitié. Peut-être, sûrement si vous y étiez, vous souvenez-vous du féerique Il pleut dans ma maison, du non moins poétique Elle disait dormir pour mourir, pages inoubliables dans le grand livre du Rideau au Palais des Beaux-Arts (Bozar) ?

    Pas tout à fait une pièce, plus qu’un long poème, Nuit avec ombres en couleurs
    pose de façon plus grave les questions essentielles de l’amour, de la vie et de la mort. Neuf jeunes acteurs les portent avec conviction sur un praticable incliné vers la salle, seul décor dans la boîte noire de l’Auditorium Paul Willems qui accueille les spectacles du Rideau en attendant mieux. Pour nous y faire voir un arbre, un terrain vague, de l’eau, du vent, il y a les mots, et la musique de Pascal Charpentier.

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    En 1983, au Théâtre National (alors de Belgique), l’écrivain de Missembourg avait raconté ce souvenir d’une promenade dans Londres, par une belle journée de juin, quand il avait dix-neuf ans. Les passants avaient tous des ombres et passaient sans se voir, alors qu’il aurait suffi de s’arrêter et de se sourire. Mais leurs ombres, elles, avaient l’air de s’aimer, glissaient l’une sur l’autre avant de se quitter à regret.

    Que dit Astrophe, le chat noir, à son ombre blanche ? Le chat philosophe pour qui les palissades, la nuit, sont les livres du hasard ? Qu’il y a d’abord Vincent et Josée, sa sœur. Ils entrent en scène. Aline vient de mourir et Vincent est plein du sourire qu’il a recueilli sur le visage de la jeune morte. Josée ne supporte pas de voir et d’entendre son frère plein d’Aline encore, elle voudrait être tout pour lui, sa sœur, son épouse, sa mère. Elle l’empêche de retourner vers l’arbre où Aline et lui se sont vus la dernière fois, lui promet d’y aller avec lui, plus tard. Pour Vincent, il n’y a qu’Aline ; pour Josée, il n’y a que Vincent.

    Ensuite apparaît Madame Van K., suivie comme son ombre par Eugène et César. Elle est riche, mais elle n’a pas tout. Elle se voudrait spécialiste en sanglots, elle qui aime tout de la vie. Eugène est l’amoureux de la riche Mme Van K., César son factotum. Elle est leur Godot attendu, à ces Vladimir et Estragon. Eugène acquiesce à tous les désirs de sa dame, la couvre de « ma chérie », de caresses et de mots rassurants. Quand il est en congé, le trouble César en profite pour la cajoler un peu lui aussi.
    Mme Van K. les emmène passer la nuit sur son terrain vague de quelques hectares – une de ses propriétés.

    Affiche de Nuit avec ombres en couleurs - Rideau de Bruxelles.jpg

    Affiche du spectacle © signelazer.com

    Bella et son ombre parfois rose, parfois bleue, complètent la troupe des passants. La jeune femme est mariée mais seule. Alec, son mari, passe son temps dans le
    coffre-fort de la banque avec sa secrétaire, en tout bien tout honneur. Bella en profite pour retourner à la maison de fougères où elle emmenait son petit garçon perdu, Rik, qui s’y montre parfois. « Tous les enfants sont perdus. Tous les enfants sont trouvés. »

    Un an après la mort d’Aline, Vincent erre non loin de l’arbre et y rencontre Bella. Eblouie par son sourire, Bella le presse de questions, lui donne des lacets dorés pour attacher ses souliers - et son adresse. Vincent qui n’a plus parlé depuis un an, qui vient de s’échapper de l’Institut où l’a mis sa sœur pour le protéger de ses envies suicidaires, Vincent retrouve la parole.

    On peut compter sur Astrophe le chat et sur son ombre pour les commentaires, les récits, les aphorismes. « Nous sommes tout pour tous et rien pour personne. » Centrés sur leurs blessures, les personnages de Paul Willems n’en sont pas moins ouverts aux rencontres. Hantés par la mort, ils cherchent à vivre. J’aimerais relire le texte (indisponible) de Nuit avec ombres en couleurs pour mieux comprendre la magie qui relie entre eux les moments du spectacle, pour réentendre les phrases simples et denses qui le jalonnent. Frédéric Dussenne écrit de l’œuvre de Paul Willems : « Elle parle de nous. De ce que nous sommes, dans ce lieu-ci du monde. De ce que nous avons été. De ce que nous pourrions devenir. »

  • Une fois par an

    C’est à l’entrée d’un passage. Les Galeries Royales Saint Hubert, il me semble. Sous les arcades, je croise une vieille dame qui en sort, la figure extatique. Tandis que je la suis du regard, quelqu’un que je n’ai pas entendu venir me presse légèrement le bras, chuchote : « Les Audelottes, elles sont là, oui. » Et comme je ne comprends pas, d’un geste vers la voûte, cette femme sans âge me fait découvrir un étrange ballet de plumes. De grands oiseaux beiges se posent aux chapiteaux des pilastres, vont et viennent.

    « Une fois par an, elles viennent nous visiter. C’est aujourd’hui. N’ayez pas peur. » J’observe alors l’incroyable. Du haut des parois, les oiseaux se laissent glisser dans l’air, ralentissent, restent suspendus face aux personnes qui se sont arrêtées, puis remontent. Une femme, sur le côté, a posé un grand foulard dans les tons ocre sur ses cheveux et ses épaules. Elle les attend, les bras en croix, les yeux ouverts. Les audelottes ignorent les passants, visitent les immobiles. Leurs battements d’ailes et le bruit des pas troublent seuls le silence.

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    Je m’arrête. J’attends, les yeux fermés, une improbable rencontre. J’ai peur. Un frôlement, une présence. Je retiens mon souffle. Mais une telle visite doit être honorée, j’ouvre les yeux. Juste en face, deux prunelles mordorées, immenses, me dévisagent intensément. Les yeux écarquillés, d’un battement de paupières, je souris. Souple, légère, royale, déployant son châle ocellé de roux et d’or, l’audelotte s’envole.

    Je ne sais plus ce qui se passe ensuite. J’éprouve un bonheur indicible. Je sais que j’ai rêvé.

  • Cobra libre

    L’aventure Cobra (1948-1951) fait l’objet, pour ses soixante ans, d’une belle exposition aux Musées Royaux des Beaux-Arts, visible jusqu’au 15 février 2009.
    Il y avait du monde, dimanche dernier, pour s’amuser aux facéties, aux couleurs et aux jeux de mots des artistes de COpenhague, BRuxelles et Amsterdam qui décidèrent, en novembre 1948, de libérer l’art des « ismes » en tous genres, dont le parisianisme. Il fallait « échapper au règne de la raison » (Asger Jorn, Discours aux pingouins, 1947), refuser de s’embrigader « dans une unité théorique artificielle » (La cause est entendue, 1948). Le serpent acronyme, leur emblème, était du côté de l’instinct contre l’idée.

    « L’esthétique est un tic de la civilisation.
    Qui nie le bonheur sur terre nie l’art.
    Pas de bon tableau sans un gros plaisir.
    En art pas de politesse – l’art c’est du désir brut. »
    (Cobra n° 4, 1949)

    Alfelt Else Paysage de Montagne Islande 1948.jpg

    Photos et revues des surréalistes révolutionnaires hollandais, belges et danois rappellent le contexte d’après-guerre. On voit d’emblée que les artistes du groupe Cobra ont beaucoup écrit. Dotremont surtout, aux innombrables trouvailles : « Et je ne vais dans les musées que pour enlever les muselières. » La revue Cobra connaîtra dix numéros – le premier publié à Copenhague, le dernier à Liège – sans compter Le petit Cobra où se côtoient joyeusement textes et dessins.

    Dans le groupe danois, à côté d’Asger Jorn, le fondateur, j’ai découvert Else Alfelt à travers deux oeuvres vibrantes peintes en 1948 : Rêve d’été (Norvège), une aquarelle diaprée, et ce Paysage de montagne (Islande), de puissantes arêtes obliques à l’assaut du ciel. Carl-Henning Pedersen, son époux, est représenté par de grandes toiles où les jaunes et les bleus dominent, même dans Personnage souriant et bateau rouge (1950).

    « Nous sommes peintres et le matérialisme est d’abord, pour nous, sensation du monde et sensation de la couleur. » (Cobra, n° 2, 1949) La vivacité des tons dans Petits masques de la désobéissance, une toile de Constant (Hollande) se retrouve aussi dans Rouge imaginaire de Anders Osterlin (Suède), faux collage de figures humaines et animales. Des oiseaux, des mains à quatre doigts, des soleils, chez Constant, ce sont des jeux de grands enfants, pleins de fraîcheur. D’Alechinsky, ne ratez pas les neuf eaux-fortes sur le thème des métiers : le coiffeur, le pêcheur et les autres y sont drôlement campés. Le pompier, par exemple. Une hache et un tuyau en spirale pour la tête, une échelle, des extincteurs - et hop !

    Cobra, ce sont aussi des sculpteurs. Sonja Ferlov-Mancoba, danoise, avec des bronzes : une bête étrange à trois pattes ; une tête penchée, La petite douce. De son compatriote Henry Heerup, plusieurs sculptures en pierre, dont un charmant Eskimo, posées sur un parterre de charbon. Du belge Reinhoud, décédé l’an dernier, un tonitruant coq en cuivre. Des ardoises gravées de Raoul Ubac. Les photographies en noir et blanc de Serge Vandercam reposent un peu les yeux, dont un très bel Hommage à Giacometti, où des tiges de métal se dressent dans le sable.

    Cet univers plein de fantaisie détonne sans doute moins aujourd’hui que dans les années ’50. Il y souffle un vent de liberté créatrice très réjouissant. On n’a pas cité tous les artistes, les Karel Appel, Corneille, Van Lint, Hugo Claus, et compagnie. Connus, peu connus, ils sont tous à la fête, au Palais des Beaux-Arts aussi, dans une exposition parallèle, Estampes et imprimés, bientôt clôturée (jusqu’au 4 janvier). L’expo Cobra des MRBA se termine sur des œuvres mixtes : Reinhoud & Alechinsky, Claus & Vandercam, un grand paravent d’Alechinsky, Abrupte fable, avec un poème de Dotremont. Celui-ci s’y montre partout – textes, peintures, calligraphies – fidèle à sa conviction : « La vraie poésie est celle où l’écriture a son mot à dire. »

    Chère lectrice, Cher lecteur, que l'année 2009 vous soit douce et légère !

  • La Pietà

    Elle penche le visage vers lui les yeux baissés, il repose les yeux clos dans ses bras largement ouverts. Tous deux sont d’une indicible sérénité. C’est une Pietà. C’est La Pietà de Michel-Ange. A l’Exposition Universelle de New York en 1964, le photographe Robert Hupka (1919 - 2001), chargé d’en prendre une photo pour un disque souvenir du Pavillon du Vatican, l’a photographiée sous tous les angles, dans différentes lumières, en couleurs, en noir et blanc, des milliers de fois. "Et ainsi, tandis que je consacrais d'innombrables heures à ce travail de photographie, la statue devint pour moi un mystère toujours plus grand de beauté et de foi et je fus frappé par l'idée que le chef-d’œuvre de Michel-Ange n'avait jamais été vu dans toute sa grandeur, si ce n'est par un petit nombre de privilégiés."

    Dans le Parc du Cinquantenaire, en face de l’entrée des Musées Royaux d’Art et d’Histoire, un long pavillon blanc abrite La Pieta Michelangelo, jusqu’au 30 novembre. Ces photographies de Robert Hupka circulent dans le monde depuis 1979. Bruxelles 2008 est la vingt et unième étape de cette aventure, expliquée sur le site de l’exposition. A l’entrée, des panneaux didactiques rappellent en quoi consiste le nombre d’or et montrent, dessins à l’appui, les proportions parfaites de la célèbre sculpture, montrée d’abord dans son cadre, celui de la Basilique Saint-Pierre du Vatican.

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    D'après R. Hupka, photos visibles sur www.la-pieta.org  

    On découvre ensuite un espace étrange, aux parois tendues de noir, sur lesquelles les photos en noir et blanc rayonnent. Est-ce la musique, la pénombre ? Les visiteurs vont silencieusement de l’une à l’autre, ou quand ils se parlent, chuchotent. On se croirait dans une église, dont le chœur réserve une surprise. De part et d’autre d’une copie de la Pietà Rondanini, sculpture inachevée de Michel-Ange (conservée à Milan, au musée du château Sforza), sont exposés des agrandissements de cinq croquis au fusain, d’émouvantes esquisses du maître pour cerner la silhouette de la mère debout, soutenant le corps de son fils.

    Dans la Pietà, véritable sujet de l’exposition, le visage de la Vierge, étonnamment jeune, est d’une douceur infinie. Hupka a tourné autour pour capter tous ses profils ; chacun révèle subtilement l’expression. Le drapé de sa coiffe, les plis de ses vêtements, les détails nous sont montrés de plus près que ce que voient les visiteurs du Vatican depuis qu’une vitre de protection les garde à distance (en 1972, un déséquilibré avait mutilé la sculpture à coups de marteau). Mains, pieds, cheveux, tissus, le photographe a tout regardé, cadré, éclairé, pour nous montrer cette Pietà comme peu d’hommes ont pu la voir.

    La figure du Christ est extraordinairement sereine. Il s’abandonne sur les genoux et dans les bras de sa mère, en toute confiance. Comment Michel-Ange peut-il rendre à ce point dans le marbre cet amour silencieux ? L’unité fusionnelle du groupe sculpté dans un seul bloc apparaît sous tous les angles, y compris les plus surprenants, sur les photos prises d’en haut.

    La Pietà de Michel-Ange éblouit et étonne. Chef-d’œuvre absolu de la Renaissance, sa beauté résiste aux siècles. Reste la question de la souffrance, ici évacuée. Et ces visages lisses. Pourquoi ces figures idéalisées ? Que signifient-elles ? Foi absolue ? Sublimation esthétique ? Cette perfection reste un mystère. Sœur Emmanuelle, vouée
    à la Vierge, attendait la mort comme un rendez-vous d’amour. "C'est passionnant de vivre en aimant", dit-elle dans son testament spirituel

    Pour apprécier une sculpture en ronde-bosse, pour la voir vibrer dans la lumière, il
    faut tourner autour, le dialogue frontal ne suffit pas. C'est une gageure de la photographier. Pour ma part, je retiens cette magnifique photo de Robert Hupka qui montre la Pietà vue de dos, les jeux de la lumière dans les plis du manteau de la Vierge, la tête et les épaules légèrement inclinées. Ses bras ouverts sont éloquents : le bras droit retient délicatement la tête du Christ dans le creux du coude, la main gauche s’ouvre, donne, offre, comme en prière.