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Art - Page 181

  • Inventivité

    « C’était un homme exquis, courtois, probablement un des plus grands génies que j’aie connus dans ma vie, un vrai génie. Modeste. Connaissez-vous vraiment un auteur que les jeunes générations ont lu en 1929 et que mes petites-filles continuent à lire avec autant d’enthousiasme et de ferveur ? Il n’y en a pas d’autre, je crois, en langue française ; il y en a, enfin, très peu d’autres. Et c’était un homme d’une inventivité absolument débordante, d’un humour très chaleureux – très gros travailleur. Vraiment un de mes plus chers et tendres amis. »

     

    Michel Serres à propos d'Hergé, en réponse à Bernard Pivot (Bouillon de culture, 2/2/1992)

     

    Hergé mon ami par Michel Serres.jpg
  • R. G. dit Hergé

    A  J. V. (Charlotte, Caroline du Nord)  

    Au centre de Louvain-la-Neuve, Hergé a son musée depuis l’été 2009, un paquebot clair entre les arbres, auquel on accède du centre par une passerelle en bois. En ce début du mois de mars, à ses pieds, un de ces grands chantiers incessants dans la ville universitaire. Mais une fois à l’intérieur, on l’oublie, on s’abandonne au calme des volumes aux lignes obliques et aux couleurs pastel, reliés par de légères passerelles métalliques, des espaces très originaux et agréables à parcourir.

     

    Plan du centre de Louvain-la-Neuve (musée en haut à droite du cercle jaune).jpg

    Ceci n’est pas une photo du musée Hergé (en haut, à droite).

     

    Le ticket d’entrée, audioguide et badge « Tintin » compris dans le prix, vous ouvre la porte d’un ascenseur : on visite de haut en bas. La première salle présente Georges Remi dit Hergé par les grandes dates de sa vie, assorties de planches significatives.
    Il y a peu à lire pour les visiteurs allergiques aux écouteurs : une brève présentation du thème, pour chaque espace, et quelques citations. « A croire mes parents, je n’étais vraiment sage que lorsque j’avais un crayon à la main et un bout de papier », confie le dessinateur dans un entretien pour la revue Libelle-Rosita en 1978. Des vitrines basses offrent un contenu plus personnel : des albums de photos d’Hergé boy-scout – « C’est avec le scoutisme que le monde a commencé à s’ouvrir à moi » ; Hergé l’homme qui aimait les chats, photos et croquis à l’appui, dont une belle feuille où il a dessiné Thaïke, un siamois, sur le vif ou sagement installé sur un coussin bleu.

     

    Ensuite on découvre les différentes facettes de son talent. Le créateur de « Quick & Flupke, gamins de Bruxelles », a produit des dessins publicitaires très réussis, pour le rayon des jouets à l’Innovation, par exemple, ou pour des cigarettes turques Moldavan, que fume un homme en smoking coiffé d’un fez. Déjà la sobriété
    légendaire d’Hergé : le dessin doit être avant tout « efficace ». De grandes photos montrent l’Atelier Hergé Publicité au travail. Nous ne sommes donc pas dans un 
    « musée Tintin », c’est clair, l’objectif, ici, est avant tout de faire connaître son créateur. Mais le célèbre reporter est tout de même omniprésent, avec toute sa famille de papier dont les noms traduits surprennent parfois : « Bobbie » ou « Snowie » pour Milou, les « Jansen & Janssen » ou « Thomson & Thompson » – l’audioguide précise que le frère jumeau du père d’Hergé a inspiré leur fameux « je dirais même plus » et propose une astuce pour les distinguer l’un de l’autre. Haddock reste Haddock dans presque toutes les langues. Pourquoi si peu de femmes, à part La Castafiore ? Pas par misogynie, dit Hergé, mais parce qu’il est plus délicat de tourner une femme en ridicule, à ses yeux.

     

    Des rideaux en beau velours rouge d’autrefois s’ouvrent sur une salle de cinéma ; on y projette un documentaire sur la vie d’Hergé dans son époque puis une sélection de dessins, esquisses, traits, significatifs de son génie. On suit les différentes étapes du travail, on observe des variantes graphiques avant la forme définitive à donner même à un simple chiffre. Le grand écran met les détails en valeur, ce que ne permettent pas certaines planches présentées en vitrines trop basses.

     

    Au musée Hergé, on découvre de belles photos de lui dans Bruxelles, par exemple avec Tchang au Cinquantenaire sous la neige ; on apprend les circonstances de leur rencontre, l’influence qu’elle a eue sur Hergé. Une exposition temporaire, au rez-de-chaussée, y est consacrée, dans le cadre d’Europalia Chine (prévue jusqu’au 28 février, elle était encore visible le 4 mars). On y découvre des sculptures de l’ami chinois, des citations de Lao-Tseu, la traduction des idéogrammes calligraphiés par Chang pour assurer la vraisemblance du décor dans Le Lotus bleu.

     

    La huitième et dernière salle du musée illustre la gloire d’Hergé par les témoignages de différentes célébrités. Michel Serres, le grand philosophe tintinologue et ami d’Hergé, « un homme délicieux », lui rend hommage avec passion. Il raconte dans un document vidéo comment L’oreille cassée illustre à merveille son cours sur le fétichisme ; il place Hergé parmi les tout grands créateurs du XXe siècle, avec un enthousiasme communicatif. Il ne reste plus qu’à entrer dans la tour des couvertures
    de Tintin dans toutes les langues : Tinéjo, Tinni, Tim, Tintim, Tantana et autres Kuifje, Kuifie, Kuifstje voire Keefke - ah well merci !

     

    Au lendemain de la visite du musée Hergé, où l’on ne s’ennuie pas, moins passionnant que je ne l’espérais (pardon à mon amie tintinophile), que reste-t-il ? La belle architecture de Christian de Portzamparc, récemment primée, en parfaite adéquation avec l’univers d’Hergé et très bien intégré dans son cadre. La muséographie, un peu lisse, laisse parfois sur sa faim. Mais on sort de là avec l’envie de relire les bandes dessinées abandonnées depuis longtemps sur un rayonnage et de les regarder d’un autre œil, et de plus près. Avant une nouvelle visite, qui sait ?

  • L'art et la vie

    Un autre grand souvenir de rhétorique : la découverte de Proust.  

     

    « La grandeur de l'art véritable, au contraire, de celui que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c'était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans l'avoir connue, et qui est tout simplement notre vie, la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas « développés ». 

     

    Vermeer, Vue de Delft.jpg

    Vermeer, Vue de Delft


    Ressaisir notre vie; et aussi la vie des autres ; car le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacun. Par l'art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini, et qui bien des siècles après qu'est éteint le foyer dont ils émanaient, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient leur rayon spécial.

     

    Ce travail de l'artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l'expérience, sous des mots quelque chose de différent, c'est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons détourné de nous-même l'amour-propre, la passion, l'intelligence et l'habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher maintenant, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie. En somme cet art si compliqué est justement le seul art vivant. Seul il exprime pour les autres et nous fait voir à nous-même notre propre vie, cette vie qui ne peut pas s' « observer », dont les apparences qu'on observe ont besoin d'être traduites et souvent lues à rebours et péniblement déchiffrées. »

     

    Proust, Le temps retrouvé

     

  • Rue des Giacometti

    Il y a des livres qui donnent envie d’écrire, de parler. D’autres de se taire, d’écouter. Ainsi Giacometti La rue d’un seul, de Tahar Ben Jelloun, suivi de Visite fantôme de l’atelier (2006). Gallimard a ceint l’essai d’une centaine de pages d’un bandeau blanc où, précédant Le Chat, L’homme qui marche suit Le chien, les trois bronzes aussi efflanqués l’un que l’autre, dans le même mouvement. Lisons. 

    Giacometti L'homme qui marche (photo Libération.fr).jpg

     

    « Il existe dans la médina de Fès une rue si étroite qu’on l’appelle « la rue d’un seul ». Elle est la ligne d’entrée du labyrinthe, longue et sombre. Les murs des maisons ont l’air de se toucher vers le haut. On peut passer d’une terrasse à l’autre sans effort. (…) En observant les statues de Giacometti, j’ai su qu’elles ont été faites, minces et longues, pour traverser cette rue et même s’y croiser sans peine. »

     

    Solitude

     

     « La solitude a un visage travaillé par des mains très humaines, ce visage n’est pas un masque, il est cette tête où vit un regard au bout d’une tige qui se donne comme un corps détaché de tout, avec des jambes si hautes, faites pour marcher éternellement jusqu’à rencontrer un autre visage dont l’expression est celle de la stupeur, une expression familière où les solitudes se reconnaissent sans se faire signe. C’est qu’elles proviennent toutes d’un même abîme, une blessure singulière, absolue, totale et sans la moindre compromission. Cela, c’est la beauté. Ce n’est ni l’harmonie, ni la régularité des traits et des humeurs, ni la complaisance à l’égard de la lumière et de l’apparence du bien-être. »

     

     « Beckett m’a toujours fait penser à une sculpture de Giacometti qui se serait rebellée au point de lui échapper et de vivre hors de l’atelier ou du musée. »

     

    Réel

     

    « Depuis, que je sois dans le métro ou dans le train, que je sois dans la médina de Fès ou de Marrakech, je suis à la recherche d’autres statues de Giacometti qui auraient investi des corps vivants, des mémoires brûlantes, des visages hallucinés. »

     

    « J’écris pour capter l’extrême limite du réel. Je ne peux pas faire autrement, car j’appartiens à un pays où la terre est enceinte de milliers d’histoires, où l’imaginaire du peuple est si riche, imprévisible, fantastique, qu’il suffit pour l’écrire de tendre l’oreille humblement et de savoir que le réalisme est impossible. Tout est fugitif. »

     

    Regard

     

    « Giacometti ne cherchait pas à « s’exprimer » quand il travaillait. (…) Dans une personne, il ne cherchait que le regard. Dans le regard, il cherchait à capter la détresse, même et surtout si elle est cachée. »

     

    « Seul l’artiste qui ne sait pas où il va, ni à quoi ses mains vont aboutir, est digne d’être à la hauteur de la réalité. C’est par le regard que Giacometti ouvre une brèche dans l’âme du personnage. »

     

    « « Un jour, je me suis vu dans la rue comme ça, j’étais chien », dit Giacometti à Genet. Le chien qu’il a sculpté ensuite est tous les chiens, il est le dernier chien arrêté devant une porte fermée ; il apparaît comme nous le voyons dans nos nuits de rêves ou de cauchemars. »

     

    Silence

     

    « Quand les statues de Giacometti marchent, elles ne font pas de bruit. Il faut une ouïe très fine pour entendre des pas glisser sur du sable. Le mouvement est à peine perceptible. Il faut s’arrêter et écouter un immense silence respirer. »

     

    « Je ne sais pas si Giacometti a lu Cervantès, mais l’homme qui marche est un double silencieux de Don Quichotte, pour une fois livré à sa solitude et à ses méditations profondes. »

     

    « C’est cela qui fait que face à l’œuvre de Giacometti on se sent rempli d’humilité. On est intimidé parce qu’un homme, à l’écart du monde, à l’écart de toute valeur marchande, a réussi à nous exprimer tous, en creusant la terre, en creusant le métal, et en se souvenant de la tragédie humaine, qu’elle soit immédiate – comme celle qu’il a vécue durant le nazisme – ou lointaine, et qui existe depuis que l’homme humilie l’homme. » (Tanger, août 1990)

     

    Comme pour La rue d’un seul, à chaque page de Visite fantôme de l’atelier fait face une illustration – sculpture, peinture, photographie. Ben Jelloun a écrit ce texte à Paris en juin 2006, inspiré par l’atelier de Giacometti au 46 bis de la rue Hippolyte-Maindron dans le XIVe arrondissement. Loué en 1927 et occupé par le sculpteur jusqu’à sa mort, devenu l’atelier de Michel Bourbon. Un lieu exigu dont le sol en terre battue a été recouvert de ciment dur. Giacometti vivait avec sa femme Annette dans ce minuscule rez-de-chaussée, indifférent à tout confort.

    Des êtres de bronze ou de plâtre qui en sont sortis, Ben Jelloun écrit :  « Ils étaient vivants, c’est-à-dire vigilants et discrets. Je me sentais petit face à ces êtres filiformes qui prenaient le minimum d’espace pour une présence intimidante. » La rue des Giacometti, cette rue d’un seul, est la rue de tous.