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Rue des Giacometti

Il y a des livres qui donnent envie d’écrire, de parler. D’autres de se taire, d’écouter. Ainsi Giacometti La rue d’un seul, de Tahar Ben Jelloun, suivi de Visite fantôme de l’atelier (2006). Gallimard a ceint l’essai d’une centaine de pages d’un bandeau blanc où, précédant Le Chat, L’homme qui marche suit Le chien, les trois bronzes aussi efflanqués l’un que l’autre, dans le même mouvement. Lisons. 

Giacometti L'homme qui marche (photo Libération.fr).jpg

 

« Il existe dans la médina de Fès une rue si étroite qu’on l’appelle « la rue d’un seul ». Elle est la ligne d’entrée du labyrinthe, longue et sombre. Les murs des maisons ont l’air de se toucher vers le haut. On peut passer d’une terrasse à l’autre sans effort. (…) En observant les statues de Giacometti, j’ai su qu’elles ont été faites, minces et longues, pour traverser cette rue et même s’y croiser sans peine. »

 

Solitude

 

 « La solitude a un visage travaillé par des mains très humaines, ce visage n’est pas un masque, il est cette tête où vit un regard au bout d’une tige qui se donne comme un corps détaché de tout, avec des jambes si hautes, faites pour marcher éternellement jusqu’à rencontrer un autre visage dont l’expression est celle de la stupeur, une expression familière où les solitudes se reconnaissent sans se faire signe. C’est qu’elles proviennent toutes d’un même abîme, une blessure singulière, absolue, totale et sans la moindre compromission. Cela, c’est la beauté. Ce n’est ni l’harmonie, ni la régularité des traits et des humeurs, ni la complaisance à l’égard de la lumière et de l’apparence du bien-être. »

 

 « Beckett m’a toujours fait penser à une sculpture de Giacometti qui se serait rebellée au point de lui échapper et de vivre hors de l’atelier ou du musée. »

 

Réel

 

« Depuis, que je sois dans le métro ou dans le train, que je sois dans la médina de Fès ou de Marrakech, je suis à la recherche d’autres statues de Giacometti qui auraient investi des corps vivants, des mémoires brûlantes, des visages hallucinés. »

 

« J’écris pour capter l’extrême limite du réel. Je ne peux pas faire autrement, car j’appartiens à un pays où la terre est enceinte de milliers d’histoires, où l’imaginaire du peuple est si riche, imprévisible, fantastique, qu’il suffit pour l’écrire de tendre l’oreille humblement et de savoir que le réalisme est impossible. Tout est fugitif. »

 

Regard

 

« Giacometti ne cherchait pas à « s’exprimer » quand il travaillait. (…) Dans une personne, il ne cherchait que le regard. Dans le regard, il cherchait à capter la détresse, même et surtout si elle est cachée. »

 

« Seul l’artiste qui ne sait pas où il va, ni à quoi ses mains vont aboutir, est
digne d’être à la hauteur de la réalité. C’est par le regard que Giacometti ouvre une brèche dans l’âme du personnage. »

 

« « Un jour, je me suis vu dans la rue comme ça, j’étais chien », dit Giacometti à Genet. Le chien qu’il a sculpté ensuite est tous les chiens, il est le dernier chien arrêté devant une porte fermée ; il apparaît comme nous le voyons dans nos nuits de rêves ou de cauchemars. »

 

Silence

 

« Quand les statues de Giacometti marchent, elles ne font pas de bruit. Il faut une ouïe très fine pour entendre des pas glisser sur du sable. Le mouvement est
à peine perceptible. Il faut s’arrêter et écouter un immense silence respirer. »

 

« Je ne sais pas si Giacometti a lu Cervantès, mais l’homme qui marche est un double silencieux de Don Quichotte, pour une fois livré à sa solitude et à ses méditations profondes. »

 

« C’est cela qui fait que face à l’œuvre de Giacometti on se sent rempli d’humilité. On est intimidé parce qu’un homme, à l’écart du monde, à l’écart de toute valeur marchande, a réussi à nous exprimer tous, en creusant la terre, en creusant le métal, et en se souvenant de la tragédie humaine, qu’elle soit immédiate – comme celle qu’il a vécue durant le nazisme – ou lointaine, et qui existe depuis que l’homme humilie l’homme. » (Tanger, août 1990)

 

Comme pour La rue d’un seul, à chaque page de Visite fantôme de l’atelier fait face une illustration – sculpture, peinture, photographie. Ben Jelloun a écrit ce texte à Paris en juin 2006, inspiré par l’atelier de Giacometti au 46 bis de la rue Hippolyte-Maindron dans le XIVe arrondissement. Loué en 1927 et occupé par le sculpteur jusqu’à sa mort, devenu l’atelier de Michel Bourbon. Un lieu exigu dont le sol en terre battue a été recouvert de ciment dur. Giacometti vivait avec sa femme Annette dans
ce minuscule rez-de-chaussée, indifférent à tout confort.

Des êtres de bronze ou de plâtre qui en sont sortis, Ben Jelloun écrit :  « Ils étaient vivants, c’est-à-dire vigilants et discrets. Je me sentais petit face à ces êtres filiformes qui prenaient le minimum d’espace pour une présence intimidante. » La rue des Giacometti, cette rue d’un seul, est la rue de tous.

Commentaires

  • je n'apprécie pas Ben Jelloun pour ces romans mais là les extraits que tu donnes sont superbes, Giacometti me touche beaucoup
    merci pour ce billet

  • @ Dominique : la poésie de Ben Jelloun - "Les amandiers sont morts de leurs blessures" - contient de très beaux textes aussi.

  • J'ai partagé ton écoute silencieuse avec délectation, la commande est passée, merci.
    Pour les fleurs d'amandiers, faut attendre la fin janvier ici, et la poésie prend tout son sens.
    Blanc rosé, blanc bleuté.
    Noël aussi.
    Un beso, hasta pronto.

  • Je garde un souvenir ébloui de ma visite à la Fondation Maeght et aussi de la dernière expo Giacometti au Centre Pompidou. Une année, l'homme qui marche avait été installé aussi au jardin des Tuileries. Un bel artiste. J'aime autant ses toiles que ses sculptures.

  • J'aime beaucoup Giacometti mais Ben Jelloun dit des bêtises en parlant de lui... des mots vides... Don Quichotte !... C'est même plus n'importe quoi, c'est qu'il parle de quelqu'un d'autre. A mon avis, il avait en tête les dessins de Picasso pour Cervantes.
    Dire qu'il ne voulait capter que le regard est d'une sottise monumentale. Quand on regarde la façon d'appréhender l'espace, Giacometti pose à chaque fois des "pivots" à partir desquels il construit l'architecture du dessin ; dans sa sculpture, il part d'un autre point de vue— c'est le mouvement, et la maigreur de ses personnages est surtout due à une volonté de capturer l'instant du mouvement...
    Ben Jelloun est à côté de ses pompes. Il comprend rien à la peinture.
    Il aligne les adjectifs et il pense dire quelque chose.

  • Giacometti, agréable réminiscence d’une époque où je « flirtais » avec les œuvres de cet artiste, plongé dans le surréalisme (bien qu’il se défendît d’en appartenir, parait-il, en tous cas à la fin de sa vie) qui m’a toujours passionné. Ce monde filiforme rugueux, anorexique interpelait ceux qui cherchaient une voie … En a-t-il trouvé une ? Je pose la question à Tania …

  • Il existe au MET à New York une statue de chat aux aguets que Giacometti avait sculptée pour faire plaisir à sa femme. Il est super ce chat, réplique parfaite d'un chat jouant au danger dans un champ truffé de dangers. Tahar ben Jelloun est trop bavard à mon goût, mais j'aimerais bien savoir bavarder comme lui.

  • Très beaux extraits. Donnent envie de lire cet ouvrage et de partager passion pour Giacometti.merci.

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