Un autre grand souvenir de rhétorique : la découverte de Proust.
« La grandeur de l'art véritable, au contraire, de celui que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c'était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans l'avoir connue, et qui est tout simplement notre vie, la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas « développés ».
Ressaisir notre vie; et aussi la vie des autres ; car le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacun. Par l'art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini, et qui bien des siècles après qu'est éteint le foyer dont ils émanaient, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient leur rayon spécial.
Ce travail de l'artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l'expérience, sous des mots quelque chose de différent, c'est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons détourné de nous-même l'amour-propre, la passion, l'intelligence et l'habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher maintenant, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie. En somme cet art si compliqué est justement le seul art vivant. Seul il exprime pour les autres et nous fait voir à nous-même notre propre vie, cette vie qui ne peut pas s' « observer », dont les apparences qu'on observe ont besoin d'être traduites et souvent lues à rebours et péniblement déchiffrées. »
Proust, Le temps retrouvé
Commentaires
la classe de poésie, puis celle de rhétorique, la nostalogie risque d'embuer le miroir du temps, mais ces époques-là, loin d'être paradisiaques, ne confondaient pas quand même pas l'enseignement et la rentabilité... le grec et le latin n'étaient pas encore réduits à la portion congrue d'un folklore proche d'une réserve naturelle et néanmoins pédagogique
jeudi dernier, le bonheur de recevoir encore l'une de mes "anciennes" devenue prof à son tour, écrivain : passage de témoins humanistes...
Nostalgie non de Proust que je peux retrouver quand bon me semble , mais de Vermeer, ce tableau vu lors de l'expo Vermeer à La Haye, reste un de mes souvenirs forts et provoque en moi chaque fois la même émotion admirative
mais sans les mots de Proust hélas
Lu avec attention, et je dirais avec recueillement, ce texte, perle d’un trésor immense caché dans la caverne littéraire, est révélateur … (je comprends qu’on le donne à penser aux potaches) … « le style pour l’écrivain … la couleur pour le peintre est une question … de vision … (de) révélation … de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde … différence qui s’il n’y avait pas l’art, (que ce soit d’écrire, de peindre ou de sculpter) resterait le secret éternel de chacun » …
"...au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition,..."
Merveilles de l'art, de l'imagination. Bon dimanche!