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Art - Page 184

  • Bruit blanc, à voir

    Au hasard d’une flânerie dans les Galeries Royales Saint-Hubert, en sortant de la librairie Tropismes (à deux pas de la Grand-Place), j’ai poussé pour la première fois la porte de Photo Gallery, intriguée par un bel oxymore, Bruit blanc, près de la photo d’un tigre au bord de l’eau. Roland Lebrun, un jeune photographe, présente au 10, Galerie de la Reine, sa première exposition personnelle, jusqu’au 24 mai.

     

    C’est aussi par curiosité, je le reconnais, que je suis entrée là, mue par le désir de découvrir l’intérieur d’une des maisons de ce passage, le plus beau de Bruxelles, qui me fait toujours rêver. Dans l’escalier qui mène aux étages, je me réjouissais déjà de découvrir sous un angle inédit la verrière, les façades, les vitrines, et le va-et-vient permanent dans ces galeries. A mi-hauteur, les fenêtres offraient bien la vue espérée, mais très vite, les photographies de Roland Lebrun ont capté mon attention, dans leur format carré de taille moyenne qui invite à s’approcher.  

    Roland Lebrun Bruit blanc Image-1.jpg

     

    « Ces images sont tirées de ce qu’on appellerait un journal intime. Pourtant, à chaque photo, je sors du moment que je vis. Je me retourne et je le cadre. J’exclus, j’inclus. » Bruit blanc nous laisse entrevoir des paysages entre l’ici et l’ailleurs. Les plus spectaculaires : ce tigre du Bengale au zoo d’Anvers, avec son reflet, et cette forêt plongeant dans un lac, qu’on croirait d’Asie, photographiée en France, deux clichés superbes.

     

    Les autres sont plus intimes, comme la dentelle du givre sur la vitre d’une porte entrouverte ou bien ce coin d’un étang à l’ombre d’un bois. Le photographe semble fasciné par les angles qui dessinent l’espace. Plus loin, il a rapproché trois variations sur le triangle : la niche d’une Vierge au-dessus d’un buisson, le pignon gris d’une maison, une statue encore bâchée de blanc sur son socle. 

    Roland Lebrun Bruit blanc Image-2.jpg

     

    Notre regard suit le mur qui longe une voie de chemin de fer désaffectée dans une forêt. Roland Lebrun semble l’homme des « sylves évanescentes » (Valéry) et des sous-bois qu’architecturent troncs et branches. Mais il y a aussi la mer, son rectangle de houle grise sous un ciel blanc, presque abstraite, ou encore sous les nuages flous d’une lumière changeante. Entre ces scènes naturelles, quelques intérieurs, une lampe près d’un lit, le désordre d’un bureau sous un mur animé de cartes postales, des scènes familières.

     

    Bruit blanc invite à regarder la texture du quotidien. Dans l’avant-propos de son travail sur La mort de Paule, visible sur son site, Roland Lebrun écrit : « Quand je
    ne suis pas dans un paysage familier, je me perds, je ne sais plus quoi voir. (…) La lumière, la texture, l’ordre des choses, tout me rappelait que je n’étais pas chez moi. Je n’ai trouvé que du vide, des silences. »
    Les quelques portraits, dans cette exposition, m’ont paru aussi secrets que les paysages. Le dehors couvre le dedans, le bruit des êtres ne s’entend pas. Les visages sur les photographies ne sourient pas, comme dans la série des Faux-Semblants découverte en ligne, qui mêle figures de chair et de plâtre.

    « L’image ne me renvoie plus au moment, elle devient une phrase. Elle me permet de recréer une histoire. C’est mon journal public. » (Roland Lebrun)
    Dans le silence d’une pièce claire, au-dessus d’une galerie du dix-neuvième siècle où circulent les passants du jour, des carrés de vie, sans tapage, suspendent le temps.

    Phographies : par courtoisie de Roland Lebrun & Photo Gallery.

    http://www.rolandlebrun.be/      http://www.pgav.be/fr_home.php

  • L'oeil de Steinlen

    Ses chats sont souvent plus connus que lui. Les félinophiles adorent ses affiches publicitaires : Lait pur stérilisé, Compagnie française des chocolats et des thés, et surtout Le Chat noir, célèbre cabaret parisien. Théophile-Alexandre Steinlen (1859-1923), un Vaudois devenu la mémoire visuelle du peuple de Montmartre, n’est pas très visible dans les musées. Je m’étais promis d’aller un jour pour lui au musée du Petit Palais à Genève, et voilà que le musée d’Ixelles accueille Steinlen, l’œil de la rue, une exposition qui vient d’être montrée à Lausanne – quel bonheur !  

    Steinlen, Chats couchés (détail).jpg

     

    Dessinateur, caricaturiste, graveur, illustrateur, affichiste, peintre et sculpteur, Steinlen aimait les chats, les recueillait. Il les a dessinés à profusion. Pour l’affiche de sa première exposition personnelle, A la Bodinière, il choisit d’ailleurs un chat noir, de profil, et un chat écaille de tortue, la tête tournée vers nous. Le musée d’Ixelles a repris ce célèbre duo pour annoncer cette grande rétrospective, à visiter jusqu’au 30 mai 2009.

      

    Dans la section des « félinités », des pastels, des huiles, de petites sculptures aussi, pleines de vie. L’hiver, chat sur un coussin, est une de ces lithographies où Steinlen excelle à rendre l’animal au naturel, dans sa nonchalance qui n’exclut pas la vigilance. Par sa composition en diagonale et son aplat d’un rose délicieux, l’œuvre évoque le japonisme, comme le monogramme de l’artiste. Pour son cachet d’atelier, celui-ci a sculpté un chat angora juché sur une colonne.

    Steinlen Nu asssis au bord du lit (d'après le catalogue).jpg

    Parmi les femmes dessinées par Steinlen, des nus remarquables (fusain et pastels) : Nu couché de dos, lové dans un drap blanc ; Nu assis au bord du lit, une femme songeuse ; Femme à sa toilette, ajustant ses cheveux. Masséïda, la gouvernante puis, un temps, la compagne de l’artiste après la mort de son épouse, était d’ascendance princière africaine. Détente, une grande toile, la montre nue sur un fond très coloré, qui rappelle Gauguin, près d’une femme allongée habillée de vert, avec une corbeille de fruits à l’avant-plan.

     

    Les journaux illustrés, à la fin du XIXe siècle, permettent à Steinlein de gagner sa vie. On a estimé, d’après sa production en 1894, qu’il remettait un dessin tous les trois jours, ce qui donne une idée du travail intensif dont il se plaignait parfois, parce qu’il l’empêchait de réaliser de plus grandes ambitions dans la peinture. A Montmartre, Steinlein croque les passants dans son carnet de notes, dessine sur le vif, l’œil ouvert. Loin du pittoresque, il rend habilement la silhouette, le costume des petits métiers, les groupes dans la rue. Les Commères, ce sont des femmes de différents âges, près d’une jeune mère avec un enfant dans les bras. Il peint la Parisienne dans tous ses aspects, les trottins, les couples, les foules aussi, en ethnographe de la France contemporaine. 

    Steinlen Autoportrait de profil (d'après le catalgue).jpg

     

    Au bout de l’allée principale de l’exposition, bordée de réverbères, ne ratez pas les planches des Dessins sans paroles, qui content à la manière d’une bande dessinée des histoires de chats, heureuses – Comment l’amour vient aux chats – drôles ou malheureuses. On peut les apprécier aussi en diaporama sur un écran. Rare chat personnifié chez Steinlen, le chat debout, gueule ouverte, de Gaudeamus – cri emprunté à un chant estudiantin dans l’esprit de Montmartre –, ouvre sur une autre part de l’œuvre : la révolte. « A quoi bon prêcher ? Il faut agir, le monde ne va pas ainsi qu’il devrait aller » écrit-il à sa sœur en 1898, faisant écho à  Jean Grave, l’éditeur des Temps nouveaux, une revue anarchiste : « Par le spectacle qu’elle nous offre, la société engendre elle-même les révoltés ».

     

    S’il garde la trace des midinettes, des chanteurs des rues, des marchands de fleurs, des blanchisseuses, Steinlein peint aussi avec tendresse sa fille Colette, qui lui servira de modèle pour des affiches. A l’étage, un très beau portrait de Gorki, un autre de Tolstoï – Steinlen était devenu membre de l’Association des amis du peuple russe – illustrent les temps noirs de la première guerre mondiale. « En Belgique, les Belges ont faim », crie une affiche solidaire. Humaniste et antimilitariste, Steinlen dénonce la guerre à coups de crayon, montre les familles dispersées, les soldats blessés, les cadavres. La Gloire ? Quatre femmes en voiles noirs devant un cercueil couvert du drapeau tricolore et de palmes. C’est le temps des danses macabres.

     

    Issues de collections publiques et particulières, les œuvres exposées au musée d’Ixelles sont rarement rassemblées. C’est l’occasion idéale de découvrir le « compromis, vraiment, entre l’art graphique et l’écriture, griffe plutôt que dessin – la griffe de Steinlen » (Camille Mauclair, 1915).

  • Sur du sable

    Lors d'un entretien sur Les plages d’Agnès, (Allociné), Agnès Varda commente un article qui l'appelle la "Tourneuse de plages" et revient sur une séquence : des trophées sont posés sur le sable, ceux de Jacques Demy et les siens, et un vent de tempête les recouvre peu à peu.

    « Il y a l’idée de vent dans La tourneuse de pages (sic). Il y a l’idée du sable que le vent modèle. C’est en même temps le sable dans lequel tout va disparaître, nos prix, nos trophées et nous-mêmes, et aussi le poème de Prévert : « Et la mer efface sur le sable les pas des amants désunis. » »

     
    © Les Films du Losange Galerie complète sur AlloCiné
  • Varda-plages

    Elle ne raconte pas sa vie, mais elle en parle. Elle ne raconte pas ses films, mais ils y sont. Elle ne raconte pas ceux qu’elle aime, mais elle les montre. Agnès Varda vient de recevoir un César (le César du documentaire, faute de catégorie adéquate) pour Les plages d’Agnès (2008), qu’une seule salle présente à Bruxelles, le Vendôme. C’est la deuxième semaine, n’attendez pas si vous voulez vous offrir une heure cinquante de bonheur sur grand écran.

    Varda a étudié la photographie, et la photo est partout dans ce film. Portraits d’inconnus trouvés aux Puces, souvenirs de famille, expositions thématiques – superbes photos de Jean Vilar exposées à Avignon, par exemple. Pourquoi la photographe est-elle devenue cinéaste ? Parce qu’aux images, elle voulait ajouter des mots, dit Varda. Etait-elle cinéphile ? Non. Elle s’est lancée comme ça, avec l’envie de faire des choses. 

    Les plages d’Agnès sont un festival de créativité. Ce n’est pas une vie racontée, reconstituée, même si la cinéaste retourne dans la maison d’Ixelles, à la mer du Nord où elle a passé toutes les vacances de son enfance, même si elle se rappelle la vie sur un voilier à Sète, les débuts à Paris, les gens en Californie, ses impressions en Chine… Varda mélange souvenirs et fictions, images d’archives et fabrication d’images. C’est gai, léger, coloré, on en sort plus optimiste qu’on n’y est entré.

    A plusieurs reprises, Varda utilise le mot « puzzle » pour décrire sa façon de travailler, et ce film en est un. Plutôt kaléidoscope que déroulé chronologique. Elle procède par collage. Sur « la plage belge », au début du film, elle installe des miroirs devant la mer, elle installe des éclats dans l’image, elle joue avec les points de vue. Elle se montre, elle montre les autres. Elle invente, elle s’amuse. Et nous sommes conviés à cette fête. Une artiste donne forme à ses souvenirs comme à ses rêves. La baleine, par exemple, parce que l’histoire de Jonas la fascine. Dans une baleine (fabrication maison), elle s’aménage une chambre de toile où elle s’étend, heureuse comme un poisson dans l’eau.

    Face à la caméra, une femme nous regarde, nous parle, et dans une telle connivence que l’on comprend pourquoi autour d’elle il y a tant d’amour et d’amitié. Une femme de cœur. La petite qui a appris à remailler les filets avec un pêcheur. La grande qui a pris ses cliques et ses claques pour aller en Corse, toute seule. Celle qui aime les couleurs, les écharpes dans le vent, les chats, celle qui photographie ses voisins. Cette femme toute simple qui a fait tourner des débutants : Noiret, Depardieu, Birkin, Bonnaire. Calder venait construire ses mobiles dans sa cour, Jim Morrison assister à un tournage. Il y a des étoiles dans son ciel. Jacques Demy dans son cœur.

    Oui, on peut avoir quatre-vingts ans (quatre-vingts balais, vous verrez ce que c’est) et rester curieuse de ce que la vie offre, rester allègre. Séquence clin d’œil à Sempé : un cortège de jeunes manifestants et sur le côté, une petite vieille (Agnès Varda) qui brandit une pancarte « J’ai mal partout ». La séquence où Agnès Varda dit que le cinéma, c’est sa maison, a pour décor une « cabane » de verre : contre les vitres, déroulées, des pellicules de scènes tournées avec Deneuve et Piccoli, traces d’un film jamais achevé. La lumière traverse leurs visages. A l’intérieur, une pile de bobines, où elle s’assied - elle est chez elle.

    Il faut un sacré culot pour mettre ainsi en scène sa vie, son univers, avec ce naturel du travail bien fait. Si Agnès Varda achète les fiches de cinéma sur ses films dans les bacs des brocanteurs, elle ne laisse pas sa vie en friche. Son regard est plein de malice tendre. Les plages d’Agnès sont un carnet de voyage dans la mémoire – « Je me souviens pendant que je vis. »