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Art - Page 188

  • La Pietà

    Elle penche le visage vers lui les yeux baissés, il repose les yeux clos dans ses bras largement ouverts. Tous deux sont d’une indicible sérénité. C’est une Pietà. C’est La Pietà de Michel-Ange. A l’Exposition Universelle de New York en 1964, le photographe Robert Hupka (1919 - 2001), chargé d’en prendre une photo pour un disque souvenir du Pavillon du Vatican, l’a photographiée sous tous les angles, dans différentes lumières, en couleurs, en noir et blanc, des milliers de fois. "Et ainsi, tandis que je consacrais d'innombrables heures à ce travail de photographie, la statue devint pour moi un mystère toujours plus grand de beauté et de foi et je fus frappé par l'idée que le chef-d’œuvre de Michel-Ange n'avait jamais été vu dans toute sa grandeur, si ce n'est par un petit nombre de privilégiés."

    Dans le Parc du Cinquantenaire, en face de l’entrée des Musées Royaux d’Art et d’Histoire, un long pavillon blanc abrite La Pieta Michelangelo, jusqu’au 30 novembre. Ces photographies de Robert Hupka circulent dans le monde depuis 1979. Bruxelles 2008 est la vingt et unième étape de cette aventure, expliquée sur le site de l’exposition. A l’entrée, des panneaux didactiques rappellent en quoi consiste le nombre d’or et montrent, dessins à l’appui, les proportions parfaites de la célèbre sculpture, montrée d’abord dans son cadre, celui de la Basilique Saint-Pierre du Vatican.

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    D'après R. Hupka, photos visibles sur www.la-pieta.org  

    On découvre ensuite un espace étrange, aux parois tendues de noir, sur lesquelles les photos en noir et blanc rayonnent. Est-ce la musique, la pénombre ? Les visiteurs vont silencieusement de l’une à l’autre, ou quand ils se parlent, chuchotent. On se croirait dans une église, dont le chœur réserve une surprise. De part et d’autre d’une copie de la Pietà Rondanini, sculpture inachevée de Michel-Ange (conservée à Milan, au musée du château Sforza), sont exposés des agrandissements de cinq croquis au fusain, d’émouvantes esquisses du maître pour cerner la silhouette de la mère debout, soutenant le corps de son fils.

    Dans la Pietà, véritable sujet de l’exposition, le visage de la Vierge, étonnamment jeune, est d’une douceur infinie. Hupka a tourné autour pour capter tous ses profils ; chacun révèle subtilement l’expression. Le drapé de sa coiffe, les plis de ses vêtements, les détails nous sont montrés de plus près que ce que voient les visiteurs du Vatican depuis qu’une vitre de protection les garde à distance (en 1972, un déséquilibré avait mutilé la sculpture à coups de marteau). Mains, pieds, cheveux, tissus, le photographe a tout regardé, cadré, éclairé, pour nous montrer cette Pietà comme peu d’hommes ont pu la voir.

    La figure du Christ est extraordinairement sereine. Il s’abandonne sur les genoux et dans les bras de sa mère, en toute confiance. Comment Michel-Ange peut-il rendre à ce point dans le marbre cet amour silencieux ? L’unité fusionnelle du groupe sculpté dans un seul bloc apparaît sous tous les angles, y compris les plus surprenants, sur les photos prises d’en haut.

    La Pietà de Michel-Ange éblouit et étonne. Chef-d’œuvre absolu de la Renaissance, sa beauté résiste aux siècles. Reste la question de la souffrance, ici évacuée. Et ces visages lisses. Pourquoi ces figures idéalisées ? Que signifient-elles ? Foi absolue ? Sublimation esthétique ? Cette perfection reste un mystère. Sœur Emmanuelle, vouée
    à la Vierge, attendait la mort comme un rendez-vous d’amour. "C'est passionnant de vivre en aimant", dit-elle dans son testament spirituel

    Pour apprécier une sculpture en ronde-bosse, pour la voir vibrer dans la lumière, il
    faut tourner autour, le dialogue frontal ne suffit pas. C'est une gageure de la photographier. Pour ma part, je retiens cette magnifique photo de Robert Hupka qui montre la Pietà vue de dos, les jeux de la lumière dans les plis du manteau de la Vierge, la tête et les épaules légèrement inclinées. Ses bras ouverts sont éloquents : le bras droit retient délicatement la tête du Christ dans le creux du coude, la main gauche s’ouvre, donne, offre, comme en prière.

  • Le don de l'Italie

    « L’Italie a fait don de la Renaissance au monde. J’ose lui rendre un simple livre (…) » : la modestie d’Edouard Pommier à la fin de son passionnant Comment l’art devient l’Art,  dans l’Italie de la Renaissance (2007) ne doit pas masquer la formidable entreprise de l’auteur qui nous raconte l’aventure des « trois arts du dessin », peinture, sculpture et architecture, au pays de Michel-Ange, du XIVe au XVIe siècle. Servi par sa « passion raisonnée pour l’Italie », l’essayiste montre comment les composantes essentielles de l’art sont nées à cette époque, en Toscane et à Rome : aussi bien le mot « artiste » que l’histoire de l’art, l’entrée des génies artistiques parmi les hommes illustres que l’invention des académies, des musées, du public même.

    Un objectif si vaste peut inquiéter le profane. Pommier le prend par la main et le guide vers la lumière. Au début, il y a Dante, premier à prophétiser la gloire ici-bas pour les peintres à l’instar des poètes. C’est lui l’inventeur absolu du personnage de l’artiste, de sa dignité nouvelle, de son dialogue avec les Anciens et avec la nature - à propos de Giotto. Celui-ci fait la gloire de Florence, reconnaît Boccace, et Pétrarque admire son art du portrait devenu  « l’image vivante de l’être humain ». Ces trois poètes ont l’intuition d’une étape décisive pour les arts vers 1430, le mythe de Florence est né.

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    http://www.toscane-toscana.org

    Si l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien a permis de connaître l’Antiquité, c’est aux Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes de Vasari que l’on doit les informations les plus précieuses sur ces personnes de basse condition, ni princes ni héros, jusque-là de simples artisans. Ils osent à présent se représenter : le peintre ou le sculpteur se glisse parmi les personnages secondaires d’un récit biblique ou historique, comme Botticelli dans L’Adoration des Mages. Ghiberti sculpte deux fois son portrait sur la porte du Baptistère de Florence. Quant au premier portrait d’artiste vraiment public, en reconnaissance envers celui qui a dessiné l’image de sa ville pour toujours avec la géniale coupole de la cathédrale florentine, il orne le tombeau de Brunelleschi. Au XVIe siècle, les galeries de portraits d’artistes, par exemple au Palais de la Seigneurie à Florence, les feront entrer définitivement dans l’Histoire.

    La découverte à Rome, en creusant des fondations, du Laocoon « dont parle Pline », a changé le regard sur les œuvres antiques. Images des dieux païens, elles avaient été rejetées parce qu’issues des empereurs ennemis de l’Eglise. Mais l’heure est venue de les mettre en vue sur les places. Même le pape considère qu’il faut garder la mémoire des « choses bonnes » et accorder l’ancienne et la nouvelle Rome. Toute une génération d’artistes ressuscite l’antiquité et s’en inspire. Ainsi naissent les « chefs-d’œuvre », ces œuvres anciennes qui méritent le voyage, et bientôt aussi les nouvelles, de Michel-Ange et de Raphaël en particulier. Peintres et sculpteurs affluent à Rome et à Florence pour s’initier à leur exemple.

    La figure de la femme idéale, Renommée, Victoire ou Vertu, se met à incarner les activités de l’esprit. Bramante, pour la première fois, représente l’Architecture, vers 1505, par une noble silhouette féminine tenant les instruments de son art. Sur le tombeau de Michel-Ange, la Peinture est une femme tenant une statuette à la main, peut-être pour rappeler sa primauté dans la sculpture. L’unité du « Disegno », des trois arts du dessin (peinture, sculpture et architecture), est essentielle à l’identité de Florence.

    « Ils ont une grande dette de reconnaissance envers le ciel et la nature, ceux qui enfantent sans peine des œuvres dotées d’une grâce que d’autres ne peuvent obtenir ni par le travail ni par l’imitation », écrit Vasari. Pour lui, l’idéal artistique se définit par une certaine liberté dans la règle, sans pour autant la transgresser. Pommier a d’autres belles formules :  « La grâce est un don reçu et se révèle dans le don aux autres » ou encore elle est « l’art de cacher l’art ».

    Le jardin de Saint Marc à Florence est-il le premier musée et la première académie des arts de l’Europe ? A cette question et à plein d’autres qui participent de cette Renaissance italienne, Comment l’art devient l’Art apporte des réponses nuancées, étayées, enrichies d'anecdotes et de commentaires, ainsi que d'une centaine d’illustrations. A qui s’intéresse aux beaux-arts, la remarquable synthèse d’Edouard Pommier offre une mine d’informations et de sujets de réflexion. Inutile de préciser qu’en lisant, on caresse le projet de partir illico pour l’Italie et de redécouvrir de visu tant de splendeurs, « belles antiques » et chefs-d’œuvre nourriciers.

  • A l'heure japonaise

    La remarquable exposition « Oriental fascination » ou « Le japonisme en Belgique, 1889-1915 » se tient encore à l’Hôtel de Ville, Grand-Place, jusqu’au 28 septembre. On y est accueilli par une élégante Parisienne japonaise d’Alfred Stevens, en kimono fleuri, qui se regarde dans un miroir. Les femmes occupent une grande place dans ces « japonaiseries », la nature aussi. Mais tout était prétexte alors pour se mettre à l’heure japonaise, comme on le voit sur des photographies de soirées costumées, engouement qui fit dire à Alexandre Dumas : « Tout est japonais de nos jours. »

    Comment résister au charme de La belle Yosooi de Mastuba-ya, en train d’écrire sur un rouleau de papier, ou à la magnifique Princesse descendant d’une calèche de Kitagawa Utamaro ? C’est une longue estampe horizontale dans une dominante de rose : près d’un cerisier en fleurs, une femme descend de sa voiture qu’entourent des courtisanes attentionnées. Hiroshige, le célèbre paysagiste du XIXe siècle, est très bien représenté dans les deux salles de l’exposition, avec Mésange sur une branche de camélia, par exemple, et des vues de sa série de paysages japonais, souvent traversés par un pont, sujet cher aux Asiatiques.

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    Des poètes belges se sont associés à cette fascination de l’Orient. De Max Elskamp sont présentées plusieurs belles pages illustrées de L’éventail japonais. Emile Verhaeren, qui fut sollicité pour accompagner des Images japonaises de textes inspirés par des estampes (sous vitrine), publia Les villages illusoires avec une série de gravures signées Ramah dans un style japonisant.

    Les estampes ont inspiré à Adolphe Crespin un grand ensemble de toiles pour orner une chambre à coucher. Décoratif aussi, un panneau commandé par Rops à Auguste Donnay, Et pour l’automne. Une étude à l’aquarelle, avec une bordure corail, des tons contrastés, une ligne ferme, jouxte la grande toile plus crémeuse. Dans la même gamme de couleurs, on peut voir un beau pastel de Fernand Khnopff, Des roses, en bouquet près d’un visage de rousse énigmatique.

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    Spilliaert est bien sûr au rendez-vous, avec des bords de mer à l’encre de Chine où les courbes puissantes vont souvent par trois, comme dans Fillettes devant la vague et Femme au bord de l’eau. Moins japonaise, mais impressionnante, sa Hofstraat à Ostende où le reflet de la lune plonge entre les hauts immeubles d’une des rues étroites qui mènent à la mer. Son étonnant chat noir, silhouette fantastique, est accroché au-dessus d’un autre moins inquiétant peint par Rik Wouters, près du Merle de Boitsfort, gaiement croqué par ce génie du familier.

    Parmi les affiches inspirées par l’art japonais, on retrouve une composition de Rassenfosse pour le Salon des Cent en 1896 - deux dames à une exposition, dans de chauds tons ocre - reprise en 1980 pour annoncer la mémorable exposition bruxelloise « Vies de femmes 1830-1980 ». Gisbert Combaz a peint pour le salon 1906 de La Libre Esthétique un voilier secoué par les flots, lui qui était excellent marin se représente par ailleurs à la barre dans un autoportrait. Van Rysselberghe, Rops, Lemmen, Ensor… La liste des peintres belges influencés par le Japon et présents dans cette exposition serait fastidieuse. Des artistes moins connus sont associés à ces grands noms, par des paysages aux lignes sinueuses (Melchers) ou vibrants de lumière (Van Ermengen, frère de l’écrivain Franz Hellens).

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    Quelle bonne surprise de retrouver ici l’Autoportrait d’Hokusai âgé, une reproduction de 1905 prêtée par le Musée national de Cracovie – le musée polonais a hérité en 1920 de près de cinq mille estampes d’un collectionneur -, et quelques-unes de ses fameuses Cascades ! Une citation traduite en trois langues (français, néerlandais et anglais, comme le catalogue trilingue) résume bien l’état d’esprit que reflètent toutes ces œuvres : « Vivre seulement pour l’instant, contempler la lune, la neige, les cerisiers en fleurs et les érables rouges ; chanter des airs, boire, se divertir et se laisser flotter comme flotte la gourde au fil de l’eau. » (Asai Ryoi, Le Dit du Monde flottant, 1661)

    (Merci à Vayhair de m’avoir rappelé cette exposition.)

  • Figures et paysages

    Sur les rivages méditerranéens, à la fin du mois d’août, l’été offrait encore toute sa splendeur...
    Toujours en fleurs, les lauriers-roses et les bougainvillées. Le bleu pâle des plumbagos buissonne généreusement le long des murs. La chaleur pousse à flâner dans les ruelles ou à s’asseoir sur une place, à l’ombre bienfaisante des platanes. Aux expositions d’été, parfois, de bonnes surprises vous retiennent.

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    A l’Atelier des Artistes de Sanary sur Mer, Laurence Castermans propose jusqu’à la mi-septembre Terres & Bronzes, des figures féminines. Une femme noire assise en tailleur porte une robe et un foulard, mais la plupart des sculptures sont des nus. Une adolescente assise sur un tabouret rêve, un coude sur la cuisse, le menton dans la main, les yeux bien ouverts, avec un vague sourire. Une autre, à plat ventre, les pieds en l’air, tourne la tête comme pour épier ce qui se passe à proximité. Ailleurs, une jeune femme, jambes croisées, tient la pose en nouant les mains autour d’un genou. Les terres cuites, lisses ou rugueuses, rendent bien la douceur des corps, le grain de la peau comme tiède sous le regard.

    Si je préfère en général les bronzes, c’est pour la lumière qui joue avec leur patine et leur donne vie. C’est en particulier le cas pour L’accroupie. Il a fallu à Laurence Castermans travailler beaucoup pour garder cette figure en équilibre sur ses pieds presque joints (sans parler du modèle). Elle se tourne vers le visiteur, son regard le défie. Une main contre la joue, l’autre sous le menton, elle se tient devant nous et nous interroge. Il y a de la force dans le mouvement du corps et dans la franchise du visage. C’est beau.

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    Autres œuvres visibles sur http://laurence-castermans.com/index.htm

    Les nombreuses affiches placées dans les environs du Brusc par sa Maison du Patrimoine avaient attiré mon regard sur un nom russe et des bouquets éclatants. Le Brusc, où il est si gai de faire le tour du petit Gaou, île aux bords escarpés et espace naturel protégé, se situe non loin de Sanary où de nombreux artistes allemands trouvèrent refuge loin des nazis, Thomas Mann en premier. Huxley y a écrit Le Meilleur des Mondes. Un sentier du littoral relie Sanary au Brusc. L’exposition du Moscovite fut l’autre bonne surprise de ce séjour.

    Fils d’un peintre homonyme, Serguéï Toutounov peint beaucoup, en Russie et en France depuis son mariage en 1982. Ses bouquets champêtres sont pleins de fraîcheur, ses paysages très sereins. Il explique dans un livre richement illustré avoir choisi de montrer la vie souriante, la vraie vie suffisant largement à nous pourvoir en drames et en soucis divers. La nature est son grand sujet.

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    Dans des formats plutôt intimistes, il aime croquer un joli coin dans un bois, une fenêtre fleurie, un portail, des poules dans une cour de ferme, des détails « universels ». Il peint d’après nature, dans une camionnette aménagée en atelier qu’il arrête au gré de son inspiration. L’impression d’un instant, voilà ce qu’il tient à communiquer, c’est pourquoi il se refuse à corriger l’œuvre ensuite. Dans la lignée des réalistes russes du XXe siècle, il cherche, écrit Ludmila Rudneva, à « raconter à nos contemporains l’infinie beauté du monde ».

    Toutounov peint des fleurs simples : lilas, pensées, iris, myosotis, bleuets, roses parfois. De vibrants bouquets de mimosas laissent entrevoir une prédilection pour le jaune, qui éclaire ses sujets printaniers et ses paysages d’automne, comme sur cette toile où un banc baigne dans la lumière dorée d’un érable. L’artiste s’installe souvent devant un petit pont du Bois de Boulogne où il aime travailler, qui l'attire à chaque saison. J’aime beaucoup ses paysages.

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    Quand il retourne en Russie, Toutounov trouve de quoi l'inspirer non loin de l’aéroport de Moscou, à Melkhizarovo : des maisons anciennes abandonnées, traces d’une Russie qui disparaît. La Moskova près de Kolomna, Eglise à Perslavl, Bouleaux en hiver : ces tableaux sont comme les visages des pèlerins du monastère Saint Serge dans les années ’70, auxquels il fait allusion dans son livre, « pleins de lumière et de joie douce ».

  • Mademoiselle Fa / 2

    « Tout vit, tout agit, tout se correspond. » Nerval, Aurélia

    Le maître de calligraphie envoie d’abord Mademoiselle Fa en stage chez un maître graveur. A  son retour, il commence à lui enseigner l’art de tracer le trait horizontal, la base, pendant des mois. Ensuite il y aura le trait-point, l’oblique, le vertical. Par une phrase, une image, il enseigne la tension, la force, l’harmonie du geste, jusqu’au jour où elle ressent que « La calligraphie n’était plus écriture, elle était peinture ». Quand elle se lasse de l’encre noire, le maître insiste : « Le noir possède l’infini des couleurs ; c’est la matrice de toutes. […] Le noir est le révélateur premier de la lumière dans la matière. » Il prône le juste milieu, base de l’harmonie : « En Occident, vous aimez les extrêmes ;  pour vous, le juste milieu est synonyme de fadeur. Pour nous Chinois, le juste milieu, c’est épouser la vie, la paix.  ».

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    Huang Yuan lui enseigne aussi à « vivre les moindres gestes de la vie quotidienne », à goûter pleinement l’humeur du jour. L’école de la peinture est école de vie. « Si une pensée se présente, laisse-la passer, ne la saisis pas. »  « Balaie le seuil de ta porte, retrouve des gestes naturels. » Etudier avec le vieux Huang lui rappelle le merveilleux conte deYourcenar, Comment Wang-Fô fut sauvé.

    Le maître l’emmène au mont Emei rendre hommage à un grand lettré du XIe siècle, Su Dongpo. « Tu vois, il n’est jamais trop tard pour apprendre et même si, dans la vieillesse, l’étude n’apporte plus une lumière étincelante mais la flamme vacillante d’une bougie, celle-là est encore préférable à l’obscurité », lui confie-t-il. A l’instar de ce sage qui comprit tout de suite qu’« au lieu d’améliorer la vie des gens, l’emprise de l’Etat ne créait que souffrances », il l’adjure de ne jamais entrer en politique : « tu ne changeras rien, mais la politique te changera ». « Interférer en politique, c’est remplacer son idéal par la rouerie des compromis, s’entraîner à se leurrer soi-même. […] Ce sont les savants et les penseurs qui changent le monde, et aussi les artistes, de façon moins évidente, mais tout aussi féconde. »

     

    Un jour où elle songe à ceux qu’elle a laissés en France, à qui elle craint de devenir étrangère, il lui rappelle que « L’esprit possède des possibilités d’excursion infinies ; tu dois t’en servir pour voyager. […] Pour le nourrir, sois attentive à la petite brume du matin, au balancement de la branche dans le vent, à tous les lieux où tu te trouves car les lieux cultivent l’esprit. » Il la conjure de rester vraie.

     

    En visite chez Li Tianma, le seul maître qu’elle ait vu vivre dans une maison magnifique comme au XIXe siècle, « parmi des pierres de rêve et des fauteuils en bois de rose », Mademoiselle Fa tombe en pâmoison devant la robe de sa vieille épouse, une robe traditionnelle d’une si fabuleuse beauté qu’elle demande à la toucher. Il s’agit d’une « toile de soie aux nuages parfumés », tissée à la main, qui dure toute une vie. Ocre sur l’endroit, d’un noir brillant sur l’envers, le tissu lui plaît tant qu’elle s’en procure pour changer des papiers habituels, trop blancs. Ses premiers tableaux naissent de cette toile, « véritable trésor national de savoir-faire ».

     

    A Shanghai - un enchantement par rapport à Chongqing -, elle explore les boutiques traditionnelles de peinture : petits pains d’encre, cuillères à eau sculptées, pinceaux variés en poil d’animal, en plumes. Elle s’émerveille dans les jardins de Suzhou, admire les « pierres de rêve » accrochées dans des pavillons, ces marbres d’un blanc laiteux évoquant des nuages ou des paysages. (Les nuages ne sont-ils pas les paysages du ciel ?) Sa première pierre de rêve, elle la reçoit d'un maître paysagiste de la Chine du Sud, Lu Yanshao, qui fouille dans ses placards pour en sortir ce trésor, « emballé, à la chinoise, dans du papier journal » et lui dit « Médite sur cette pierre, j’en serai fier. Elle t’ouvrira les portes du paysage intérieur. »

    A la fin de l’année scolaire 1989, Mademoiselle Fa prépare son travail de fin d’études et une exposition dans une ambiance tendue à cause des morts de la place Tiananmen, pour lesquels les étudiants ont accroché partout, en signe de deuil, des bandelettes blanches dans les arbres. Il y a foule au vernissage, les visiteurs manifestant par leur présence leur espoir d’un changement. Avant de prendre l’avion qui la ramène en France, elle est obligée de brûler toutes les notes qui pourraient compromettre ceux qu’elle laisse derrière elle.

    Mais elle parvient à retourner à Pékin comme attachée culturelle. La « clocharde du Sichuan » vit cette fois dans le luxe des diplomates. Mal à l’aise dans cette ambiance où règne « le culte du paraître », elle essaie de se rendre utile en aidant les artistes dans la misère. Elle fait à Pékin une dernière rencontre clé : celle de Lan Yusong, musicologue, calligraphe, peintre, graveur, historien, un lettré complet. Impressionnée par l’intelligence de cet homme de quatre-vingt-cinq ans, elle l’accompagne dans les marchés d’antiquités où il l’initie à la céramique : « C’est une coupelle ancienne, me disait-il. Observe sa ligne admirable. Il te faut apprendre à goûter cette forme d’art. Achète-la, tu vivras avec elle jusqu’à la fin de tes jours. Elle t’apportera la pureté que tu dois trouver dans ton esprit pour travailler. » Devant sa moue, il insiste : « Comme nous, ces objets portent l’émouvante patine du temps. Ils sont gardiens de secrets. […] Ces objets sont pour moi des îles de repos où l’âme va, par instants, puiser quelques pensées cachées de sérénité. »

    Son ancien maître, ayant appris qu’elle travaille à l’ambassade, vient y faire du scandale, en colère contre ce qu’elle fait de sa vie : « On est peintre à plein temps ou rien » ! Entre-temps elle a rencontré un Français qui travaille en Chine et vit dans un appartement tranquille et raffiné. C’est l’homme qu’elle cherchait, et il tombe d’accord avec le jugement du vieux Huang. Après une intoxication alimentaire presque fatale à la jeune femme, il la soigne chez lui, convainc son maître de venir habiter avec eux, la pousse à peindre pour recouvrer la santé et le goût de vivre. Puis le couple rentre en France, s’installe à la campagne. Nourrie par tout ce qu’elle a vécu en Chine, Fabienne Verdier redécouvre les paysages de son pays, vit en osmose avec la nature. « Le calligraphe est un nomade, un passager du silence, un funambule. » Retirée du monde, l’artiste travaille. « Plus j’avance, plus je recherche une banalité de vie au quotidien qui m’offre une solitude joyeuse. »