Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Déception

    culture,enfance,études,ferrante,l'amie prodigieuse,l'enfant perdue,littérature italienne,naples,roman,saga,société,couple,maternité,vie de femme,vie de mère,écriture« J’aimais ma ville, mais je me fis violence pour m’interdire de prendre automatiquement sa défense. Au contraire, je me convainquis que la déception dans laquelle finissait tôt ou tard tout amour pour Naples était une loupe permettant de regarder l’Occident tout entier. Naples était la grande métropole européenne où, de la façon la plus éclatante, la confiance accordée aux techniques, à la science, au développement économique, à la bonté de la nature et à la démocratie s’était révélée totalement privée de fondement, avec beaucoup d’avance sur le reste du monde. Etre né dans cette ville – écrivis-je même une fois, ne pensant pas à moi mais au pessimisme de Lila – ne sert qu’à une chose : savoir depuis toujours, presque d’instinct, ce qu’aujourd’hui tout le monde commence à soutenir avec mille nuances : le rêve du progrès sans limites est, en réalité, un cauchemar rempli de férocité et de mort. »

    Elena Ferrante, L’enfant perdue (L’amie prodigieuse, IV)

  • L'enfant perdue

    Quatrième et dernier tome de L’amie prodigieuse après le premier tome éponyme, Le nouveau nom et Celle qui fuit et celle qui reste, L’enfant perdue d’Elena Ferrante mène à son terme l’histoire de Lenù (Elena) et Lila, les deux amies d’enfance napolitaines : maturité, vieillesse, épilogue.

    Ferrante L'enfant perdue couverture originale.jpg

    A Montpellier où elle s’est échappée avec Nino Sarratore (son amour de jeunesse, à présent son amant) qui y donne des cours, Elena Greco, trente-deux ans, comprend qu’être épouse et mère ne lui suffit pas. Furieux, Pietro Aireto (son mari) a confié Dede et Elsa, leurs filles, à sa mère. Ils ne veulent plus la voir. Alors Elena profite de son séjour en France pour aller à Nanterre où une petite maison d’édition va publier un de ses textes. Un couple d’amis français de Nino les héberge à Paris, Elena y est bientôt fatiguée des conversations incessantes et de la familiarité de Nino avec la Française. De toute manière, ils tombent d’accord sur le fait qu’ils doivent d’abord affronter chacun leur conjoint avant de commencer à vivre ensemble.

    A Florence, Pietro s’absente pour le travail lorsqu’elle rentre, mais les filles d’Elena lui font bon accueil. Sa belle-mère essaie en vain de la convaincre de rester avec son mari, Elena rassemble ses affaires pour aller rejoindre Nino. Il lui a pris une chambre dans un petit hôtel à Naples, lui habite chez un collègue d’université près du Duomo. Avertie de son arrivée, Lila a déjà contacté Nino : elle veut les revoir, ce qui ne manque pas d’agacer Elena – Nino et Lila se sont aimés il y a longtemps – et son sentiment se confirme : très vite, Lila s’immisce entre eux. Elle insiste pour qu’Elena revienne vivre à Naples, lui fait rencontrer Antonio (le petit ami de son adolescence), qui la met en garde contre Nino : « S’il te fait mal à toi aussi, dis-le-moi. »

    La mère d’Elena se déplace à Florence pour encourager une réconciliation, mais Elena est bien décidée à demander le divorce et la garde de ses filles. Après les avoir laissées un certain temps chez leur père, du fait qu’elle se déplace souvent pour ses conférences et pour rejoindre Nino ici ou là, elle décide de s’installer à Naples où celui-ci enseigne à l’université et d’y emmener les filles, d’autant plus qu’à Florence, Pietro s’est lié avec une étudiante.

    Lila s’en mêle à nouveau et raconte à son amie d’enfance qu’elle a fait suivre Nino : contrairement à ce qu’il raconte à Elena, il n’a pas quitté sa femme et son fils et a obtenu la direction d’un important institut de recherche grâce à son beau-père. Acculé, Nino minimise les faits, reconnaît avoir menti et explique à Elena pourquoi il n’a pu faire autrement. Ecœurée, celle-ci se réfugie avec ses filles chez sa belle-sœur Mariarosa à Gênes.

    Il est difficile de comprendre pourquoi Elena, même après avoir appris que la femme de Nino est à nouveau enceinte, accepte de vivre avec lui dans le grand appartement qu’il leur a loué à Naples, sinon pour échapper à son ancien quartier : « Depuis la Via Tasso, le quartier de mon enfance ne paraissait qu’un lointain tas de pierres blanchâtres, des détritus urbains au pied du Vésuve que rien ne distinguait. Et je voulais qu’il continue à en être ainsi : j’étais quelqu’un d’autre maintenant, et j’étais décidée à tout faire pour ne plus être aspirée par mon quartier. » Sera-ce possible avec Lila ?

    Celle-ci, qui a lancé sa propre entreprise d’informatique, gagne très vite la sympathie des filles d’Elena. Quand Nino et elle ont l’occasion d’aller ensemble aux Etats-Unis, chacun pour son travail, c’est Lila qui va les garder et leur donner l’image de la mère idéale, même si les filles découvrent ainsi que Lila dort avec Enzo sans qu’ils soient mariés et qu’Enzo n’est pas le père de Rino, le fils de Lila, dont Dede tombe amoureuse. Puis les deux femmes se retrouvent enceintes toutes les deux : Elena, épanouie par la grossesse, est heureuse d’attendre un enfant de Nino, au contraire de Lila, malade et inquiète.

    La troisième fille d’Elena s’appellera Imma (Immacolata, le prénom de sa mère) et celle de Lila, Tina (comme la poupée d’Elena tout au début de L’amie prodigieuse, quand les deux fillettes jouaient à la cave). L’une est blonde, l’autre brune. Tina sera une enfant précoce, au point qu’Elena aura des craintes à propos du développement de sa propre fille. Tremblement de terre, règlements de compte, affaires de famille, problèmes du quartier, tout le fonds napolitain de la saga d’Elena Ferrante reste bien présent dans l’histoire de cette amitié tumultueuse.

    Elena doute constamment de sa réussite littéraire ; son travail d’écrivain et sa responsabilité de mère sont souvent en conflit et en pratique, c’est Lila, toujours Lila, qui lui permet de s’en sortir. Nino, le beau parleur, l’ambitieux, finira par confirmer sa mauvaise réputation et Elena, faute de moyens, devra tout de même retourner vivre dans son quartier. Le dernier volume de L’amie prodigieuse est, comme les précédents, riche en péripéties. La plus dramatique, annoncée en titre, est la disparition d’une fillette, qui va bouleverser la vie des deux femmes.

    Curieuse de lire où Elena Ferrante conduirait ses héroïnes, j’ai pourtant été déçue par L’enfant perdue. Souvent prévisible voire peu vraisemblable, le récit est de plus en plus narratif et convenu, au détriment de l’analyse psychologique. Est-ce l’intention de la romancière de montrer les entraves de la vie de couple et de la maternité ? les embarras matériels au quotidien ? la déception amoureuse ? le doute permanent quant à sa valeur propre ? Est-ce de l’amitié entre Elena et Lila ou une rivalité obsessionnelle ? Est-ce dans la création littéraire qu’Elena trouve son bonheur ou dans les avantages qu’elle en tire ?

    « Lila a raison, on n’écrit pas pour écrire, on écrit pour faire mal à ceux qui veulent faire mal. » Cette phrase reflète la violence que le roman décrit de bout en bout. Avec ce quatrième tome mélodramatique, dont je retiendrai l’un ou l’autre épisode marquant, comme le tremblement de terre en 1980 et les moments de « délimitation » de Lila, L’amie prodigieuse se termine sur une impression de désenchantement. Qu’en pensez-vous ? N’hésitez pas à me contredire si vous estimez, comme on peut le lire en quatrième de couverture, que cette saga « se conclut en apothéose ».

  • Choc

    Green Book duo 2.jpg« Le choc a lieu aussi sur le terrain du langage, le registre châtié du musicien butant contre le bagout familier du chauffeur. Au contact de l’autre, chacun est amené à décloisonner ses codes sociaux, source de l’humour foncièrement empathique qui flotte sur tout le film.

    Mais ces codes sont aussi, pour chacun, une sorte de prison. Si Tony et Don se comprennent, c’est parce qu’ils partagent une même solitude, qui les constitue bien au-delà de leurs différentes identités et appartenances. »

    Mathieu Macheret, « Green Book » : l’amitié solaire de deux solitaires (Le Monde, 23/1/2019)

    Photo Allociné

  • Le duo de Green Book

    Avec Green Book : Sur les routes du Sud, le réalisateur américain Peter Farrelly a remporté trois Oscars cette année : meilleur film, meilleur scénario original, meilleur second rôle. Green Book raconte la tournée musicale du trio Don Shirley (piano, violoncelle et contrebasse) de New York vers le Sud, en 1962. Don Shirley a vraiment existé (1927-2013). Pianiste et compositeur américain d’origine jamaïcaine, il résidait à Carnegie Hall dans un appartement au décor extraordinaire.

    Le film est porté par un formidable duo d’acteurs. Viggo Mortensen campe Tony Vallelonga, dit Tony Lip, qu’on découvre au début du film dans un cabaret new-yorkais où il travaille comme videur. Mais la boîte ferme et il se retrouve sans emploi. (C’est son fils, Nick Vallelonga, qui a écrit le scénario du film.) Sans ressources pour nourrir sa femme et leurs deux enfants, il court le cachet ou met sa montre en gage. Quand on lui propose de se présenter au Dr Don Shirley à Carnegie Hall, il ignore tout de l’homme qu’il va rencontrer.

    Le grand noir élégant à l’air hautain qui le reçoit assis sur un véritable trône, Don Shirley, formidablement interprété par Mahershala Ali, a tout ce qu’il faut pour dérouter ce petit blanc italo-américain, grande gueule et raciste. Le musicien cherche un chauffeur pour arriver à temps et à bon port dans chacun des hôtels chic de la tournée où son trio va donner des concerts devant la grande bourgeoisie blanche. D’abord réticent – pas question pour lui de servir comme un domestique – Tony finit par accepter, avec l’accord de sa femme, cette mission qui va le tenir éloigné de New York pendant deux mois.

    C’est alors qu’on lui donne le livre de Green – une brochure qui recensait jusqu’en 1966 tous les endroits où les noirs pouvaient trouver un hébergement dans les Etats du Sud où sévissaient encore les lois Jim Crow sur la ségrégation raciale. Les voilà partis dans deux Ford bleu ciel. Le voyage en voiture donne à Don Shirley l’occasion d’apprendre à Tony quelques bonnes manières – vu qu’il l’accompagnera sur les lieux des concerts, où il sera chargé aussi de vérifier que le piano de scène est bien un Steinway, il tient à lui apprendre à mieux se tenir dans ce milieu qu’il ne connaît pas.

    De son côté, Tony va découvrir l’immense talent du pianiste, sa grande solitude aussi, et comprendre peu à peu pourquoi celui-ci avait besoin d’un garde du corps. L’histoire de Tony à la recherche d’un job laisse ainsi la place à la rencontre entre deux hommes que tout sépare. Huit semaines ensemble dans une voiture, huit semaines pour apprendre à se connaître, à dépasser leurs préjugés, à s’entendre.

    Bien sûr, on entend beaucoup de musique dans ce film, mais le déroulement de cette tournée permet de toucher à différents thèmes, sans insister trop, avec efficacité. Peter Farrelly décrit surtout la ségrégation raciale, les comportements racistes – parfois ouvertement, parfois d’une façon feutrée qui n’est pas moins violente – et l’absurdité des conventions (on applaudit l’artiste mais il n’a pas sa place au restaurant, par exemple).

    En plus de cette thématique sociale, Green Book montre les longues routes qui mènent d’un Etat à l’autre, la solitude de l’artiste – Don Shirley a dû opter pour une musique populaire, lui qui rêvait de jouer Chopin sur scène –, le rôle de l’éducation, le courage et la peur. Notez que des membres de sa famille ont protesté contre les inexactitudes du personnage.

    Par petites touches, avec humour et pudeur, il est question de toutes sortes de sujets que vous découvrirez si vous allez voir cette belle histoire d’amitié, même de la manière d’écrire des lettres d’amour. Comédie dramatique bien menée, Green Book divertit grâce aux étincelles inévitables entre le musicien cultivé et son chauffeur. Le film illustre les difficultés de chacun, blanc ou noir, pour sortir de son milieu et de ses préjugés.

  • Quand on semble

    Voici la page du Journal de Kafka à laquelle m’a fait penser la promenade de Mrs Dalloway au hasard des rues londoniennes.

    Kafka dans la rue.jpg« Quand on semble définitivement décidé à rester chez soi pour la soirée, quand on a mis un veston d´intérieur, quand on est assis après le dîner à la table éclairée, qu’on s’est proposé tel travail ou tel jeu qui précède habituellement le moment d’aller se coucher, quand il fait dehors un temps désagréable qui justifie tout naturellement le fait de rester chez soi, quand on est resté si longuement immobile à la table que partir maintenant provoquerait non seulement la colère paternelle, mais encore la stupéfaction générale, quand de plus l’escalier est déjà sombre et que la porte de la rue est fermée et quand, en dépit de tout cela, on se lève, mû par un malaise soudain, qu’on change de veste, qu’on apparaît sur-le-champ en costume de ville, qu’on déclare être obligé de sortir, qu’on croit laisser derrière soi une colère plus ou moins grande selon la vitesse avec laquelle on claque la porte de l’appartement pour couper court à une discussion générale sur votre départ, quand on se retrouve dans la rue avec des membres qui récompensent par une mobilité particulière cette liberté qu’on leur a procurée et qu’ils n’attendaient déjà plus, quand on sent s’éveiller en soi toutes les capacités de décision grâce à cette décision unique, quand on constate, en donnant à cela une portée plus grande que la portée ordinaire, que c’est moins le besoin que la force qui vous pousse à produire et à supporter facilement la plus rapide des transformations, que, laissé à soi-même, on se développe dans l’intelligence et le calme tout autant que dans le fait d’en jouir, alors, on est pour ce soir-là si entièrement sorti de sa famille qu’on ne le serait pas de manière plus convaincante par les voyages les plus lointains, et l’on a vécu une aventure qui, en raison de l’extrême solitude qu’elle représente pour l’Europe, ne peut être qualifiée que de russe. Tout cela est encore accru si, à cette heure tardive de la soirée, on va rendre visite à un ami pour voir comment il va. »

    Franz Kafka, Journal, 5 janvier 1912

    Photo : Kafka à Prague en 1922