Ce qui frappe en lisant le Journal de Kafka des premières années (traduit de l’allemand par Marthe Robert), c’est sa volonté de décrire au plus juste. A 27, 28 ans, il n’a encore publié que des textes courts en revue et pas d’œuvre marquante. Je vous signale une nouvelle traduction (en ligne) par Laurent Margantin, qui rappelle sur son site que « Le Journal tel que nous le connaissons en France est à bien des égards une construction de Max Brod. »
Dessin de Kafka : Homme avec la tête sur la table
(Art & Connaissance)
Première phrase : « Les spectateurs se figent quand le train passe. » Qu’écrit-il ? Tout ce qui l’intéresse : observations, gens, spectacles, soucis, rêves, sensations. Il semble d’abord vouloir garder le souvenir d’un geste, d’une rencontre ou d’un état d’âme. Ce sont des fragments de vie ou de pensée, sans lien, souvent sans date. Parfois on reconnaît quelque chose qui prendra forme dans ses œuvres. Comme l’annonce Marthe Robert dans l’introduction, « les carnets de 1910 et de 1911 mettent l’accent sur la souffrance que causait à Kafka son incertitude à l’égard de la création littéraire. »
Dès le début, il parle d’une danseuse des Ballets russes (en tournée au théâtre allemand de Prague) qu’il aperçoit en ville, « pas aussi jolie en plein air que sur scène » et quand il décrit son visage, comme presque toujours dans ses portraits, il observe le nez – « ce grand nez qui surgit comme d’un creux et avec lequel on ne peut pas plaisanter ». Le jeune Kafka est très attentif au physique des femmes, à leurs attitudes.
Il décrit parfois son propre corps : « La conque de mon oreille était fraîche au toucher, rugueuse, froide, pleine de sève comme une feuille. » Un blanc. « J’écris très certainement ceci poussé par le désespoir que me cause mon corps et l’avenir de ce corps. » Après des mois sans avoir rien pu écrire de satisfaisant, il décide de s’adresser à nouveau la parole et de sortir de cette « misérable vie » passée à dormir, à se réveiller, à dormir, à se réveiller…
« Quand j’y songe, il me faut dire qu’à maints égards, mon éducation m’a causé beaucoup de tort. » Ses parents, certains membres de sa famille et d’autres considèrent que tôt ou tard, malgré ses penchants littéraires, « une vie de chien » l’attend. Aussi s’interroge-t-il dans un dialogue avec lui-même, accusation et défense. Toutes les occasions lui sont bonnes pour se nourrir l’esprit : conférences, séances de lecture, pièces de théâtre, lectures personnelles…
Dessin de Kafka (source)
En décembre 1910, il dresse un bilan sans concession : « Car je suis de pierre, je suis comme ma propre pierre tombale, il n’y a là aucune faille possible pour le doute ou pour la foi, pour l’amour ou la répulsion, pour le courage ou pour l’angoisse en particulier ou en général, seul vit un vague espoir, mais pas mieux que ne vivent les inscriptions sur les tombes. Pas un mot – ou presque – écrit par moi ne s’accorde à l’autre, j’entends les consonnes grincer les unes contre les autres avec un bruit de ferraille et les voyelles chanter en les accompagnant comme des nègres d’Exposition. »
« Ou presque », tout de même. Un sentiment de bonheur l’habite de temps à autre, note-t-il. La lecture du Journal de Goethe le décourage et l’encourage. Après le travail de bureau, place au calme de la nuit : « la lampe électrique allumée, l’appartement silencieux, l’obscurité au dehors, les derniers instants de veille, tout cela me donne le droit d’écrire, fussent les choses les plus lamentables. Et ce droit, je m’empresse d’en user. Voilà donc ce que je suis. »
L’autodénigrement est une constante. Mais Kafka continue son Journal : portrait d’une diseuse de cabaret, remarques sur un dessin de Schiller par Schadow, sur les lettres de jeunesse de Kleist… Et de temps à autre, il y insère un texte, comme « Le monde citadin » sur un étudiant « d’un certain âge » qui rentre chez lui où il doit faire face à son père furieux de sa vie « de débauche ». Comment concilier une vie d’écrivain et son travail de fonctionnaire dans une compagnie d’assurances sociales ?
L’été 2011, Kafka note des progrès : à la piscine, il a cessé d’avoir honte de son corps. Il se plaît dans la compagnie de ses amis, notamment de Max Brod, qui montre dans la vie plus d’aisance que lui. Il commence à s’intéresser davantage au judaïsme, fréquente un bordel juif. Quand les insomnies le reprennent, il se sent coupable d’être encore célibataire, supporte de moins en moins le travail de bureau, se dit « inquiet et venimeux ».
Il devient un spectateur assidu du théâtre yiddish au café Savoy et admire l’acteur Löwy ; ils seront amis. La troupe le fascine, en particulier Mme Tschissik dont il tombe amoureux – « j’aime tant écrire son nom ». Ses parents ne voient pas ces fréquentations d’un bon œil – son père à propos de Löwy : « Qui couche avec les chiens attrape des puces ». Franz Kafka s’intéresse à leur mode de vie, à leur passé, approfondit sa connaissance de la culture juive, rend compte des pièces et du jeu des acteurs, rapporte la circoncision d’un neveu.
« Je m’appelle Amschel en hébreu » (comme un arrière-grand-père). En décembre 1911, son jugement sur lui-même est plus encourageant : « je n’ai pas trouvé que ce que j’ai écrit jusqu’ici soit particulièrement précieux, ni que cela mérite non plus carrément d’être mis au rebut. » L’année suivante sera fructueuse : en 1912, il écrira Le Verdict et La Métamorphose. (A suivre)
Commentaires
une lecture indispensable, ce fut un tel choc que Kafka qu'à l'époque je crois qu'on se souciait moins de savoir qui avait publié son journal
je vais aller voir cette traduction, on peut espérer qu'elle soit éditée un jour ou l'autre
Un choc, c'est vrai. Il faut un certain temps pour entrer dans ce Journal hors du commun.
Cette nouvelle traduction en ligne permet de retrouver facilement un fragment. Laurent Margantin en est au quatrième carnet sur douze, on peut déjà passer commande sur "Oeuvres ouvertes" : http://oeuvresouvertes.net/spip.php?article4038
J'ai relu il y a peu La Colonie pénitentiaire, la puissance de ce texte est effrayante. Le nom de la traductrice m'évoque une lecture universitaire " roman des origines et origines du roman ", serait-ce elle ? Ce ne serait pas étonnant.
J'irai lire tes impressions sur "La colonie pénitentiaire", Marilyne. Oui, c'est bien de cette Marthe Robert qu'il s'agit, j'ai souvent cité ici des passages de son "Livre de lectures", c'est une spécialiste de Kafka : http://textespretextes.blogspirit.com/archive/2013/05/16/avec-marthe-robert.html
Auto-dénigrement, culpabilité, prudence, une constante chez cet écrivain hors norme. Je l'ai beaucoup lu dans ma jeunesse; sa relecture sera une aubaine, il faudra choisir le moment de m'y attacher.
Sans Max Brod, nous n'aurions rien. Les explications de Margantin sur le site viennent à point. Il parle de puissance littéraire : "L’incapacité à écrire a laissé la place à une réelle virtuosité, [...] comme si l’écriture des cahiers avait un effet libérateur."
Merci.
J'ai aussi beaucoup lu Kafka et l'impression à la relecture est tout aussi forte. La traduction et les commentaires de Laurent Margantin constituent un excellent accompagnement.
Je ne me souvenais pas de ton billet Kafka au brouillon. Je suis contente de l'avoir relu après celui-ci.
Être bien dans son corps après l'avoir exploré pour pouvoir ainsi aller vers les autres...
Il y a peu j'ai relu la métamorphose, un retour vers sa jeunesse inquiète et hésitante me tente fort.
Inquiet, il le sera toute sa vie. C'est un Journal très singulier dont il est malaisé de rendre compte, mais tu peux t'en faire une idée en lisant la nouvelle traduction en ligne, si tu veux. Bonne soirée, Colo.
je ne sais pas si je vivrai assez longtemps pour lire Kafka, ça me semble encore hors de portée ;-)
Le temps viendra ;-) Peut-être commencer par ses nouvelles ?
"La métamorphose" est un récit très accessible.
J'ai lu "la métamorphose" quand j'étais jeune et ce fut un choc ! J'ai lu aussi un livre sur sa relation avec Milena Jesenska qui m'avait passionnée. Un être tourmenté assurément. Je vais aller voir la traduction de Laurent Margentin, en espérant qu'elle sera publiée un jour.
C'était une lecture imposée quand j'étais en rhétorique et j'ai perpétué cette tradition pour mes élèves de rhéto à qui cette nouvelle faisait toujours forte impression - et les discussions allaient bon train pour l'interprétation.
La correspondance de Kafka est magnifique aussi.
Pour l'édition de cette nouvelle traduction, je te signale le lien mis en réponse à Dominique.
Du Journal de Kafka je retiens ceci :
«Il est parfaitement concevable que la splendeur de la vie se tienne prête à coté de chaque être et toujours dans sa plénitude , mais qu'elle soit voilée, enfouie dans les profondeurs , invisible , lointaine . »
Journal du 18/10/1921
Je penserai à vous en arrivant à ce beau passage, Béatrice. Merci.
J'ai lu "La Métamorphose", imposée par la prof de français et je pense que j'étais trop jeune....Tu viens de me remettre le pied à l'étrier je pense !
Belle journée Tania, Merci et Bises à toi. Claudie
Je conseillerais de lire d'abord quelques oeuvres de Kafka avant de lire son Journal ou au moins une biographie. Bon week-end, Claudie.
Un auteur qui me reste à découvrir ! Je n'ai jamais pu commencer et je crains fort que cela reste le cas encore longtemps sinon définitivement. Comme un recul devant quelque chose qui m'effraie.
Même "La métamorphose" ou "Le Verdict" ? Il y a des aspects effrayants dans son oeuvre et lui-même explore parfois les gouffres du désespoir, mais c'est un écrivain qui me fascine et aussi sa personnalité.
Bonjour, Je découvre avec plaisir votre remarquable blog via votre lecture du Journal de Kafka. J'ai lu dernièrement son Journal puis recensé les notations concernant les nez pour une idée de projet... Et je n'ai pas observé ou relevé celle que vous mentionnez. Outre le fait que Kafka s'intéresse aux détails, à votre avis, pourquoi cette attention portée aux nez et plus spécialement durant l'année 1911 ? Je me demande aussi (pour ne pas tout relire) si, dans son oeuvre de fiction que j'ai donc lue, quasi intégralement, mais il y a déjà longtemps, il y aurait l'un ou l'autre récit qui s'attarde sur les nez... Je vous souhaite une bonne fin de journée. .
Bienvenue, Eric, merci. Ce portrait de la danseuse Eduardowa se trouve tout au début (1910, 2e page), le voici dans la traduction de Laurent Margantin : https://journalkafka.wordpress.com/tag/danseuse-eduardowa/
Comment expliquer l'attention de Kafka aux détails physiques ? Vaste question. Peut-être parce que là se joue concrètement le rapport à l'autre ? "La solide délimitation des corps humains est horrible." (1920, 30 octobre).
Je ne pourrais vous répondre pour les œuvres de fiction, à relire pour moi aussi, et jamais lues du point de vue du nez, si je puis dire.