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  • Virginia 1915-1918

    Dans sa préface au tome I du Journal (intégral) de Virginia Woolf (traduit de l’anglais par Colette-Marie Huet), son neveu Quentin Bell affirme que « considéré dans son ensemble, il constitue un chef-d’œuvre », non sans soulever la question de sa véracité. Virginia Woolf, écrit-il, « passait pour malveillante, bavarde et encline à se laisser emporter par son imagination ». Dans sa correspondance, elle inventait pour amuser, sachant qu’on ne la croirait pas. Dans son Journal, « elle n’est sincère que vis-à-vis de son humeur du moment où elle écrit », au risque de se contredire. D’où l’image assez fidèle qu’elle y donne d’elle-même et de son entourage, de sa vie et de son époque.

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    Asheham House, près de Lewes, Sussex par Frederick James Porter (1883-1944)

    2 janvier 1915, journée type : conversation au petit déjeuner, « griffonnages » pour Leonard Woolf et elle, déjeuner et lecture des journaux, promenade avec le chien, achat de provisions, thé, soirée de lecture. Bien que très attachée à son mari (juif), Virginia déclare qu’elle n’aime ni la voix ni le rire des juifs, avant de faire un portrait incisif de Flora, la plus jeune sœur de Leonard. Antisémitisme peut-être, critique de sa belle-famille sûrement, dont elle déplore l’« extrême laisser-faire ».

    Virginia Woolf n’est pas un ange. Le Journal comporte des remarques choquantes, comme après une promenade où ils ont croisé « une longue file d’idiots », « de pitoyables débiles » : « Il est bien évident qu’on devrait tous les supprimer. » De leur éducation, les Stephen ont gardé certains principes tout en se rebellant contre les conventions, ce sont de fervents adeptes de la liberté intellectuelle.

    Nessa (Vanessa), la plus bohème, écrit à sa sœur que « la propreté est une idole à laquelle il faut se garder de rendre un culte » – voilà pour les tâches ménagères, largement confiées aux domestiques (qui ont leur place dans le Journal). Le travail humain a peu de valeur aux yeux de Virginia, « sauf dans la mesure où il rend heureux ceux qui l’exécutent. Ecrire à présent m’enchante uniquement parce que j’aime le faire, et me fiche comme d’une guigne, en toute sincérité, de ce qu’on peut en dire. »

    Le jour de ses 33 ans, avec Leonard qui s’est montré très attentionné pour son anniversaire, ils décident trois choses : « prendre Hogarth » (leur future maison), acheter une presse à imprimer, acheter un bull-terrier. Le projet d’imprimer eux-mêmes les excite fort, et en prime, elle a reçu des bonbons qu’elle adore. Mari et femme sont très différents, note-t-elle un autre jour : « Tout ce que je peux dire c’est que j’explose, tandis que L. brûle en dedans. Enfin nous nous sommes brusquement réconciliés (mais la matinée était perdue) et nous avons fait une promenade dans le parc après le déjeuner. »

    Fin février 1915 survient la grande crise qui a fait craindre pour sa raison (voir les commentaires d’un précédent billet), le Journal abandonné ne reprend qu’à l’été 1917 dans un petit carnet, le « Journal d’Asheham ». Dans leur maison de campagne (louée de 1912 à 1919 pour les week-ends et les vacances), Virginia se limite à quelques notes factuelles : la cueillette des champignons, une de leurs activités favorites, le temps qu’il fait, les promenades, visites, pique-niques… Après le mauvais temps en août, elle note le 3 septembre un « jour parfait ; complètement bleu, sans nuage ni vent, comme installé une fois pour toutes. » La guerre continue : des prisonniers allemands aident à la ferme, on entend le canon, on lit les nouvelles.

    En octobre 1917, les Woolf rentrent à Hogarth House. Dans son nouveau cahier, Virginia décide qu’elle y écrira après le thé, « sans se gêner », Leonard aussi, à l’occasion. Quelques jours plus tard, « un coup terrible » : dispensé du service militaire à cause d’un tremblement nerveux congénital, il est « appelé » et doit repasser une visite médicale, obtenir des certificats (il sera jugé inapte). La Hogarth Press débute, avec l’impression de Prélude de Katherine Mansfield qu’elle trouve vulgaire « de prime abord » (des traits communs), mais « si intelligente et impénétrable qu’elle mérite l’amitié. »

    Virginia se réjouit de l’arrivée de Tinker, « une bête solide, active et effrontée, brune et blanche, aux grands yeux lumineux » (qui se révèlera un chien turbulent et encombrant, mais fort regretté quand il sera perdu). La même semaine, on leur a offert un chat de l’île de Man. Les gros chèques « ou passablement gros » qu’ils touchent à présent pour leurs articles de critique la réjouissent, ils ont remboursé leurs dettes. Conférences, rencontres, expositions, thés – et encore des raids, un Zeppelin dans le ciel – voilà tout ce qu’elle note, sans compter les lettres reçues, écrites, le réconfort que lui prodigue son amie Ka (Katherine Cox).

    Le 2 novembre, Virginia décrit longuement son séjour à Charleston (avant la guerre, sa soeur s’est séparée de Clive Bell, le père de ses deux fils, et vit là avec le peintre Duncan Grant). Intelligence tenace et rapide, amour du fait concret, Nessa lui donne l’impression « d’une nature fonctionnant à plein ». Mais Virginia est heureuse de retrouver ensuite sa maison, sa vie véritable avec L., ses échappées dans Londres pour faire réparer sa montre ou se rendre aux ateliers Omega, s’acheter un manteau abricot – « un après-midi de Bloomsbury ».

    Il suffit que son mari se montre irascible ou sans entrain pour qu’un sentiment de déconfiture l’envahisse, « vague après vague, tout le long du jour » : « Nous avons convenu que, vue sans illusions, la vie est une affaire épouvantable. Les illusions ne reviendraient plus. Pourtant, vers huit heures et demie, elles étaient là, au coin du feu et menèrent joyeux train jusqu’à l’heure du coucher, où quelques gambades terminèrent la journée. »

    Quand on lui demande moins d’articles ou de critiques, Virginia avance dans son roman dont elle parle peu. Elle préside aussi la Guilde des femmes (réunions mensuelles, conférences) et travaille à l’impression, note les ennuis techniques. Se rend à une soirée chez Ottoline « toute velours et perles comme à son habitude » ou va dîner chez Roger Fry où elle parle avec Clive Bell de l’art d’écrire « avec des phrases, pas seulement avec des mots », en se basant non sur la structure mais sur la « texture ».

    (A suivre)

    Relire le Journal de Virginia Woolf – 3

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  • Ecrire et s'aimer

    Claude Pujade-Renaud, dans Belle-mère, révélait avec sensibilité la naissance des liens entre une femme et son beau-fils. Son dernier roman biographique, Les femmes du braconnier, scrute en profondeur les liens amoureux d’un couple de créateurs, Sylvia Plath et Ted Hughes, et aussi leurs rapports avec les autres, avec leur passé, avec l’écriture. Le braconnier, c’est lui, le poète séducteur et chasseur qui sait lire les traces des animaux, leur tenir tête, les piéger. Nous faisons connaissance avec lui au zoo de Londres, en octobre 1955, près d’un jaguar, en train de noter dans son carnet : « Les poèmes sont des animaux qu’il faut traquer et capturer. »

     

     

    Chaque personnage prend tour à tour le rôle du narrateur et la première fois qu’intervient Sylvia, l’héroïne, une Américaine qui a obtenu une bourse pour étudier à Cambridge, c’est pour raconter son galop du diable avec Sam, l’étalon qui a senti d’emblée sa cavalière inexpérimentée, mais n’arrive pas à la faire décrocher. Elle se cramponne, le cheval accélère, finit par se calmer. Rentrée à l’écurie saine et sauve, elle en rit et en pleure à la fois. Claude Pujade-Renaud mêle une grande variété d’animaux au récit : compagnons domestiques, gibier, faune de l’imaginaire, des œuvres d’art et des mythes personnels. Et, au-delà de ce bestiaire, décrit les comportements humains avec leur sauvagerie, la part instinctive des sens en éveil quand on se flaire, se frotte, se déchire, jusque dans le langage même.

     

    Il y a pour commencer cette morsure, lors d’une « petite fête pour le lancement d’une nouvelle revue de poésie », où Sylvia s’est rendue avec un ami, intéressée par la présence de Ted Hughes dont elle a lu quelques textes qui lui ont plu. Elle a déjà pas mal bu pour calmer sa déprime, un rhume, le malaise de ses règles, le manque d’un homme qui la console – « un homme plus mûr, euh… un père… Le psychiatre paterne a semblé retrouver ses marques, moi pas, et j’ai ajouté : Sinon un père, du moins une personne plus âgée, compréhensive (…) ».  Le poète a remarqué la fille aux escarpins vermillon, ils ont bu ensemble, discuté, jusqu’au moment où il l’a embrassée et s’est fait mordre à la joue. Ted a mis en poche le serre-tête rouge de la sauvage Sylvia, elle aussi prédatrice, elle aussi poète, qui ne veut pas « être un trophée supplémentaire dans le tableau de chasse de ce Ted Hughes. Si nous devions nous rejoindre, je souhaitais que ce fût par la poésie. »

     

    Le sang, un autre leitmotiv de ce récit carnassier, coule des blessures de l’enfance. Otto Platt, le père allemand, a débarqué à New York en 1900. A Ellis Island, on lui fait des papiers au nom de Plath, ce qui ne lui déplaît pas, il aime la langue littéraire, le haut allemand, loin du vulgaire parler « platt ». Dans le Massachusetts, Aurélia Plath, la mère de Sylvia, s’inquiète quand les lettres de l’étudiante se font plus rares, craignant pour sa fille douée mais agressive, surtout depuis la naissance de son frère, et davantage encore depuis la mort d’Otto. Une récidive de la dépression l’a conduite en hôpital psychiatrique, à l’adolescence, après une tentative de suicide. A six ans, Sylvia adorait déjà la poésie, sa mère lui récitait Emily Dickinson, sa poétesse préférée. De Cambridge, sa fille lui envoie ses textes, où bientôt apparaît une figure de fauve affamé pour qui elle se transforme en femme oiseau, prête à la parade nuptiale.

     

    Le 16 juin 1956 (Bloomsday), Sylvia et Ted se marient. Paris, Benidorm, voyages puis retour en Angleterre. Naissance de Frieda. Sylvia, comblée, cuisine, écrit, mène tout de front, ce qui épate leurs visiteurs et leurs nouveaux amis, Assia et David Wevill. David enseigne la littérature, Assia écrit et dessine. Quand les Hughes s’installent à Court Green (Devon) dans un ancien presbytère, dont le verger offre des pommes en abondance, Sylvia prépare tartes, compotes, confitures, s’arrondit, tâche de mener à bien ses projets littéraires. Ted a choisi de travailler au grenier, elle a préféré une pièce avec vue sur le clocher de l’église et le cimetière.

    Naissance de Nicholas. Déjà le couple bat de l’aile. Ted Hughes voit de plus en plus souvent Assia, fascinée par lui et par sa femme. A trente ans, Sylvia se retrouve dans la même situation que sa mère autrefois, seule avec deux enfants. Pour retrouver son équilibre, elle déménage à Londres dans une maison où Yeats a vécu autrefois. La dépression se fait plus menaçante, les vieux fantasmes remontent à la surface. Dans Les femmes du braconnier, Claude Pujade-Renaud, elle-même épouse d’un écrivain, décrit de cruelles amours avec leur cortège de souffrances, greffées sur des blessures familiales jamais refermées, mêlées à la ferveur de la création. Les féministes ne cesseront de vouloir effacer le nom de Hughes sur la tombe de Sylvia, qui a fini par se suicider. A travers les témoignages des parents, voisins, amis, médecins, nous assistons à cette chasse au bonheur enfui dont les textes de Ted Hughes et de Sylvia Plath portent encore et toujours les traces fraîches.

    (entre-deux)

  • Le premier homme

    Quand Le premier homme a été publié en 1994, à partir du manuscrit trouvé dans la sacoche de Camus à sa mort en 1960, je l’ai lu avec une grande curiosité. J’en gardais le souvenir de sa recherche du père, du bel hommage à son instituteur d’Alger. A la relecture, j’ai mieux perçu à quel point ce récit est un cri d’amour à sa mère. Aux passages déjà cochés, j’en ai ajouté d’autres, comme ceci dans les annexes qui donne parfaitement le ton : « En somme, je vais parler de ceux que j’aimais. Et de cela seulement. Joie profonde. »

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    Sa mère qui entendait mal, Catherine Hélène Sintès (famille originaire de Minorque), ne savait ni lire ni écrire. C’est à elle que s’adresse la dédicace : « A toi qui ne pourras jamais lire ce livre ». La première partie (Recherche du père) démarre en Algérie dans la carriole à deux chevaux conduite par un Arabe qui amène ses parents – un homme d’une trentaine d’années, une femme pauvrement habillée, presque au terme de la grossesse – et son frère de quatre ans alors, par une nuit de l’automne 1913, à une « petite maison blanchie à la chaux ». Là, elle accouche d’un garçon : Jacques. Les personnages du Premier homme ne portent généralement pas leur vrai nom ; bien qu’autobiographique, le récit des origines d’Albert Camus raconte celles de Jacques Cormery. Sa mère s’y appelle d’abord Lucie, puis Catherine ; son père, Henri.

    Au chapitre de la naissance succède sans transition Saint-Brieuc : à quarante ans, Jacques y cherche la tombe de son père, « blessé mortellement à la bataille de la Marne, mort à Saint-Brieuc le 11 octobre 1914 ». Il ne l’a pas connu et ne peut pas « s’inventer une piété qu’il n’avait pas », mais il a promis à sa mère, restée en Algérie bien que lui vive en France, d’aller sur cette tombe. Comme « son vieux maître » s’est retiré à Saint-Brieuc, il a décidé, avant de le rencontrer, de « rendre visite à ce mort inconnu ». L’émotion surgit d’un calcul : « 1885-1914 », vingt-neuf ans ! « L’homme enterré sous cette dalle, et qui avait été son père, était plus jeune que lui. »

    Le premier homme est annoté en bas de page : variantes, ajouts en marge, notes de l’éditeur. Le court chapitre 3 (visite à Victor Malan à Saint-Brieuc, « Chapitre à écrire et à supprimer » en marge) fait place aux Jeux de l’enfant où nous découvrons Jacques « dans la chaleur de juillet », obligé de faire la sieste par sa grand-mère dans le petit trois pièces d’un faubourg d’Alger où elle vit avec eux. C’est le retour « à l’enfance dont il n’avait jamais guéri, à ce secret de lumière, de pauvreté chaleureuse qui l’avait aidé à vivre et à tout vaincre. » Parfois il échappe à la sieste et rejoint ses camarades de jeu au jardin d’essai – ce beau parc d’Alger découvert il y a quelques années à une exposition du peintre Gérard Edsme.

    A son retour près de sa mère, 72 ans, ils s’embrassent, se regardent – « des années de travail épuisant avaient respecté en elle la jeune femme que Cormery enfant admirait de tous ses yeux ». Il l’interroge sur son père : « Il me ressemblait ? – Oui, c’était toi, craché. Il avait les yeux clairs. Et le front, comme toi. » Il voudrait la faire venir en France, elle ne veut pas, se sent trop vieille pour affronter le froid.

    On découvre comment la famille de Camus vivait, chichement mais dans la dignité, l’oncle sourd, mais « fin et rusé », qui lit le journal tous les jours, qui emmène Jacques nager et chasser. Camus raconte l’école où son ami Pierre et lui obtenaient les premières places, il fait le beau portrait de « Monsieur Bernard » (M. Germain, son instituteur) qui leur donnait des joies « qu’ils ne trouvaient pas chez eux, où la pauvreté et l’ignorance rendaient la vie plus dure, plus morne » – « on les jugeait dignes de découvrir le monde. »

    Outre la lecture, dont il leur donne le goût, il lui doit « le seul geste paternel, à la fois réfléchi et décisif, qui fût intervenu sans sa vie d’enfance ». L’instituteur voulait leur faire passer le concours pour obtenir la bourse des lycées et collèges, mais sa grand-mère s’y opposait, exigeant qu’il travaille pour les aider. Le maître est venu chez eux pour la convaincre, offrant son aide gratuite pour l’aider à réussir. Camus lui porte une reconnaissance éperdue.

    La deuxième partie, Le fils ou le premier homme, relate les années au lycée, la prise de conscience des différences sociales, la vie des rues par où il passe, à pied ou en tramway, les angoisses aussi. Quelles belles pages sur le départ des hirondelles, sur les parcs d’Alger, les arbres, l’ivresse qu’il ressent dans cette « jungle parfumée » ! Durant les vacances d’été, le garçon travaille, il s’y est engagé auprès de sa grand-mère. Une fois sa première paie déposée sur la table, elle ne le battra plus. « Oui, il était un homme, il payait un peu de ce qu’il devait, et l’idée d’avoir diminué un peu la misère de cette maison l’emplissait de cette fierté presque méchante qui vient aux hommes lorsqu’ils commencent à se sentir libres et soumis à rien. »

  • Bonnard et le Japon

    Jusqu’au 6 octobre, l’Hôtel de Caumont présente Bonnard et le Japon, un excellent aperçu des rapports de Bonnard avec le japonisme, dans une présentation à la fois didactique et esthétique. Autour des œuvres issues de collections particulières ou de musées, le décor est particulièrement soigné : couleurs, motifs, citations… De très belles estampes de la collection Leskowicz, signées Hiroshige, Kuniyoshi…, accompagnent les œuvres de Bonnard de salle en salle.

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    Au centre : Pierre Bonnard, La promenade des nourrices, frise des fiacres, 1897, Le Cannet, Musée Bonnard

    Dans le premier des salons historiques qu’on traverse avant d’entrer à l’exposition, j’ai remarqué une petite commode marquetée sous le buste de Pauline de Caumont. Si le motif central évoque un salon de musique, la marqueterie sous le marbre illustre le thème du thé : sucrier, théière, tasse, crémier – de quoi plaire aux amateurs et peut-être une allusion discrète au Japon.

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    Petite commode marquetée dans le premier salon de l'Hôtel de Caumont

    Le paravent de La promenade des nourrices dans la salle titre (première photo) vient du musée Bonnard (Le Cannet). Il représente une scène de rue, place de la Concorde à Paris, « une composition audacieuse où les trois quarts de la surface sont occupés par le fond vierge du support ». Personnages traités en aplats comme dans les estampes (nourrices, enfants, petits chiens), équilibre des vides et des pleins, l’influence japonaise est visible dans cette suite de quatre feuilles lithographiées en cinq couleurs.

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    Pierre Bonnard, Femmes au jardin (Femme à la robe à pois blancs, Femme assise au chat,
    Femme à la pèlerine, Femme à la robe quadrillée)
    , 1890-1891, détrempe à la colle sur toile, panneaux décoratifs, Paris, musée d’Orsay

    Dans le groupe des Nabis, Bonnard (1867-1947) fut surnommé « le Nabi très japonard ». Conçus au départ pour un paravent, les quatre panneaux des Femmes au jardin du musée d’Orsay représentent des silhouettes élancées, « accentuées par les lignes en arabesque et par le format allongé inspiré des kakémonos japonais. » Autour d’elles, la végétation est stylisée, les animaux en mouvement.

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    Pierre Bonnard, Femmes et fleurs, projet d’éventail, 1895, aquarelle, gouache et encre de Chine,
    Amsterdam, musée Van Gogh.

    Plus loin, on verra Deux jeunes femmes dans un pré, une encre de Chine et aquarelle (1890) où un massif de roses domine devant deux figures féminines, toute en tons de rose et de vert. Sur ce thème des femmes et des fleurs, j’ai aimé ce projet d’éventail (ci-dessus) dont je vous invite à apprécier la composition et les détails en agrandissant la photo.

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    Pierre Bonnard, couverture de l'Album d'estampes originales de la galerie Vollard (détail), 1897

    Parmi les illustrations de Pierre Bonnard, outre « France-Champagne » et « La Revue Blanche », voici un détail de la couverture conçue pour un Album d’estampes originales de la Galerie Vollard (1897) – j’aime son graphisme et le chat, bien sûr.

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    Pierre Bonnard, Paris, Intérieur, A la lumière de la lampe, vers 1912, huile sur toile, Milan, Galleria d'Arte Moderna
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    Pierre Bonnard, Femme tenant un chien sur ses genoux, 1914, huile sur toile, 68 x 50,2 cm, Musée de Grenoble

    Les petits félins nombreux dans l’œuvre de Bonnard n’étaient pas les siens, mais ceux des voisins. Lui avait des chiens, comme le teckel d’une petite toile en vitrine accrochée au-dessus d’une édition des Histoires naturelles de Jules Renard qu’il a illustrées, ou ceux de Femme tenant un chien sur ses genoux à côté de Paris, Intérieur, A la lumière de la lampe.

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    Pierre Bonnard, L’omnibus, vers 1895, huile sur toile, collection particulière.

    Chez ce coloriste formidable, le jaune était le bienvenu, comme on peut l’observer déjà dans une petite toile, Au bar : une femme assise dont la robe, au premier plan, se détache à peine sur le décor du même ton, à la différence des silhouettes en noir à l’arrière-plan. A l’inverse, dans L’omnibus, une passante en noir semble entraînée dans le mouvement de l’énorme roue jaune vif de l’omnibus derrière elle. Le brun et le jaune étaient les couleurs des omnibus dans le quartier des Batignolles où Bonnard avait son atelier.

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    Pierre Bonnard, Le jardin de Paris, 1896-1902. Huile sur toile. Collection particulière, Paris

    A Paris, la place Clichy près de laquelle il habite et le boulevard lui inspirent des scènes animées par le mouvement des passants, la circulation, des gens aux terrasses. Sur une grande toile, Le jardin de Paris, on voit les chapeaux extraordinaires que portaient les dames en soirée – comme celui couvert de roses de la dame en blanc au premier plan.

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    Pierre Bonnard, Terrasse dans le Midi, vers 1925, huile sur toile, Grenoble, Fondation Glénat

    C’est si gai de découvrir d’un artiste qu’on aime des œuvres qu’on ne connaît pas. Ainsi La charmille, une petite huile où la verdure domine mais où l’on devine deux silhouettes en robe gris perle, comme décrit ici, dans un parallèle avec La cueillette de Vuillard. Espace ouvert, en contraste, pour Terrasse dans le Midi, un rare format carré. Bonnard n’aimait pas les formats tout faits, les dimensions données d’avance et peignait sur des toiles sans châssis, punaisées au mur, surtout pour les paysages comme celui de cette Conversation provençale (Galerie nationale, Prague).

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    Pierre Bonnard, Conversation provençale, huile sur toile, retravaillée en 1927, 129 × 201cm, Prague, Galerie nationale

    Scènes familiales, tables, bouquets, et bien sûr Marthe (au crayon, à l’encre de Chine, à l’huile) à l’intérieur, dans l’intimité, au jardin... Des nus (très beau Nu accroupi (Dina Vierny)Bonnard et le Japon permet de découvrir le parcours du peintre sans le réduire aux toiles chatoyantes les plus célèbres. Surprise de découvrir L’amandier en fleurs moucheté de rouge : ce n’est pas la dernière toile retouchée par Bonnard avant sa mort, si lumineuse et émouvante, mais une première version de 1930.

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    Pierre Bonnard, Le jardin au Cannet (détail), 1945. Huile sur toile 63,5 x 53 cm
    Musée de l’Abbaye / donation Guy Bardone – René Genis, Saint-Claude

    Pour terminer ce billet, j’hésite entre deux coups de cœur : La petite fenêtre (la vue depuis la chambre à coucher de sa maison) et Le jardin au Cannet. Voici cette « symphonie joyeuse et estivale où la nature est magnifiée » (Saint-Claude, Musée de l’abbaye).

  • Nous, Zamiatine, 1920

    Evgueni Zamiatine a écrit Nous en 1920, trois ans après la révolution d’Octobre. Ce récit d’anticipation aurait inspiré Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley (écrit en 1931 à Sanary-sur-mer) et 1984 (publié en 1949) de George Orwell, qui l’a lu en français sous le titre Nous autres (première traduction en 1929). Dans un avant-propos à sa nouvelle traduction, Hélène Henry rappelle qui était Zamiatine, né en Russie en 1884 : un ingénieur naval doué et, « dès 1916, un écrivain reconnu et publié ». En 1917, il quitte le parti bolchevique dont il a d’abord partagé les idées.

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    L’URSS a interdit la publication de Nous. Des copies du texte ont circulé, une traduction, des extraits en russe à l’étranger : le régime soviétique engage alors des poursuites contre l’auteur d’un « infect pamphlet contre le socialisme ». Zamiatine démissionne de l’Union des écrivains et, en 1931, sur les conseils de Boulgakov, demande à Staline l’autorisation d’aller vivre à l’étranger. Il participe, comme Pasternak, au Congrès des écrivains de 1935 à Paris, où il meurt en 1937. Ce n’est qu’en 1952 que le texte complet de Nous paraît en russe, à New York. Les Russes n’y ont eu accès qu’en 1988.

    « Note n° 1 » (tous les chapitres sont numérotés ainsi) s’ouvre sur un extrait du Journal officiel à la gloire de l’« INTEGRALE » dont la construction s’achève : « cette machine électrique de verre qui souffle le feu » devrait permettre à « l’Etat Unitaire » de soumettre ceux qui vivent en dehors de lui pour leur apporter « un bonheur mathématiquement exact » et « les obliger à être heureux ».

    D-503, constructeur de l’INTEGRALE, ému par l’annonce, décide de prendre des notes : « Je ne ferai qu’essayer de transcrire ce que je vois, ce que je pense, ou plutôt ce que nous pensons (oui, nous, et ce « NOUS » sera le titre que je donnerai à ces notes.) » Un ciel de printemps sans nuage coule tout « dans le même cristal éternel, irréfragable, dont sont faits la Muraille verte et tous nos édifices ». Il admire le « grandiose ballet mécanique » sur le chantier.

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    Le « numérateur » résonne : c’est l’heure d’O-90, la femme douce et ronde avec qui il se promène durant « l’Heure privative » d’après-déjeuner, comme tous les « Numéros », en rangs par quatre, dans leurs « Tenues d’uniforme bleutées, la plaque dorée sur la poitrine – immatriculation officielle ». Il en est ébloui, comme s’il voyait ce spectacle parfait pour la première fois.

    Un rire et un visage de femme aux dents « extraordinairement blanches et aiguës » à sa droite le surprennent, comme si I-330 avait deviné ses pensées. Troublé par ses remarques inattendues et gêné par l’intervention d’O-90 pour dire qu’il « est inscrit » avec elle, il a juste le temps d’entendre son invitation à la rejoindre le surlendemain à l’amphithéâtre 112 – l’Heure privative est terminée. Juste le temps d’embrasser les yeux bleus de O en attendant leur prochain « jour sexuel », où l’on peut « baisser les stores » (à condition de posséder « un billet rose »).

    Le narrateur, quand il relit ses notes, a conscience de n’être peut-être pas assez clair pour les inconnus qui les liront sans connaître « les Tables du Temps, les Heures privatives, la Norme maternelle, la Muraille verte, le Bienfaiteur ». Il rappelle qu’après « la guerre de Deux Cents Ans », on a détruit les routes pour couper les villes les unes des autres et les séparer par une « jungle verte » dont la couverture de verre de la Muraille les protège. Dans l’Etat unitaire, tous se fondent dans un corps unique avec le même emploi du temps, à l’exception des Heures privatives (16-17h, 21-22h).

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    Ce qu’on raconte des temps anciens lui semble absurde : « Absolument ascientifique, carrément bestial. Et pour les naissances, c’est pareil : au hasard, comme les bêtes. » S’il s’est réjoui jusqu’alors de vivre dans un monde parfaitement clair et organisé, D-503 ressent pourtant des émotions nouvelles quand il se rend à une convocation pour l’amphithéâtre 112 et voit apparaître I-330 dans « le costume fantastique d’une lointaine époque : une robe noire étroitement moulante » et décolletée.

    C’en est fini de sa tranquillité d’esprit. D-503 se rend un jour avec elle à la « Vieille maison » au mobilier d’autrefois, où I-330 revêt une autre tenue originale : elle aime « se distinguer des autres », « enfreindre l’égalité ». La séduction opère. Il a beau chanter les bienfaits de l’Etat unitaire, il en découvre une faille qui va en s’élargissant. Le journal signale qu’on aurait « retrouvé les traces d’une organisation jusqu’ici demeurée insaisissable, ayant pour objectif la libération du joug bienfaisant de l’Etat. » Devrait-il la dénoncer ?

    Entre la description du fonctionnement qu’il juge idéal de son monde totalitaire et le récit de ses rendez-vous avec cette femme imprévisible, dont O-90 sera jalouse, D-503 se découvre un moi divisé, doté d’imagination, malade peut-être. Toute sa vie en est ébranlée, sa vision des choses, ses relations avec les autres, sa place dans la société. Osera-t-il se lier avec ceux qui se révoltent ?