Cet été, je relis le Journal de Virginia Woolf (1182-1941). Et d’abord son Journal d’adolescence 1897-1909 (The Early Journals, traduit de l’anglais par Marie-Ange Dutartre), qui précède sur l’étagère de ma bibliothèque les sept tomes de son Journal dans la collection rose du Nouveau Cabinet Cosmopolite (Stock). Aujourd’hui le Journal intégral est édité en un seul volume. (Ce livre-ci qui date de 1993 s’est complètement disloqué à la relecture, hélas.)
Virginia Woolf en 1902, photographiée par George Charles Beresford
Dans la préface, Mitchell A. Leaska présente ces cahiers que Virginia Stephen a commencé à tenir la veille de ses quinze ans, à peine remise de la mort de sa mère (en 1895) et de sa première crise de démence survenue le lendemain – il y aura d’autres deuils à affronter durant ces douze années. Sa sœur aînée et son jeune frère s’y mettent aussi : « Nous avons tous commencé à consigner les événements de cette nouvelle année – Nessa, Adrian et moi. » (3 janvier 1897)
Promenades, courses, visites, sorties, lectures, « Miss Jan », comme elle se désigne parfois, tient le registre des activités familiales, y compris les repas et le thé. S’il est tentant de chercher dans ces écrits les prémices de sa vocation littéraire, c’est d’abord une immersion dans le mode de vie d’une famille. Vanessa va à son cours de dessin, s’entraîne à valser avec son frère Thoby. Virginia emprunte des livres à son père, note le temps qu’il fait, son humeur, les bons et les mauvais moments.
Les préparatifs du mariage de sa demi-sœur Stella vont bon train. (La mère de Virginia, veuve quand elle a épousé son père, Leslie Stephen, veuf lui aussi, avait trois enfants d’un premier mariage : George, Stella et Gérald Duckworth. Vanessa, Thoby, Virginia et Adrian Stephen avaient une autre demi-sœur handicapée mentale, Laura, née du premier mariage de leur père.)
Musées, expositions, théâtre, concerts… Virginia note brièvement ses impressions, privilégie les faits : tante Minna leur offre un « bonheur-du-jour-en-chêne » ; Jack Hills, le fiancé de Stella, doit se reposer durant trois semaines d’une opération. Pour l’anniversaire de Virginia, son père lui offre La Vie de Scott en « 10 magnifiques petits livres reliés cuir, bleu et brun avec dorures, en gros caractères – absolument luxueux. C’est le plus beau cadeau qu’on m’ait jamais fait. »
Julia Stephen (la mère de Virginia) et Stella Duckworth en 1894 © Smith College Libraries
« Nessa à son cours de dessin. Promenade en compagnie de père » : ainsi s’ouvrent de nombreuses pages de son Journal. Professeur, historien et écrivain, Leslie Stephen fait aussi la lecture à ses enfants et pousse Virginia à étudier (latin, histoire, grec…) ; contrairement à ses frères et soeur, elle ne reçoit pas d’éducation scolaire traditionnelle, mais dispose de l’énorme bibliothèque familiale.
Les premières fleurs du printemps la réjouissent et elle en guette tous les signes – « je vais bientôt me convertir en pasteur de campagne et consigner les phénomènes observés dans Kensington Gardens que je communiquerai, en guise de défi, à d’autres gentlemen campagnards ». Stella et Jack se marient en avril ; les mondanités lui déplaisant, Virginia note : « Nous (Nessa et moi) avons résolu de rester calmes et de nous conduire avec la plus grande dignité, en faisant comme si le mariage de Stella ne nous concernait d’aucune façon. » Elle en parlera ensuite comme d’un « demi-rêve ou un cauchemar » !
Peu de temps après son mariage, Stella tombe malade, « clouée au lit » par une péritonite. Elle ne va jamais s’en remettre pour de bon, et Virginia inquiète note les hauts et les bas. Quand Stella meurt, en juillet, le Journal qui battait déjà de l’aile devient irrégulier, les notes de plus en plus brèves.
Autre chose prend forme alors, l’envie d’écrire une œuvre (son premier projet s’intitule « L’Eternelle Miss Jan »). Du coup, elle remplit son Journal après coup, le néglige : « Pluie. Nous sommes allés quelque part, j’imagine ; mais je ne sais plus où. » (27 août 1897) Pourtant, après avoir rangé ce premier cahier personnel – « un pan de vie assez crucial » – elle note entre parenthèses : « la première année que j’ai véritablement vécue ».
Pas de cahier pour 1898, mais en 1899, les vacances d’été passées dans le presbytère de Warboys poussent Virginia à rédiger un Journal différent – « dans le style comme dans la forme, son écriture apparaît plus objective et plus délibéré », note M. A. Leaska. Elle peint les paysages sous la lumière, « une vaste sphère d’azur » ; réfléchit sur le bonheur d’une vie campagnarde ; observe les gens. Son goût de l’activité intellectuelle s’affirme, et son plaisir à écrire : « je m’invente parfois un lecteur afin de varier les plaisirs quand j’écris ; ce qui m’oblige à enfiler mes beaux habits, ou ceux qui m’en tiennent lieu. »
A partir de 1902, Virginia prend des leçons de grec avec Janet Case qui lui enseignait déjà le latin, elles seront amies pour la vie. Virginia préfère la plume de cygne à la plume d’oie, se lamente d’une plume défectueuse, se réjouit d’une plume neuve, mais a bien du mal à noter quoi que ce soit d’autre que les états de santé de son père quand celui-ci est atteint d’un cancer de l’estomac et opéré durant l’automne.
Après coup, elle a doté son Journal de « Hyde Park Gate 1903 » d’une table des matières, les dates ayant disparu au profit des sujets abordés : une expédition, une tempête, un bal… « Le temps d’un soir, on décide d’être fou, de danser d’un cœur léger – de s’animer quand le rythme s’intensifie, devient intempestif – d’être plein d’insouciance & d’audace. Tant que les pas sont en mesure, qu’importe le reste – tant que tout le corps & l’esprit suivent le mouvement, qui pourrait y mettre fin ? » (Bal dans Queens Gate)
(A suivre)
Relire le Journal de Virginia Woolf – 1
Commentaires
merci pour ce beau partage, tania - j'attends la suite avec impatience vu que j'aime énormément les écrits de virginia woolf (et le personnage aussi d'ailleurs)
voilà une auteure que tu connais...intimement! Quant à moi, il faut, avant d'aborder ces journaux, que je continue mes lectures de ses romans; je n'ai lu que des nouvelles d'elle et Mrs Dalloway.
Si tu as envie de (re)lire un roman d'elle, tu peux me proposer une lecture commune? J'aime bien lire en compagnie mais pour le mois d'Octobre car j'ai d'autres lectures prioritaires pour Septembre.
Je viens de revoir "The hours" le film et c'est émouvant de revenir à ses premiers écrits. Je n'ai jamais lu ses journaux et d'ailleurs j'ai peu lu d'elle. Il n'est pas trop tard ..
J'aime votre analyse si fine de Virginia Woolf. J'attends, pour relire son journal, d'avoir relu plusieurs de ses romans. J'ai terminé Mrs Dalloway et ai entamé la promenade au phare, ou le voyage, c'est selon le traducteur.
Bonne journée.
@ Niki : Pour moi, un des plus beaux journaux d'écrivain (comme celui de Kafka) - je suis heureuse de m'y replonger.
@ Claudialucia : Tu as commencé par son chef-d'oeuvre ! Je voudrais tout relire - peut-être "La promenade au phare", son roman inspiré par les séjours familiaux à St Ives ?
@ Aifelle : As-tu lu "Les heures" de Michael Cunningham, le beau roman dont ce film est l'adaptation ? Un très beau film, centré sur les souffrances de l'écrivaine, mais une image réductrice. Le Journal de V. Woolf, lui, montre toutes les facettes de sa personnalité.
Pour découvrir son oeuvre romanesque, à mes yeux, le mieux serait de la lire dans l'ordre chronologique, ce qui permet de percevoir l'évolution du style et de la composition.
@ Bonheur du Jour : Excellent choix pour voyager avec Virginia. Bonne journée à vous.
Oui, j'ai lu le roman "les heures" que j'ai beaucoup aimé. Mais bien sûr, il ne remplace pas la lecture de Virginia Wolf elle-même.
Tout à fait d'accord, Aifelle. La suite, à propos de ce Journal, la semaine prochaine.
Pourquoi pas La promenade au phare? On se motive pour la fin Octobre? et on peut chercher d'autres lectrices pour nous accompagner?qu'en penses-tu?
D'accord, Claudialucia, bien que je ne me fixe aucun calendrier de lecture en général.
D'accord pour ce roman! Personnellement je le publierai dans la dernière semaine d'Octobre mais tu peux, bien sûr, rester libre de la date.
Lors de l'expo autour de Bloomsbury, à La Piscine à Roubaix, il y a quelques années, j'ai acheté le livre "22, Hyde Park Gate"...
Laura Stephen avait la beauté des Cameron... J'avais dans l'idée de faire leurs portraits. J'ai fait celui de Stella, le plus réussi, de celui que j'ai fait de Virginia (j'en ai fait deux) je ne suis pas très contente - ni de celui de Vanessa adolescente.
Ces femmes m'ont littéralement fascinée.
@ Claudialucia : Nous nous retrouverons donc autour de ce roman.
@ Pivoine : J'ai tant de regrets d'avoir manqué cette exposition à La Piscine ! Si ces portraits sont visibles en ligne, merci à toi de nous indiquer le(s) lien(s).
C'était "Conversation anglaise" - le titre de l'expo à La Piscine. Voici un article de "Libération" :
http://next.liberation.fr/culture/2010/02/09/bloomsbury-bouillon-de-culture-a-la-piscine_608802
Un article d'un blogue du Monde... http://masmoulin.blog.lemonde.fr/2009/11/07/conversation-anglaise-le-groupe-de-blomsbury-a-la-piscine-de-roubaix-du-21-novembre-2009-au-28-fevrier-2010/
Mon propre article dans mon blogue précédent: http://quartzrose.canalblog.com/archives/2010/01/19/16586688.html
J'ai beaucoup collecté de documents iconographiques - ayant renoncé un jour à un projet d'écriture sur ces femmes écrivains...
Merci pour tous ces liens, Pivoine, je me suis plongée un peu dans ce "bouillon de culture".
Je l'annonce dans mon blog avant de partir en Lozère. Passe un bon mois d'août Tania!
Un journal tel que celui-ci est la meilleure façon d'être proche, intime presque, d'un écrivain. Un beau projet littéraire pour l'été.
Une immersion complète, avec bonheur.
Ah, que cela donne envie de se plonger dans ce journal... Cela tombe mal, j'ai commencé celui de Gide (qui est déjà plus que conséquent), je vais donc attendre d'avoir terminé celui-là. Mais je vais venir lire tes autres chroniques.
As-tu lu celui de Charles Juliet ? si tu aimes l'écriture diaristique, c'est vraiment à lire...
Tant mieux, Margotte, si cela te donne envie de lire ce Journal un jour. Je ne suis pas attachée à ce genre en particulier, mais je m'étais promis de relire celui de Virginia Woolf (et celui de Kafka) un jour.
Je ne me suis pas encore tournée vers celui de Charles Juliet.