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  • Premières plumes / 2

    [1903, suite] Dans son Journal d’adolescence, Virginia Stephen aborde la vie mondaine avec ambivalence : elle admire les personnes capables « de ne montrer que leur face brillante », mais se range du côté de celles qui assistent à une soirée par convention. « Il n’est rien de plus horrible & de plus accablant au monde qu’une pièce bondée de gens que vous ne connaissez pas. »

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    22, Hyde Park Gate, Londres

    A l’approche des grandes vacances, elle se réjouit de quitter l’atmosphère londonienne « trop électrique – trop irritante » pour la campagne où elle pourra marcher tout son saoul et lire plus en huit semaines qu’en six mois à Londres – « le fait de bouger à l’air libre m’apaise & ranime instantanément ma sensibilité ». Après avoir visité Stonehenge : « Une journée de bonheur en plein air vaut, j’en suis sûre, aux yeux des « Dieux quels qu’ils soient », un acte de piété ; l’air est un Temple dans lequel on est purifié de ses péchés. »

    Son cahier se remplit de « frêles esquisses au crayon », il fait office de « carnet de croquis », c’est « un entraînement pour l’œil comme pour les doigts » : elle décrit Wilton où ils séjournent en famille, la cathédrale de Salisbury (l’avantage des cathédrales anglaises est de s’élever « au milieu d’un jardin qui leur est propre »), la visite d’une manufacture de tapis après s’être levée à six heures : « le petit matin (…), le moment le plus beau & le plus rare de la journée »…

    La lecture des faits divers lui inspire un récit très émouvant, « La Serpentine » : on a repêché dans la rivière le corps d’une femme dans la quarantaine, qui a épinglé dans sa robe un message ultime : « Pas de père, pas de mère, pas de travail. Que Dieu me pardonne pour ce que j’ai fait ce soir. » Quand nous lisons les commentaires de la future romancière, comment ne pas penser à son suicide dans l’Ouse, à 59 ans ?

    Son père meurt en février 1904. Virginia sombre à nouveau dans la démence et tente une première fois de se suicider. Ce qui va l’aider à continuer de vivre, c’est l’appui qu’on lui demande pour l’édition de Vie et Correspondance de Leslie Stephen, puis l’offre d’écrire pour le Supplément féminin du Guardian. Notice biographique, critiques de livres, cours et conférences pour des ouvrières – elle travaille et gagne de l’argent, une nouvelle vie commence pour elle.

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    46, Gordon Square, London

    « Ai travaillé à mon article toute la matinée » remplace à présent les promenades rituelles avec son père. Avec humour, elle note : «  Cela m’amuse assez d’écrire puisqu’on me le déconseille pour ma santé mentale. » Elle a beaucoup à lire, mais elle sort, bien sûr, va dîner, n’échappe pas aux essayages chez le tailleur et aux courses qu’elle déteste. Le Journal en pâtit : « noircir tous les jours une page supplémentaire, alors que j’en écris tellement par nécessité, me casse les pieds & ce que je raconte est sans intérêt. »

    En plus de la critique littéraire pour le Guardian, elle collabore à partir de 1905 avec le Times Literary Supplement. En Cornouailles, où elle passe l’été avec ses frères et sœur non loin de St. Ives où enfants, ils prenaient leurs vacances, elle reprend la plume pour rendre compte de leur séjour et de leurs activités. « C’est devenu chez moi une habitude de passer mes après-midi à flâner en solitaire. J’ai ainsi couvert un vaste périmètre de la campagne environnante & la carte de ce pays a maintenant une certaine consistance dans ma tête. » Virginia Woolf est une marcheuse. « Ce qu’il y a de prodigieux dans cette petite maison de location c’est que, de toutes les grandes fenêtres, nous avons vue sur la mer. » A la veille d’en partir, la mélancolie l’envahit : « En vérité, il y a, comme j’avais la fantaisie de le croire pendant tout un temps, une part de nous-mêmes qui demeure ici & qu’il est douloureux d’abandonner. »

    Au 46, Gordon Square (après la mort de leur père, les Stephen ont déménagé à Bloomsbury), son frère Thoby crée cette année-là les « Soirées du jeudi », puis Vanessa le « Club du vendredi » pour débattre de l’art. Virginia continue les critiques et les cours à Morley College. Elle ne tient plus ses carnets personnels qu’en vacances : « Une journée d’août torride, une route déserte à travers la lande, des champs de blé & d’éteules – une brume semblable à la fumée d’un feu de bois – un nombre prodigieux de faisans & de perdrix – des pierres blanches – des chaumières – des panneaux indicateurs – de minuscules villages – de grands tombereaux remplis de blé – des chiens sagaces & des charrettes de fermiers. Composez, à partir de tout cela, le tableau qu’il vous plaira, moi, je suis trop paresseuse pour le faire. » (Blo’ Norton 1906)

    En septembre, les Stephen partent en Grèce. Virginia note ses observations à chaque étape, sur la beauté des sites, les villes, l’art grec, et aussi l’inconfort des voyageurs. La malpropreté, la chaleur finissent par leur faire dire « vivement l’Angleterre ! », tant ils aspirent à « tout ce qui est propre, sain & sérieux ». Hélas, au retour, Thoby rentré avant eux est très malade : il meurt de la fièvre typhoïde le 20 novembre.

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    29, Fitzroy Square

    Vanessa accepte d’épouser Clive Bell. Comme le couple s’installe au Gordon Square, Virginia déménage avec Adrian en avril au 29, Fitzroy Square, à deux pas de là. Dans les derniers cahiers sur l’Italie (1908) et Florence (1909), elle fait le point sur son Journal : « Le fait est que, dans ces cahiers personnels, j’ai recours à une sorte de sténographie & me livre à des petites confessions, comme si je souhaitais me concilier mon propre regard lorsque je me relirai plus tard. »

    Dans ce livre de six cents pages, la moitié comporte des notes au jour le jour. Le reste évoque des paysages, activités, rencontres et laisse plus de part à la réflexion. A la fin du Journal d’adolescence, l’éditeur signale qu’avant la publication de son premier roman, The Voyage Out (1915), Virginia Woolf survit à une seconde tentative de suicide et à deux autres crises de démence.

    Dans Une esquisse du passé (1939), elle écrira : « Et ainsi je persiste à croire que l’aptitude à recevoir des chocs est ce qui fait de moi un écrivain. » Expliquer le coup reçu, traduire en mots « le témoignage d’une chose réelle au-delà des apparences » lui donne son entière réalité, qui perd alors le pouvoir de blesser : « elle me donne, peut-être parce qu’en agissant ainsi j’efface la souffrance, l’immense plaisir de rassembler les morceaux disjoints. Peut-être est-ce là le plus grand plaisir que je connaisse. »

    Relire le Journal de Virginia Woolf – 2

    Relire le Journal de Virginia Woolf – 1

  • Premières plumes / 1

    Cet été, je relis le Journal de Virginia Woolf (1182-1941). Et d’abord son Journal d’adolescence 1897-1909 (The Early Journals, traduit de l’anglais par Marie-Ange Dutartre), qui précède sur l’étagère de ma bibliothèque les sept tomes de son Journal dans la collection rose du Nouveau Cabinet Cosmopolite (Stock). Aujourd’hui le Journal intégral est édité en un seul volume. (Ce livre-ci qui date de 1993 s’est complètement disloqué à la relecture, hélas.)

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    Virginia Woolf en 1902, photographiée par George Charles Beresford

    Dans la préface, Mitchell A. Leaska présente ces cahiers que Virginia Stephen a commencé à tenir la veille de ses quinze ans, à peine remise de la mort de sa mère (en 1895) et de sa première crise de démence survenue le lendemain – il y aura d’autres deuils à affronter durant ces douze années. Sa sœur aînée et son jeune frère s’y mettent aussi : « Nous avons tous commencé à consigner les événements de cette nouvelle année – Nessa, Adrian et moi. » (3 janvier 1897)

    Promenades, courses, visites, sorties, lectures, « Miss Jan », comme elle se désigne parfois, tient le registre des activités familiales, y compris les repas et le thé. S’il est tentant de chercher dans ces écrits les prémices de sa vocation littéraire, c’est d’abord une immersion dans le mode de vie d’une famille. Vanessa va à son cours de dessin, s’entraîne à valser avec son frère Thoby. Virginia emprunte des livres à son père, note le temps qu’il fait, son humeur, les bons et les mauvais moments.

    Les préparatifs du mariage de sa demi-sœur Stella vont bon train. (La mère de Virginia, veuve quand elle a épousé son père, Leslie Stephen, veuf lui aussi, avait trois enfants d’un premier mariage : George, Stella et Gérald Duckworth. Vanessa, Thoby, Virginia et Adrian Stephen avaient une autre demi-sœur handicapée mentale, Laura, née du premier mariage de leur père.)

    Musées, expositions, théâtre, concerts… Virginia note brièvement ses impressions, privilégie les faits : tante Minna leur offre un « bonheur-du-jour-en-chêne » ; Jack Hills, le fiancé de Stella, doit se reposer durant trois semaines d’une opération. Pour l’anniversaire de Virginia, son père lui offre La Vie de Scott en « 10 magnifiques petits livres reliés cuir, bleu et brun avec dorures, en gros caractères – absolument luxueux. C’est le plus beau cadeau qu’on m’ait jamais fait. »

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    Julia Stephen (la mère de Virginia) et Stella Duckworth en 1894 © Smith College Libraries 

    « Nessa à son cours de dessin. Promenade en compagnie de père » : ainsi s’ouvrent de nombreuses pages de son Journal. Professeur, historien et écrivain, Leslie Stephen fait aussi la lecture à ses enfants et pousse Virginia à étudier (latin, histoire, grec…) ; contrairement à ses frères et soeur, elle ne reçoit pas d’éducation scolaire traditionnelle, mais dispose de l’énorme bibliothèque familiale.

    Les premières fleurs du printemps la réjouissent et elle en guette tous les signes – « je vais bientôt me convertir en pasteur de campagne et consigner les phénomènes observés dans Kensington Gardens que je communiquerai, en guise de défi, à d’autres gentlemen campagnards ». Stella et Jack se marient en avril ; les mondanités lui déplaisant, Virginia note : « Nous (Nessa et moi) avons résolu de rester calmes et de nous conduire avec la plus grande dignité, en faisant comme si le mariage de Stella ne nous concernait d’aucune façon. » Elle en parlera ensuite comme d’un « demi-rêve ou un cauchemar » !

    Peu de temps après son mariage, Stella tombe malade, « clouée au lit » par une péritonite. Elle ne va jamais s’en remettre pour de bon, et Virginia inquiète note les hauts et les bas. Quand Stella meurt, en juillet, le Journal qui battait déjà de l’aile devient irrégulier, les notes de plus en plus brèves.

    Autre chose prend forme alors, l’envie d’écrire une œuvre (son premier projet s’intitule « L’Eternelle Miss Jan »). Du coup, elle remplit son Journal après coup, le néglige : « Pluie. Nous sommes allés quelque part, j’imagine ; mais je ne sais plus où. » (27 août 1897) Pourtant, après avoir rangé ce premier cahier personnel – « un pan de vie assez crucial » – elle note entre parenthèses : « la première année que j’ai véritablement vécue ».

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    Pas de cahier pour 1898, mais en 1899, les vacances d’été passées dans le presbytère de Warboys poussent Virginia à rédiger un Journal différent – « dans le style comme dans la forme, son écriture apparaît plus objective et plus délibéré », note M. A. Leaska. Elle peint les paysages sous la lumière, « une vaste sphère d’azur » ; réfléchit sur le bonheur d’une vie campagnarde ; observe les gens. Son goût de l’activité intellectuelle s’affirme, et son plaisir à écrire : « je m’invente parfois un lecteur afin de varier les plaisirs quand j’écris ; ce qui m’oblige à enfiler mes beaux habits, ou ceux qui m’en tiennent lieu. »

    A partir de 1902, Virginia prend des leçons de grec avec Janet Case qui lui enseignait déjà le latin, elles seront amies pour la vie. Virginia préfère la plume de cygne à la plume d’oie, se lamente d’une plume défectueuse, se réjouit d’une plume neuve, mais a bien du mal à noter quoi que ce soit d’autre que les états de santé de son père quand celui-ci est atteint d’un cancer de l’estomac et opéré durant l’automne.

    Après coup, elle a doté son Journal de « Hyde Park Gate 1903 » d’une table des matières, les dates ayant disparu au profit des sujets abordés : une expédition, une tempête, un bal… « Le temps d’un soir, on décide d’être fou, de danser d’un cœur léger – de s’animer quand le rythme s’intensifie, devient intempestif – d’être plein d’insouciance & d’audace. Tant que les pas sont en mesure, qu’importe le reste – tant que tout le corps & l’esprit suivent le mouvement, qui pourrait y mettre fin ? » (Bal dans Queens Gate)

    (A suivre)

    Relire le Journal de Virginia Woolf – 1