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  • La mère et le fils

    « Il avait été le roi de la vie, couronné de dons éclatants, de désirs, de force, de joie, et c’était de tout cela qu’il venait lui demander pardon à elle, qui avait été l’esclave soumise des jours et de la vie, qui ne savait rien, n’avait rien désiré ni osé désirer et qui pourtant avait gardé intacte une vérité qu’il avait perdue et qui seule justifiait qu’on vive. » (Annexes, Feuillet V)

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    La mère de Camus (source)

    « Je veux écrire ici l’histoire d’un couple lié par un même sang et toutes les différences. Elle semblable à ce que la terre porte de meilleur, et lui tranquillement monstrueux. Lui jeté dans toutes les folies de notre histoire ; elle traversant la même histoire comme si elle était celle de tous les temps. Elle silencieuse la plupart du temps et disposant à peine de quelques mots pour s’exprimer ; lui parlant sans cesse et incapable de trouver à travers des milliers de mots ce qu’elle pouvait dire à travers un seul de ses silences… La mère et le fils. » (Annexes, Le premier homme (Notes et plans))

    Albert Camus, Le premier homme

  • Le premier homme

    Quand Le premier homme a été publié en 1994, à partir du manuscrit trouvé dans la sacoche de Camus à sa mort en 1960, je l’ai lu avec une grande curiosité. J’en gardais le souvenir de sa recherche du père, du bel hommage à son instituteur d’Alger. A la relecture, j’ai mieux perçu à quel point ce récit est un cri d’amour à sa mère. Aux passages déjà cochés, j’en ai ajouté d’autres, comme ceci dans les annexes qui donne parfaitement le ton : « En somme, je vais parler de ceux que j’aimais. Et de cela seulement. Joie profonde. »

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    Sa mère qui entendait mal, Catherine Hélène Sintès (famille originaire de Minorque), ne savait ni lire ni écrire. C’est à elle que s’adresse la dédicace : « A toi qui ne pourras jamais lire ce livre ». La première partie (Recherche du père) démarre en Algérie dans la carriole à deux chevaux conduite par un Arabe qui amène ses parents – un homme d’une trentaine d’années, une femme pauvrement habillée, presque au terme de la grossesse – et son frère de quatre ans alors, par une nuit de l’automne 1913, à une « petite maison blanchie à la chaux ». Là, elle accouche d’un garçon : Jacques. Les personnages du Premier homme ne portent généralement pas leur vrai nom ; bien qu’autobiographique, le récit des origines d’Albert Camus raconte celles de Jacques Cormery. Sa mère s’y appelle d’abord Lucie, puis Catherine ; son père, Henri.

    Au chapitre de la naissance succède sans transition Saint-Brieuc : à quarante ans, Jacques y cherche la tombe de son père, « blessé mortellement à la bataille de la Marne, mort à Saint-Brieuc le 11 octobre 1914 ». Il ne l’a pas connu et ne peut pas « s’inventer une piété qu’il n’avait pas », mais il a promis à sa mère, restée en Algérie bien que lui vive en France, d’aller sur cette tombe. Comme « son vieux maître » s’est retiré à Saint-Brieuc, il a décidé, avant de le rencontrer, de « rendre visite à ce mort inconnu ». L’émotion surgit d’un calcul : « 1885-1914 », vingt-neuf ans ! « L’homme enterré sous cette dalle, et qui avait été son père, était plus jeune que lui. »

    Le premier homme est annoté en bas de page : variantes, ajouts en marge, notes de l’éditeur. Le court chapitre 3 (visite à Victor Malan à Saint-Brieuc, « Chapitre à écrire et à supprimer » en marge) fait place aux Jeux de l’enfant où nous découvrons Jacques « dans la chaleur de juillet », obligé de faire la sieste par sa grand-mère dans le petit trois pièces d’un faubourg d’Alger où elle vit avec eux. C’est le retour « à l’enfance dont il n’avait jamais guéri, à ce secret de lumière, de pauvreté chaleureuse qui l’avait aidé à vivre et à tout vaincre. » Parfois il échappe à la sieste et rejoint ses camarades de jeu au jardin d’essai – ce beau parc d’Alger découvert il y a quelques années à une exposition du peintre Gérard Edsme.

    A son retour près de sa mère, 72 ans, ils s’embrassent, se regardent – « des années de travail épuisant avaient respecté en elle la jeune femme que Cormery enfant admirait de tous ses yeux ». Il l’interroge sur son père : « Il me ressemblait ? – Oui, c’était toi, craché. Il avait les yeux clairs. Et le front, comme toi. » Il voudrait la faire venir en France, elle ne veut pas, se sent trop vieille pour affronter le froid.

    On découvre comment la famille de Camus vivait, chichement mais dans la dignité, l’oncle sourd, mais « fin et rusé », qui lit le journal tous les jours, qui emmène Jacques nager et chasser. Camus raconte l’école où son ami Pierre et lui obtenaient les premières places, il fait le beau portrait de « Monsieur Bernard » (M. Germain, son instituteur) qui leur donnait des joies « qu’ils ne trouvaient pas chez eux, où la pauvreté et l’ignorance rendaient la vie plus dure, plus morne » – « on les jugeait dignes de découvrir le monde. »

    Outre la lecture, dont il leur donne le goût, il lui doit « le seul geste paternel, à la fois réfléchi et décisif, qui fût intervenu sans sa vie d’enfance ». L’instituteur voulait leur faire passer le concours pour obtenir la bourse des lycées et collèges, mais sa grand-mère s’y opposait, exigeant qu’il travaille pour les aider. Le maître est venu chez eux pour la convaincre, offrant son aide gratuite pour l’aider à réussir. Camus lui porte une reconnaissance éperdue.

    La deuxième partie, Le fils ou le premier homme, relate les années au lycée, la prise de conscience des différences sociales, la vie des rues par où il passe, à pied ou en tramway, les angoisses aussi. Quelles belles pages sur le départ des hirondelles, sur les parcs d’Alger, les arbres, l’ivresse qu’il ressent dans cette « jungle parfumée » ! Durant les vacances d’été, le garçon travaille, il s’y est engagé auprès de sa grand-mère. Une fois sa première paie déposée sur la table, elle ne le battra plus. « Oui, il était un homme, il payait un peu de ce qu’il devait, et l’idée d’avoir diminué un peu la misère de cette maison l’emplissait de cette fierté presque méchante qui vient aux hommes lorsqu’ils commencent à se sentir libres et soumis à rien. »

  • J'aime tant vivre !

    camus,maria casarès,correspondance,amour,littérature française,théâtre,écriture,culture« Il y a d’autres joies aussi, plus raffinées, plus profondes, plus humaines ; celle de la fidélité par exemple ; celle de l’expérience, celle des riches souvenirs ; celle de la nostalgie ; celle du goût de l’effort toujours renouvelé ; celle de l’unité et de la promesse d’une existence qu’il faut créer jusqu’au bout dans un désintéressement sans égal ; celle de l’idée du retour de la douleur de chaque jour près d’un être si cher, qui tient dans sa main des bonheurs infinis, celle d’un amour, enfin, confirmé, vécu et à vivre encore et toujours. J’aime, j’aime cet âge nouveau ; j’aime découvrir ses plaisirs enfouis, mouillés, délicats, sombres et rayonnants à la fois. J’aime tant vivre ! »

    M. (21 août 1952)

    Albert Camus & Maria Casarès, Correspondance 1944-1959, Gallimard, 2017.

    Portrait de Maria Casarès par Leonor Fini, 1955

  • Camus à Casarès

    Une correspondance très intime, telle fut ma première impression en lisant la Correspondance d’Albert Camus et Maria Casarès. De quel droit lire ces lettres d’amour, me suis-je demandé. La proximité dans le temps ? (Lui est mort en 1960, elle en 1996.) Cela ne m’était pas venu à l’esprit en lisant les Lettres de la duchesse de La Rochefoucauld à William Short ou la correspondance entre Camille Claudel et Rodin, Virginia Woolf et Vita Sackville-West, Marina Tsvetaïeva et Rilke, Tchekhov et Olga Knipper ou encore les Lettres à Milena de Kafka.

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    Catherine Camus, la fille de l’écrivain, rappelle dans l’Avant-propos qu’ils sont devenus amants « à Paris le 6 juin 1944, jour du débarquement allié ». L’actrice Maria Casarès, 21 ans, jouait Martha dans Le malentendu de Camus. Elle vivait à Paris depuis 1936, son père, « plusieurs fois ministre et chef du gouvernement de la Seconde République espagnole » ayant été contraint à l’exil par Franco. Camus, 30 ans, « séparé de sa femme Francine Faure par l’occupation allemande, était engagé dans la Résistance. »

    Ils se séparent quand Francine Faure peut rejoindre son mari, en octobre 1944. Le 6 juin 1948, Camus et Casarès « se croisent boulevard Saint-Germain, se retrouvent et ne se quittent plus », même si la vie, le théâtre les éloignent souvent l’un de l’autre. Cette correspondance révèle un amour « irrésistible », raconte la vie d’une « très grande actrice » et celle des comédiens à la Comédie-française, au TNP. Camus partage sa passion pour le théâtre. Malgré ses ennuis de santé, il poursuit son travail d’écrivain, se soucie de sa femme et de leurs deux enfants. En conclusion de l’avant-propos, sa fille, qui a « longuement résisté » à cette publication d’après Le Monde, conclut : « Merci à eux deux. Leurs lettres font que la terre est plus vaste, l’espace plus lumineux, l’air plus léger simplement parce qu’ils ont existé. »

    Ce sont des écrits vraiment très personnels, passionnés, sans pose. Les déclarations amoureuses sont ardentes, ils se sentent faits l’un pour l’autre : « Or ce que tu es, est ce que j’aurais rêvé d’être si j’étais née homme » (Maria à Albert, août 48). Après les épanchements des débuts, ils abordent aussi d’autres sujets. En particulier la littérature, il est vrai, à travers le théâtre, l’écriture, leurs lectures ; cette correspondance est un témoignage de premier plan sur les années qu’ils ont traversées ensemble.

    Je me suis souvent réjouie à la lecture des lettres de Maria Casarès, pleines de vitalité. Elle remonte régulièrement le moral d’Albert Camus, le rassure quand il s’inquiète après plusieurs jours sans nouvelles, raconte les succès et les fours, les tournées, les rencontres, les détails du quotidien à la rue de Vaugirard où elle vit avec son père (sa mère est décédée en 1946) et un couple de domestiques attentionnés. Maria Victoria, comme elle signe parfois, a son franc-parler, beaucoup d’humour et une certaine sagesse dans sa vie folle. « Quant à toi, en prenant le train, le bateau, pour revenir, laisse là tes inquiétudes. Arme-toi bien. Et reviens vite dans l’exigence pour toi, pour moi, à la rigueur ; mais dans l’indulgence totale pour les autres, ou dans l’humour. C’est la seule manière de vivre quand on est incapable d’adopter un destin de pierre. » (23 décembre 1952)

    Maria Casarès n’est pas tendre pour les Belges quand elle vient jouer en Belgique. Comme à Camus, il lui faut la lumière du Sud, du soleil pour renaître chaque jour. La personnalité de l’écrivain, quoique grand amoureux, apparaît plus sombre, plus tourmentée. « J’avais rêvé d’une vie plus simple et plus droite. Sur ce point, je dois m’en prendre à moi, c’est un échec. Mais je n’avais jamais rêvé que ma vie puisse être remplie par un être comme elle l’est par toi. C’est pourquoi je suis heureux de vivre, j’aime ma chance, je suis plein de gratitude. » (8 juillet 1955)

    Bien sûr, leur correspondance est si abondante (865 lettres) parce qu’ils vivaient souvent séparés. S’écrire, c’est leur manière de s’aimer, d’entretenir la flamme. Ce n’est pas toujours facile avec la vie qu’ils mènent, chacun de leur côté, engagés à fond dans leur carrière. Ils parlent beaucoup d’eux-mêmes, des personnes qu’ils côtoient dans leurs activités et leurs déplacements, de leurs amis, des endroits où ils mangent, où ils logent. De leur joie du temps qu’ils viennent de passer ensemble, de leur impatience à se retrouver.

    Ce tourbillon amoureux est brutalement interrompu par la mort accidentelle de Camus le 4 janvier 1960. Dans sa dernière lettre à Camus, datée du soir de Noël 1959, Maria Casarès écrivait : « Je t’attends. Je t’attends, ronde et souriante, la cuisse alourdie par l’absence des planches. Et en attendant, je t’embrasse à perdre haleine. » Le 30 décembre 1959, Albert Camus lui écrit pour annoncer son arrivée ; il lui donne rendez-vous pour dîner ensemble le mardi, « en principe, pour faire la part des hasards de la route ».

  • Cette histoire

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    « J’admire ta patience de pèlerin rusé et je crois que je commence à bien t’aimer ! Pour une fois que j’ai l’occasion de parler de cette histoire… Elle a pourtant quelque chose d’une vieille putain réduite à l’hébétude par l’excès des hommes, cette histoire. Elle ressemble à un parchemin, dispersé de par le monde, essoré, rafistolé, désormais méconnaissable, dont le texte aura été ressassé jusqu’à l’infini – et tu es pourtant là, assis à mes côtés, espérant du neuf, de l’inédit. Cette histoire ne sied pas à ta quête de pureté, je te jure. Pour éclairer ton chemin, tu devrais chercher une femme, pas un mort. »

    Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête