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1915-1918

  • Pris le thé

    « Nous rentrons à l’instant après avoir pris le thé avec Barbara et Saxon dans son studio. (…)

    Woolf Affiche Omega.jpgLe couple dans cet intérieur offrait une illustration, presque trop parfaite pour mon goût, de l’esprit post-impressionniste. Il n’était jusqu’au chat noir et blanc qui semblait décoré par l’Omega. Chaux blanche dans laquelle se voit la marque du pinceau, un pilier rayé, tissu Barnet pour les sièges, et chiens de porcelaine pour le manteau de la cheminée, coton à carreaux partout où l’on pose le regard ; et, pour l’œil critique, une ou deux choses d’un goût équivoque ou des retours à un stade antérieur, par exemple un collier de perles attaché à un clou. Toutefois en rentrant à la maison j’ai trouvé ma chambre bien laide. La conversation a été posée, appropriée, mais pas intarissable. Je ne pense pas que Saxon (qui venait de se laver la tête) ait eu quoi que ce soit à dire ; et son comportement est un peu revêche et caustique en ce moment. Il m’a fait penser à une poule qui a pondu un œuf – mais un seul. Hampstead ne nous a pas plu. La vulgarité de Richmond est toujours un soulagement ensuite. »

    Virginia Woolf, Journal (Dimanche 7 avril 1918)

  • Femme-plume

    Puisque je ne suis pas arrivée à présenter en un seul billet le premier tome du Journal de Virginia Woolf (400 pages), voici la suite. Elle qui avoue son « snobisme accablant » en certaines circonstances doit faire face aux réalités : le mauvais travail de l’apprentie à l’atelier d’impression, pourtant si gentille ; les coups de canon qui obligent toute la maisonnée à descendre se réfugier en pleine nuit dans le couloir de la cuisine.

    Woolf_DIARIES1500Comp.jpg
    Woolf, Virginia. Bell, Anne Olivier. (Edit.). THE DIARY OF VIRGINIA WOOLF. COMPLETE IN FIVE VOLUMES.
    London: The Hogarth Press, 1977-1984. (Source : TBCL) (Dessins de Duncan Grant)

    Un thé à Gordon Square avec Nessa, Clive et Mary (sa nouvelle compagne) est « une petite fête (…) animée et riche d’informations de la dernière heure ; d’un intérêt sincère pour toute forme d’art ; et pour les êtres aussi. » Une note en bas de page signale que Kitty Maxse, rencontrée en cherchant du charbon, épouse du propriétaire-rédacteur de la National Review, l’a inspirée « dans une certaine mesure » pour le personnage de Mrs Dalloway.

    Si Virginia Woolf sait donner des coups de griffe, elle sait aussi reconnaître les qualités de ses amis, révèle ses critères d’appréciation : Lytton Strachey, « l’un des plus souples de (leurs) amis », « le moins figé par des conventions et autres emplâtres », possède au plus haut point « le don de s’exprimer ». Leonard et elle sont plutôt soulagés de passer Noël seuls à Asheham, où elle lit mieux qu’à Londres.

    1918 fait entendre des « bruits de paix » tous les trois mois ; le rationnement, les restrictions se font de plus en plus sentir. Le Club 17 devient le point de chute à Londres des jeunes de Cambridge, des membres de Bloomsbury, de leurs connaissances : on y lit la presse dans un fauteuil, on y prend le thé, on s’y retrouve autour du feu, comme en famille. Portraits, ambiances, potins, mentalités opposées (Cambridge vs Oxford). Un texte de Mansfield la déçoit – « petit talent de plume ». Aux conférences de la Guilde des femmes, le niveau n’est pas haut, la voilà qui dépeint les spectatrices comme des « anémones de mer gris pâle » avant de reconnaître que leurs soucis au quotidien les rendent excusables.

    Un peu après ses 36 ans, Virginia tombe malade, le médecin la trouve trop maigre, on lui arrache une dent, elle se sent grippée. Elle va se reposer deux semaines à Asheham et quand elle en revient, note son principal grief : « avoir été divorcée de (sa) plume, coupée de tout un fleuve de vie ». Elle se rend le 9 mars à un « rally » de suffragettes pour célébrer la récente extension du droit de vote aux femmes de plus de trente ans, s’y ennuie, déplore le manque d’éloquence, la « vaine agitation ». Sa grande affaire, en fait, c’est son roman (Nuit et Jour) qui devient très absorbant, elle a déjà dépassé les cent mille mots. Alors les visiteurs deviennent un fardeau.

    Il y a de merveilleuses pages dans ce Journal de 1918 qui ne se résument pas : sur six pommes dans un tableau de Cézanne ; sur la passion de Katherine Mansfield pour l’écriture – « du vrai roc » ; sur le mois de mai « opulent, extasié, magnifique », les floraisons et la lecture dans le jardin d’Asheham ; sur Carrington, « remuante et active »…

    Du nouveau cahier qu’elle commence à la fin de juillet, elle prédit que « s’il ne meurt pas pendant l’été, où les soirées n’incitent pas à écrire, il devrait prospérer en hiver. » Elle y note aussi des contrariétés : le charbon qui manque (vont-ils finir par vivre au Club 17 ?) ; les fiançailles de son amie Ka avec Arnold Forster où elle ne voit « qu’une union de convenances et de commodité » ; une fâcherie avec Clive qui l’accuse : « Lorsqu’on a une intimité avec toi, il faudrait cesser d’en avoir avec qui que ce soit d’autre. Tu parles des gens comme moi je peins des vases. »

    Faisons un bond jusqu’en septembre, pour ce que Virginia appelle une « parfaite partie de plaisir » à Brighton : bouquinistes, bonbons, déjeuner, promenade, thé, vitrines, « des folies dans quelque papeterie » et retour. Leonard Woolf, après bien des tractations, est nommé rédacteur en chef de l’International Review. Il faudra attendre le onze novembre pour que soit proclamé enfin l’armistice et aussitôt, remarque-t-elle, un changement remarquable se produit dans les esprits : « Nous revoilà devenus une nation d’individus. »

    Le Journal de Virginia Woolf est truffé d’impressions de lecture, en général brèves, comme un bout d’essai en vue de la critique à écrire. Mais le grand intérêt de cette version intégrale apparaît dès ce premier tome : c’est le Journal d’une femme pour qui tout ce qu’on vit et ressent est appelé à devenir phrases et textes – d’une femme-plume.

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  • Nuage de rouge

    woolf,virginia,journal,tome i,1915-1918,littérature anglaise,culture« La journée d’aujourd’hui a été parfaitement douce, très calme, et nous avons juste eu le temps, après avoir imprimé une page, d’aller au bord du fleuve pour voir toute chose se refléter parfaitement, exactement dans l’eau. Le toit rouge d’une maison avait son propre petit nuage de rouge dans le fleuve, les lampadaires du pont dessinaient de longs traits jaunes – une grande paix, comme au cœur de l’hiver. »

    Virginia Woolf, Journal (22 novembre 1917)

     

    Vanessa Bell, Charleston Farm

  • Virginia 1915-1918

    Dans sa préface au tome I du Journal (intégral) de Virginia Woolf (traduit de l’anglais par Colette-Marie Huet), son neveu Quentin Bell affirme que « considéré dans son ensemble, il constitue un chef-d’œuvre », non sans soulever la question de sa véracité. Virginia Woolf, écrit-il, « passait pour malveillante, bavarde et encline à se laisser emporter par son imagination ». Dans sa correspondance, elle inventait pour amuser, sachant qu’on ne la croirait pas. Dans son Journal, « elle n’est sincère que vis-à-vis de son humeur du moment où elle écrit », au risque de se contredire. D’où l’image assez fidèle qu’elle y donne d’elle-même et de son entourage, de sa vie et de son époque.

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    Asheham House, près de Lewes, Sussex par Frederick James Porter (1883-1944)

    2 janvier 1915, journée type : conversation au petit déjeuner, « griffonnages » pour Leonard Woolf et elle, déjeuner et lecture des journaux, promenade avec le chien, achat de provisions, thé, soirée de lecture. Bien que très attachée à son mari (juif), Virginia déclare qu’elle n’aime ni la voix ni le rire des juifs, avant de faire un portrait incisif de Flora, la plus jeune sœur de Leonard. Antisémitisme peut-être, critique de sa belle-famille sûrement, dont elle déplore l’« extrême laisser-faire ».

    Virginia Woolf n’est pas un ange. Le Journal comporte des remarques choquantes, comme après une promenade où ils ont croisé « une longue file d’idiots », « de pitoyables débiles » : « Il est bien évident qu’on devrait tous les supprimer. » De leur éducation, les Stephen ont gardé certains principes tout en se rebellant contre les conventions, ce sont de fervents adeptes de la liberté intellectuelle.

    Nessa (Vanessa), la plus bohème, écrit à sa sœur que « la propreté est une idole à laquelle il faut se garder de rendre un culte » – voilà pour les tâches ménagères, largement confiées aux domestiques (qui ont leur place dans le Journal). Le travail humain a peu de valeur aux yeux de Virginia, « sauf dans la mesure où il rend heureux ceux qui l’exécutent. Ecrire à présent m’enchante uniquement parce que j’aime le faire, et me fiche comme d’une guigne, en toute sincérité, de ce qu’on peut en dire. »

    Le jour de ses 33 ans, avec Leonard qui s’est montré très attentionné pour son anniversaire, ils décident trois choses : « prendre Hogarth » (leur future maison), acheter une presse à imprimer, acheter un bull-terrier. Le projet d’imprimer eux-mêmes les excite fort, et en prime, elle a reçu des bonbons qu’elle adore. Mari et femme sont très différents, note-t-elle un autre jour : « Tout ce que je peux dire c’est que j’explose, tandis que L. brûle en dedans. Enfin nous nous sommes brusquement réconciliés (mais la matinée était perdue) et nous avons fait une promenade dans le parc après le déjeuner. »

    Fin février 1915 survient la grande crise qui a fait craindre pour sa raison (voir les commentaires d’un précédent billet), le Journal abandonné ne reprend qu’à l’été 1917 dans un petit carnet, le « Journal d’Asheham ». Dans leur maison de campagne (louée de 1912 à 1919 pour les week-ends et les vacances), Virginia se limite à quelques notes factuelles : la cueillette des champignons, une de leurs activités favorites, le temps qu’il fait, les promenades, visites, pique-niques… Après le mauvais temps en août, elle note le 3 septembre un « jour parfait ; complètement bleu, sans nuage ni vent, comme installé une fois pour toutes. » La guerre continue : des prisonniers allemands aident à la ferme, on entend le canon, on lit les nouvelles.

    En octobre 1917, les Woolf rentrent à Hogarth House. Dans son nouveau cahier, Virginia décide qu’elle y écrira après le thé, « sans se gêner », Leonard aussi, à l’occasion. Quelques jours plus tard, « un coup terrible » : dispensé du service militaire à cause d’un tremblement nerveux congénital, il est « appelé » et doit repasser une visite médicale, obtenir des certificats (il sera jugé inapte). La Hogarth Press débute, avec l’impression de Prélude de Katherine Mansfield qu’elle trouve vulgaire « de prime abord » (des traits communs), mais « si intelligente et impénétrable qu’elle mérite l’amitié. »

    Virginia se réjouit de l’arrivée de Tinker, « une bête solide, active et effrontée, brune et blanche, aux grands yeux lumineux » (qui se révèlera un chien turbulent et encombrant, mais fort regretté quand il sera perdu). La même semaine, on leur a offert un chat de l’île de Man. Les gros chèques « ou passablement gros » qu’ils touchent à présent pour leurs articles de critique la réjouissent, ils ont remboursé leurs dettes. Conférences, rencontres, expositions, thés – et encore des raids, un Zeppelin dans le ciel – voilà tout ce qu’elle note, sans compter les lettres reçues, écrites, le réconfort que lui prodigue son amie Ka (Katherine Cox).

    Le 2 novembre, Virginia décrit longuement son séjour à Charleston (avant la guerre, sa soeur s’est séparée de Clive Bell, le père de ses deux fils, et vit là avec le peintre Duncan Grant). Intelligence tenace et rapide, amour du fait concret, Nessa lui donne l’impression « d’une nature fonctionnant à plein ». Mais Virginia est heureuse de retrouver ensuite sa maison, sa vie véritable avec L., ses échappées dans Londres pour faire réparer sa montre ou se rendre aux ateliers Omega, s’acheter un manteau abricot – « un après-midi de Bloomsbury ».

    Il suffit que son mari se montre irascible ou sans entrain pour qu’un sentiment de déconfiture l’envahisse, « vague après vague, tout le long du jour » : « Nous avons convenu que, vue sans illusions, la vie est une affaire épouvantable. Les illusions ne reviendraient plus. Pourtant, vers huit heures et demie, elles étaient là, au coin du feu et menèrent joyeux train jusqu’à l’heure du coucher, où quelques gambades terminèrent la journée. »

    Quand on lui demande moins d’articles ou de critiques, Virginia avance dans son roman dont elle parle peu. Elle préside aussi la Guilde des femmes (réunions mensuelles, conférences) et travaille à l’impression, note les ennuis techniques. Se rend à une soirée chez Ottoline « toute velours et perles comme à son habitude » ou va dîner chez Roger Fry où elle parle avec Clive Bell de l’art d’écrire « avec des phrases, pas seulement avec des mots », en se basant non sur la structure mais sur la « texture ».

    (A suivre)

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