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Textes & prétextes - Page 40

  • Peau à peau

    Roux Folio.jpg« Grisha laisse les mots flotter dans la cabane. La trace de ce sourire rosit ses lèvres et adoucit ses traits. C’est bref, aussi fulgurant qu’un éclair, mais un instant sa beauté d’antan irradie le masque plissé de la vieillesse. Derrière le cuir et les rides, par-delà l’affaissement, on entraperçoit le visage clair comme l’eau de source, chantant et limpide, de la jeune fille qui s’éveille au désir. On voit l’appétit de l’autre, l’envie d’être peau à peau qui s’enroule dans le ventre, teintés d’une lumière douce et chaude, celle des aubes aux rayons mauve et lilas, celle qui caresse les champs et l’horizon. »

    Laurine Roux, Une immense sensation de calme

  • Un calme mystérieux

    Prix Révélation 2018, Une immense sensation de calme est le premier roman de Laurine Roux. Ce mot au milieu du titre, « sensation », en donne bien la tonalité, physique avant tout. « A présent, il faut que je raconte comment Igor est entré dans ma vie. » Les personnages portent des noms slaves, vivent dans des cabanes, on n’en saura pas plus pour les situer – quelque part en Russie ?

    Près du lac où elle ramasse des nasses, à la fin de l’hiver, la femme qui raconte aperçoit un homme qui s’immobilise non loin d’elle, au bas de la falaise, et se plaque à la paroi. « Igor n’est pas un homme. Il répond à des instincts. […] C’est un animal. J’aurais pu le deviner dès ce premier jour. » Son corps-à-corps avec la roche, le bleu de ses yeux comme un bout de ciel quand il descend de la falaise, elle en est secouée : « Le regard d’Igor abolit mon être. »

    Une histoire d’amour commence, ou plutôt de désir, son corps « aimanté » par le sien jusqu’à ce que sous ses mains, elle devienne « argile, mica, rivière et palpitation ». Dans la maison des Illiakov, Olga, l’épouse de Dimitri, a tout deviné : « La claque est brutale. C’est ainsi que la tradition honore les filles devenues femmes. » Leur décision est prise, elle reprendra la route avec Igor.

    Avec lui, elle se rend chez la vieille Grisha qui « ressemble à toutes les babas qui n’ont pas quitté la forêt » après la guerre. Igor lui coupe des bûches. Ils repartent en silence. Le souvenir de sa grand-mère l’accompagne : « Baba fait partie des morts qui ne me quittent jamais. » Sur le chemin de montagne où elle suit Igor, elle devient « renard », elle se sent « femelle ».

    Tochko les attend sur le seuil de sa cabane, c’est un « Invisible », un de ces hommes sans âge sur lesquels on raconte des histoires effrayantes – le premier qu’elle rencontre – un chaman ? Pendant la nuit, elle les entend se lever et sortir, Igor et lui. A elle, le renoncement aux explications, la compagnie des heures, le feu à ravitailler. A leur retour, ils portent une ourse gigantesque ensanglantée, l’air accablé. Tochko lui ouvre la poitrine et en extrait le cœur. L’Invisible marmonne un chant funèbre aux paroles incompréhensibles avant de l’enterrer. « Plus que jamais, l’ourse est sacrée. »

    Une immense sensation de calme décrit de telles scènes, pleines d’odeurs et de couleurs, entre lesquelles la narratrice se souvient de Baba avec sa pipe, le soir, près du feu, lui racontant l’ancien monde. « Notre génération était la première née après le Grand-Oubli. » Un soir où elle était proche du « Grand-Sommeil », Baba lui avait livré son secret, du temps où « toute trace de vie avait disparu », où les survivants avaient enterré les morts, soigné ceux qui « ne parlaient plus aucune langue humaine ». Puis elle a dû céder la cabane pour payer l’enterrement de Baba selon ses dernières volontés et s’est mise en route. Les frères Illiakov l’ont vue s’écrouler dans la forêt, l’ont ramenée à leur cabane, ramenée à la vie.

    Laurine Roux décrit avec une intensité peu commune cette existence rude, vouée aux gestes élémentaires, à la transmission des récits, des rituels, au fil des saisons passées dans la taïga. Le soin des corps, le dialogue silencieux avec les esprits, les batailles à livrer pour survivre, la mort, crainte ou acceptée. Peu à peu, chacun des personnages prendra forme, son histoire sera dévoilée, entre rêve et réalité. Et l’on suit jusqu’au bout, comme pris dans cet « enchantement » mystérieux, l’amour d’une femme pour Igor.

  • Qui va gagner ?

    Serres Mes profs de gym.jpg« L’essence du spectacle, c’est le suspense. Et le suspense est aujourd’hui résumé dans la question « Qui va gagner ? ». Une question qui est en train de tout recouvrir. Qui va gagner ? La gauche ou la droite ? Qui va gagner aux élections municipales ou aux présidentielles ? Qui va gagner au football ? Qui va gagner ? Toto ou Lulu dans la Star Academy ? La société du spectacle global est intoxiquée : c’est nous qui sommes drogués, ce ne sont plus les joueurs, ni les footballeurs ou les rugbymen, c’est nous que l’on drogue en nous mettant constamment la pression sur la question « Qui va gagner ? ». Quel que soit l’événement, la seule question est de savoir qui va gagner. Mon souci est d’essayer de me désintoxiquer peu à peu de cette question. Je souhaite que la société elle-même s’en dégage… »

    Michel Serres, Mes profs de gym m’ont appris à penser

  • Savoir par corps

    Après une belle série de lectures voyageuses, voici un petit essai, philosophique sans trop en avoir l’air, une spécialité de Michel Serres (1930-2019). Mes profs de gym m’ont appris à penser est publié dans la collection « Homo ludens », des entretiens qui invitent à réfléchir sur la pratique sportive.

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    Passe pour un rugbyman (source)

    « Pouls, souffle, sommeil,  menstruation… le corps vit de rythmes. » C’est la première phrase. Des tempos sont à l’œuvre au cœur de « cette harmonie sublime que nous appelons la santé, mieux encore la forme, mieux encore la personne. » Le titre est repris à la dédicace de ses Variations sur le corps : « A mes professeurs de gymnastique, à mes entraîneurs, à mes guides de haute montagne, qui m’ont appris à penser. »

    Pourquoi lier l’éducation physique à la pensée ? « Dans toutes les activités qui concernent la réflexion, c’est-à-dire l’adaptation, la sensation du nouveau, la perception ou la finesse, le corps, d’une certaine manière, anticipe. On ne sait que ce que le corps apprend, que ce qu’il retient, que ses souplesses ou ses plis… » Et Serres d’en donner des exemples, comme ce conseil d’un entraîneur : quand on apprend à plonger, il faut plonger tous les soirs en s’endormant, virtuellement.

    Il y a donc « une intelligence du corps » : qui pratique une activité physique ou un métier manuel constate que les gestes sont « extrêmement différenciés et adaptatifs » et qu’« on peut toujours en inventer de nouveaux ». Si l’on réfléchit au geste à faire, on risque de le rater ; laissé à lui-même, le corps « est plus fluide, plus rond, il sait s’adapter plus rapidement. » D’où le titre choisi pour ce billet : « Savoir quelque chose par corps, comme le savoir par cœur, c’est quand le corps exécute un geste sans y penser, sans qu’intervienne la conscience. »

    Michel Serres aime choisir un mot, une formule, une figure de style qui fasse mouche, quitte à nous dérouter. « La main, qui n’est propre à rien, est bonne à tout, bonne à tout et presque propre à rien ». On s’arrête, on relit, on réfléchit. Pour lui, « la main est intelligente, tout simplement », et voilà pour conclure une métaphore : « La main est un puits infini. » Donc « apprendre par corps » et « retrouver les vertus de l’apprentissage « par cœur » ».

    Revenant sur la définition de la santé par René Leriche – « le silence des organes » –, le philosophe distingue « l’état de forme » et « l’état de grâce » des sportifs qui réussissent leur geste « sans effort apparent ». Dans l’aventure humaine, l’évolution de la technique ne lui fait pas peur, il est confiant dans le « rééquilibrage », dans « l’élan vital du corps » : « il y a un plaisir de sauter, de courir, d’être souple, d’être adapté ».

    Son chapitre sur les sports de ballon s’intitule « Passes ». Il y décrit avec enthousiasme le rôle du ballon ou de la balle et l’adresse du corps qui s’y adapte. Il compare le football et le rugby, tant du point de vue des joueurs que des spectateurs, et dit l’importance du lien social dans le sport collectif. Bien sûr, il distingue le sport spectacle gangrené par l’argent et la drogue de la pratique sportive individuelle, en amateur (mot qu’il n’emploie pas, cela m’a surprise). Son optimisme réjouit.

    Je me suis souvent arrêtée en lisant Mes profs de gym m’ont appris à penser – pour Yeux, il en avait été de même –, et à la fin, j’ai tout repris et mieux saisi la cohérence des propos de Michel Serres (tout en mettant quelques points d’interrogation dans la marge). Parfois j’ai l’impression qu’il s’emballe ou cherche le bon mot, la belle image, avec un certain goût pour la provocation. Objection, votre honneur ! est-on tenté de dire. 

    Mes profs de gym m’ont appris à penser est un bel hommage à l’éducation physique dont il rappelle l’objectif premier : « le soin de soi », à l’opposé des « grands dinosaures spectaculaires » auxquels il préfère le « petit », le « local », la pratique individuelle « en compagnie de ceux que l’on a choisis ». Michel Serres, comme un entraîneur, nous fait penser « par corps ». 

  • Ecologie

    Wulf Libretto.jpg« Dans Generelle Morphologie, Haeckel ne se contentait pas de brandir l’étendard de la nouvelle théorie de l’évolution, il inventait aussi un nom pour désigner la discipline de Humboldt : l’Oecologie ou « écologie ». Le terme était tiré du mot grec « maison » – oikos – appliqué au milieu naturel. Tous les organismes terrestres vivaient ensemble dans un même lieu comme une famille occupe le même foyer. Et comme les membres d’une famille, il arrivait qu’ils entrent en conflit ou qu’ils s’entraident. La nature organique et inorganique formait un « monde de forces en mouvement », écrivait-il dans Generelle Morphologie, en reprenant les termes exacts de Humboldt. Haeckel lui empruntait l’idée d’un tout cohérent constitué d’interactions complexes, et lui donnait un nom. L’écologie, disait Haeckel, était « la science des relations d’un organisme avec son environnement. »

    Andrea Wulf, L’Invention de la nature. Les aventures d’Alexander von Humboldt