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Textes & prétextes - Page 36

  • Villa triste

    Modiano coffret.jpg« Les chambres des « palaces » font illusion, les premiers jours, mais bientôt, leurs murs et leurs meubles mornes dégagent la même tristesse que celle des hôtels borgnes. Luxe insipide, odeur douceâtre dans les couloirs, que je ne parviens pas à identifier, mais qui doit être l’odeur même de l’inquiétude, de l’instabilité, de l’exil et du toc. Odeur qui n’a jamais cessé de m’accompagner. Halls d’hôtel où mon père me donnait rendez-vous, avec leurs vitrines, leurs glaces et leurs marbres et qui ne sont que des salles d’attente. De quoi, au juste ? Relents de passeports Nansen.
    Mais nous ne passions pas toujours la nuit à l’Hermitage. Deux ou trois fois par semaine, Meinthe nous demandait de dormir chez lui. Il devait s’absenter ces soirs-là, et me chargeait de répondre au téléphone et de prendre les noms et les « messages ». Il m’avait bien précisé, la dernière fois, que le téléphone risquait de sonner à n’importe quelle heure de la nuit, sans me dévoiler quels étaient ses mystérieux correspondants.
    Il habitait la maison qui avait appartenu à ses parents, au milieu d’un quartier résidentiel, avant Carabacel. On suivait l’avenue d’Albigny et on tournait à gauche, juste après la préfecture. Quartier désert, rues bordées d’arbres dont les feuillages formaient des voûtes. Villas de la bourgeoisie locale aux masses et aux styles variables, selon le degré de fortune. Celle des Meinthe au coin de l’avenue Jean-Charcot et de la rue Marlioz, était assez modeste si on la comparait aux autres. Elle avait une teinte bleu-gris, une petite véranda donnant sur l’avenue Jean-Charcot, et un bow-window du côté de la rue. Deux étages, le second mansardé. Un jardin au sol semé de graviers. Une enceinte de haies à l’abandon. Et sur le portail de bois blanc écaillé, Meinthe avait inscrit maladroitement à la peinture noire (c’est lui qui me l’a confié) : VILLA TRISTE. »

    Patrick Modiano, Villa triste

  • Modiano, Romans

    C’est avec Dora Bruder que je suis vraiment entrée dans l’univers de Patrick Modiano (°1945), en 2020. Dans Romans, le gros volume que lui a consacré la collection Quarto, ce récit est le seul que j’ai lu, aussi je me le suis offert pour découvrir la trajectoire d’une œuvre approchée un peu au hasard. Dans l’avant-propos qui précède quelques documents et photos (dont des affiches publicitaires des années 1930 pour les cigarettes Modiano), l’écrivain dit la « curieuse sensation » de voir une dizaine de ses « romans » ainsi réunis, comme « une autobiographie rêvée ou imaginaire ».

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    « Je croyais les avoir écrits de manière discontinue, à coups d’oublis successifs, mais souvent les mêmes visages, les mêmes noms, les mêmes lieux, les mêmes phrases reviennent de l’un à l’autre, comme les motifs d’une tapisserie que l’on aurait tissée dans un demi-sommeil. » « Au fond, il s’agit, pour un romancier, d’entraîner toutes les personnes, les paysages, les rues qu’il a pu observer, dans une partition musicale où l’on retrouve les mêmes fragments mélodiques d’un livre à l’autre, mais une partition musicale qui lui semblera imparfaite. Il y aura chez le romancier le regret de n’avoir pas été un pur musicien et de n’avoir pas composé les Nocturnes de Chopin. »

    Villa Triste (son 4e roman publié en 1975) s’ouvre sur une disparition, celui de l’hôtel de Verdun et du café voisin en face de la gare. A leur place, « un grand vide, maintenant » (douze ans après). Le narrateur avance dans les rues d’Annecy avec ses instruments privilégiés, le regard (sur la tranche du coffret, l’œil de Modiano nous regarde) et la mémoire, désignant là le Casino, « une construction blanche et massive » qui n’ouvre que l’été, puis, derrière, le parc d’Albigny en pente douce vers le lac et son kiosque, et, à l’embarcadère, les noms des « petites localités du bord de l’eau ». « Trop d’énumérations. Mais il faut chantonner certains mots inlassablement, sur un air de berceuse. »

    Les beaux hôtels en haut du boulevard Carabacel, l’Hermitage et le Windsor, « n’abritent plus que des appartements meublés. » Leurs jardins, avec ceux de l’Alhambra (rasé), « étaient très proches de l’image que l’on peut se faire de l’Eden perdu ou de la Terre promise. » – « Nous aurons été les témoins d’un monde. » Au bar de la gare fréquenté à l’heure tardive où les cafés sont fermés, voici parmi les capotes militaires des permissionnaires « un costume civil de couleur beige » : l’homme à l’écharpe verte autour du cou, à l’écart près d’un jeune chasseur alpin tout blond, c’est René Meinthe, vieilli, à qui on refuse de servir à nouveau un cognac : « Ici, on ne sert pas les tantes. »

    « Que faisais-je à dix-huit ans au bord de ce lac, dans cette station thermale réputée ? Rien. » Dans une pension de famille sur le boulevard, il crève de peur depuis qu’il a fui Paris, au temps de la guerre d’Algérie, en s’imaginant gagner la Suisse, de l’autre côté du lac, en cas de besoin. « La « saison » a commencé depuis le 15 juin. » Il traîne dans les jardins et le hall du Windsor. Plutôt qu’au sort du monde, il s’intéresse aux « choses anodines : la mode, la littérature, le cinéma, le music-hall. » Les nuits étaient belles et limpides, les lumières des villas scintillaient au bord du lac d’où arrivait « un solo de saxophone ou de trompette ».

    Voilà pour l’ambiance. A l’Hermitage, il remarque quelqu’un : « Cheveux auburn. Robe de chantoung vert. Et les chaussures à talons aiguilles que les femmes portaient. Blanches. » A ses pieds, un dogue allemand bâille et s’étire. La jeune femme a les yeux verts, elle est un peu plus âgée que lui. « Nous nous sommes promenés, ce matin-là, dans les jardins de l’hôtel. » Fleurs, couleurs, vue du lac depuis la balustrade. L’a-t-elle pris pour un fils de milliardaire ? Ou pour un dandy à cause du monocle qu’il utilise pour lire de l’œil dont il voit moins bien ?

    C’est elle, Yvonne, qui présente le « Docteur Meinthe » (costume jaune pâle, Modiano observe les vêtements) à Victor Chmara (le nom qu’il a choisi pour sa fiche d’hôtel). Meinthe est un peu plus âgé, « environ trente ans ». Ils vont déjeuner au Sporting comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Meinthe les y conduit dans sa vieille Dodge « de couleur crème, décapotable ». Au restaurant, quand un groupe s’installe à la table voisine, un grand blond parlant à la cantonade, Meinthe ôte ses lunettes noires et le désigne : « Tiens, voilà la Carlton… La plus grande SA-LO-PE du département… » Silence absolu, le blond se tait, Yvonne n’a pas sourcillé.

    Ils conviennent de se retrouver le soir à la fête chez Madeja, au bord du lac. A la Villa Les Tilleuls, Victor comprend qu’Yvonne est une jeune actrice. Le cinéaste autrichien lui parle d’un Chmara connu à Berlin. Au « cœur de la Haute-Savoie » dans cette nuit soyeuse, il s’imagine dans un pays colonial ou aux îles Caraïbes. Il observe les gens, écoute les conversations. Puis, quand on a éteint les lampes du salon, la voix rauque d’une chanteuse et l’atmosphère qui change, le « ballet d’ombres », les comportements débridés. Yvonne et lui s’allongent dans une pièce d’angle, sur un tapis de laine très épais.

    Bientôt Victor quitte la pension de famille pour habiter avec Yvonne à l’Hermitage, où elle dispose d’une chambre et d’un salon. Il essaie d’en apprendre plus sur elle, sur sa « carrière ». Elle a travaillé à Milan, comme « mannequin volant », à Genève où elle est domiciliée, mais elle est née à Annecy. Lui raconte sa vie près de l’Etoile à Paris avec sa grand-mère, prétend être un comte russe. « En somme, nous étions faits pour nous rencontrer et nous entendre. » « Villégiature », « saison », « très brillante », « comte Chmara », qui mentait à qui dans cette langue étrangère ? » Chaque matin, Meinthe glisse un billet sous leur porte, annonce son emploi du temps ou un déplacement. Yvonne le connaît depuis toujours, lui aussi est de Genève. Bientôt il est question d’un concours d’élégance où Yvonne Jacquet s’est inscrite avec son chien et Meinthe comme chauffeur : « la coupe Houligant ».

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    Villa Triste raconte leurs journées oisives, leurs fréquentations, le jeu des apparences. Le monde du cinéma les attire fort. Deux soirées font exception : un dîner chez un oncle d’Yvonne, « tonton Roland », garagiste, où Victor en apprend un peu plus sur sa famille ; une nuit dans la villa de Meinthe absent, baptisée « VILLA TRISTE ». Victor se verrait bien épouser Yvonne, comme Henry Miller, « un juif », a épousé Marilyn Monroe. Mais que sait-il de ses rêves à elle ? Un roman mélancolique, au parfum de paradis perdu.

  • La planche

    Cojot-Goldberg Points.jpg« Je fais la planche. Je ne pèse plus rien. Légère comme jamais. Je flotte sans le moindre effort. Ma respiration suffit à me maintenir à la surface. L’eau magique du lac me caresse délicatement à chacune de ses vaguelettes provoquées par une brise délicieuse. Elle me délivre de mon poids et m’offre l’oubli du passé. Je me laisse porter par cette nouvelle perception de moi, changée de plomb en plume. Aurai-je assez de baignades pour accomplir la transformation jusqu’au bout ? »

    Yaël Cojot-Golderg, Le lac magique

  • Le lac des femmes

    « C’est un lac au Canada où, le matin, seules les femmes ont le droit de se baigner. » La première phrase de présentation du Lac magique a suffi, je l’avoue, à me faire emporter ce premier « récit littéraire » de Yaël Cojot-Golderg, scénariste et réalisatrice. « Un lac au Québec, au milieu d’une forêt des Laurentides », précise la narratrice, sans révéler son emplacement.

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    © Le journal de Montréal : Une forêt des Laurentides préservée (2015)

    Abigail, la propriétaire de la maison qu’ils ont louée à Montréal, est issue « d’une famille juive anglophone d’origine russe » ; elle a fréquenté le Collège Stanislas où sa future locataire a inscrit ses filles pour l’année à venir. Quand Abigail lui a parlé d’une maison de vacances où passer l’été avant la rentrée, « au beau milieu de la nature », la décision a été vite prise de séjourner à S. Estate, près d’un lac à l’eau « douce comme de la soie ».

    L’Amérique où se réfugier « si les nazis revenaient »… A quinze ans, le père de la narratrice, « ancien enfant caché et pupille de la nation », avait passé une année en Arizona dans une famille à laquelle il était resté lié toute sa vie, le fils étant pour lui comme son frère. A présent T. et elle avaient décidé de « partir vivre un an au Canada », leurs deux filles étant d’accord.

    « J’ai tout de suite su que Leslie était la cheffe. » Leslie, la mère d’Abigail, plus de soixante-dix ans, un sourire aimable mais un regard plutôt dur, observe la famille française qui visite sa maison et constate avec soulagement qu’ils ne sont ni snobs ni arrogants comme elle le craignait. T. « était devenu, comme à chacun de [leurs] voyages à l’étranger, la meilleure version de lui-même : un homme heureux de tout. »

    Dès le lendemain, Leslie était passée lui expliquer leur tradition : « tous les matins, les femmes de la communauté allaient marcher ensemble dans la forêt puis se baignaient nues dans un lac qui leur était réservé. » Pas le lac de l’autre côté de la route, un autre, « plus grand, plus beau, caché dans la forêt ». « Naked ? » Oui, « nues ». Après un moment de flottement, c’est T. qui avait répondu pour sa femme : elle les accompagnerait.

    Elle qui hésite habituellement, souvent angoissée devant les situations nouvelles, se réjouit de « cette façon de dire « oui » à tout » pendant leur séjour au Québec, de se libérer de ses peurs. Dès le lendemain matin, quand elle quitte ses filles et T. pour rejoindre les femmes de la communauté, elle ressent leur énergie, leur décontraction et repère l’amicale Suzan. Une fois les dernières maisons derrière elles, c’est la montée dans la forêt, parfois raide. D’en haut, la vue est magnifique, il ne leur reste qu’à descendre vers le lac, « the magic lake » ! Un lac immense bordé de sapins, de rochers.

    Les femmes se déshabillent, pas une ne semble être embarrassée, elle les rejoint. Leslie plonge la première, c’est la meilleure méthode pour se jeter à l’eau en évitant les sangsues sous les rochers. La tête hors de l’eau, c’est un nouveau monde, « immense et sublime ». La voilà sous le ciel, libre de toutes les contraintes de son éducation. Les autres continuent à bavarder en nageant. Puis elles remontent sur les rochers pour sécher, un groupe de femmes juives et nues comme au sortir d’un bain rituel.

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    Près du lac, voilà « la possibilité  de faire autrement » qu’avec sa mère toujours malheureuse, « d’être autrement » sans trahir qui que ce soit, de s’absenter toute une matinée sans culpabilité. Le lac magique est le récit d’une femme qui découvre, en compagnie d’inconnues, le plaisir de s’affranchir des contraintes qu’on lui a inculquées et dont elle s’est imprégnée. Ce carcan imposé aux femmes par une certaine éducation, Yaël Cojot-Golderg en rappelle les préceptes peu à peu, alors qu’elle est en train de s’en délivrer. Goûtant ce qui s’offre à elle, la marche, la baignade, les êtres tels qu’ils sont, elle se donne, en quelque sorte, le droit de vivre comme elle veut, de renaître « libre », lors de cet été magique.

  • Bouleaux

    Olafsdottir bouleaux.jpg« Je quitte Reykjavik avec trois cent cinquante plants de bouleaux sur la banquette arrière. Chacun mesure trente centimètres. Bien que désignés sous l’appellation générique bouleau, ils portent individuellement l’appellation de bouleau pubescent. Le nom de famille de ma mère, Stella Bjarkan, est justement dérivée de björk, birki - bouleau.
    […] Lorsque je me plonge dans l’étymologie, je ne vois plus le temps passer et, à une heure avancée de la nuit, je suis tombée sur un document expliquant que le latin betula avait la même racine que le terme celte bete qui donne en irlandais médiéval beithe et, comme la fatigue commençait à se faire sentir, tout cela se mélangeait dans ma tête, betha et beithe, le latin, le gaélique médiéval et le sanskrit, ma mère, la vie, la lumière et le bouleau, la femme qui m’a donné naissance et les rôles qu’elle a endossés. »

    Audur Ava Olafsdottir, Eden