« 22 juillet [1888], Feodossia
Ma chère maisonnée,
Par la présente, je vous informe que je quitte demain Feodossia. Ma paresse me chasse de Crimée. Je n’ai pas écrit une ligne et pas gagné un seul kopeck ; si mon ignoble kieff se prolonge encore une ou deux semaines, il ne me restera pas un sou et la famille Tchekhov devra hiverner à Louka. Je rêvais d’écrire en Crimée une pièce et deux ou trois récits, mais sous le ciel du Midi, il était plus facile, s’avéra-t-il, de s’y envoler tout vif, au ciel, que d’écrire ne serait-ce qu’une ligne.
[…]
Je vois beaucoup de femmes ; la première place revient à Souvorina. Elle est aussi originale que son mari et ne pense pas en femme. Elle dit beaucoup de bêtises, mais si l’envie lui prend de parler sérieusement, elle le fait alors de manière intelligente et avec indépendance. Elle est follement éprise de Tolstoï et exècre donc de tout cœur la littérature contemporaine. Quand on parle avec elle de littérature, on a le sentiment, Korolenko, Bejetski, moi et les autres, d’être ses ennemis personnels. Elle a un talent hors du commun pour débiter un flot ininterrompu de balivernes, mais avec verve et piquant, tant et si bien qu’on peut l’écouter toute la journée sans s’ennuyer, comme un canari. Bref, c’est quelqu’un d’intéressant, d’intelligent et de bien. Assise, le soir, à pleurer sur le sable du bord de mer, au matin elle rigole et chante des romances tsiganes. »
Anton Tchekhov, Vivre de mes rêves. Lettres d’une vie
Isaac Ilitch Levitan. Portrait de l’écrivain Anton Pavlovitch Tchekhov.
Etude. 1885-1886. Galerie d’État Tretiakov (Wikimedia)
Commentaires
Comme ce passage est attachant. Bientôt je recevrai l'ouvrage, je m'en réjouis encore un peu plus.
Bonne soirée Tania (sous le charme de ces lignes, j'ai failli écrire Tatiana).
Je m'en réjouis avec vous, Élisabeth. Bonne soirée.