Passé la trêve des confiseurs, les réunions de nouvel an, avant de le rendre à la bibliothèque, j’ai poursuivi la lecture de La Fin de l’homme rouge ou Le Temps du désenchantement (2013, traduit du russe par Sophie Benech) de Svetlana Alexievitch. La seconde partie, La fascination du vide, rapporte « Dix histoires au milieu de nulle part », durant la décennie suivante : 2002-2012.
Vue de Moscou en 2004 : sur la rive gauche de la Moskova,
Immeuble d'habitation de la berge Kotelnitcheskaïa
Des années 1990, « les années Eltsine », elle entend dire que c’était une époque heureuse... ou des années désastreuses. Des années 2000, « les années Poutine », qu’elles ont été « grasses… grises… brutales… tchékistes… brillantes… stables… souveraines… orthodoxes… » Loin du rêve d’un « paradis démocratique » après la fin de l'URSS, de nombreux Russes se sont retrouvés « dans un endroit où c’était encore pire qu’avant ».
Roméo et Juliette s’appelaient Margarita et Abulfaz, dans le récit d’une réfugiée arménienne de 41 ans, née en Azerbaïdjan, à Bakou, au bord de la mer, où « les Azerbaïdjanais, les Russes, les Arméniens, les Ukrainiens, les Tatars… » vivaient ensemble, tous soviétiques, tous parlant russe. A dix-huit ans, au printemps, un grand et beau garçon lui fait la cour – le grand amour qu’elle attendait : Abulfaz, qui est musulman.
A trente kilomètres de Bakou a lieu en 1988 le pogrom de Soumgaït contre les Arméniens. On rapporte des scènes horribles, là-bas, puis à Bakou même. Quand Margarita, enceinte, se préparera à accoucher, personne ne voudra la prendre en taxi, ni l’accueillir à la maternité. Elle accouchera chez une vieille sage-femme russe dans les faubourgs. Dès qu’elle le peut, sa famille se réfugie à Moscou, avec de faux papiers. Abulfaz ne pourra les rejoindre que sept ans plus tard.
Devenus des « individus de nationalité caucasienne », ils ne trouvent pas d’appartement à louer – les annonces précisent « pour famille slave », pour « Russes orthodoxes »… « Tous les Arméniens de Bakou sont partis en Amérique », sa mère, son père… A l’ambassade des Etats-Unis, on n’a pas voulu croire à l’histoire de Margarita, « trop belle et trop horrible ».
Les récits se succèdent sur les changements « après le communisme ». Fini le temps où « tout le monde vivait de la même façon ». A la mort de la grand-mère, des inconnus se présentent pour les aider à organiser l’enterrement – leur grande générosité deviendra chantage : ils sont chassés de chez eux, c’est le début d’une errance terrible d’un endroit à l’autre, de conditions de vie impossibles.
Alissa, 35 ans, raconte dans le train pour Pétersbourg comment elle a fait carrière, se méfiant des hommes qui « considèrent les femmes comme des proies, des trophées de guerre, des victimes ». Ses parents enseignants l’emmenaient à Sotchi en été, lisaient, allaient au théâtre – des « romantiques », juge-t-elle. Elle a gagné Moscou en stop, décidée à réussir dans le nouveau monde de l’argent, même sans amour. « La solitude, c’est un choix. Je veux avancer. Je suis une chasseresse, pas une proie soumise. C’est moi qui choisis. La solitude ressemble beaucoup au bonheur. »
Une étudiante blessée lors d’un attentat terroriste dans le métro de Moscou témoigne à contrecœur, parce que sa mère insiste. Son regard sur les gens a changé, elle ne se sent plus « aucun lien avec eux ». (Il y a eu des attentats terroristes dans la capitale russe en 2000, 2001, 2002, 2003, 2004, 2006, 2010, 2011, note Svetlana Alexievitch.) Les « frères pour l’éternité » de l’époque soviétique sont devenus cruels avec les « étrangers », la violence des « crânes rasés » diffuse tant de « la haine dans l’air » !
A Moscou en 2004, nous avons regardé les immeubles staliniens sans imaginer qu’en dessous des « nouveaux Russes » enrichis, des Tadjiks et des Ouzbeks vivaient au sous-sol, « dix-sept à vingt personnes par pièce ». Quand l’autrice les rencontre avec un ami journaliste, ils disent leur satisfaction de trouver beaucoup de travail dans la capitale, mais aussi leur peur constante des agressions dans la rue.
Témoignages du monde des prisons, des lendemains de manifestation… La Fin de l’homme rouge ou Le Temps du désenchantement de Svetlana Alexievitch, livre lourd de désillusions terribles, se termine avec les « Commentaires d’une femme ordinaire » de soixante ans, fataliste : « Nous, on continue à vivre comme on a toujours vécu. Sous le socialisme, sous le capitalisme… » Pour elle, il faut tenir le coup jusqu’au printemps, jusqu’à la floraison de son lilas.
S’il fallait un seul mot pour résumer ce « roman des voix », comme l’appelle Svetlana Alexievitch dans un entretien, je choisirais « Souffrances », le titre d’un film évoqué lors d’une rencontre avec sa réalisatrice, Irina Vassilieva. Le Monde, en 2013, parlait de « tombeau littéraire de l’URSS ».
Commentaires
J'ai adoré ce livre, j'ai trouvé ces récits tellement émouvants, ils disent beaucoup sur le XXème siècle et la fin de ses idéologies...
Tu as écrit un excellent billet sur ce livre, je viens d'aller le lire. Il m'a fallu un temps de respiration après la lecture de la première partie. On y apprend beaucoup, oui. Bonne journée, Ingannmic.
Pour info : https://bookin-ingannmic.blogspot.com/2016/04/la-fin-de-lhomme-rouge-svetlana.html
Bravo d'avoir réussi à aller jusqu'au bout de ces lectures... C'est terrible, ce manque d'humanité qui ne cesse de croître, ces souffrances qui se perpétuent de générations en générations...
Ce qui m'a frappée aussi, c'est assez souvent l'effacement des horreurs par le silence à l'intérieur des familles. Plus facile d'en parler à une journaliste.
Et comme la chute du communisme a "libéré" la xénophobie à l'égard des anciens pays "frères".
En effet le mot "souffrance" semble bien convenir à ces témoignages, ces récits de vie qui semblent rassembler désillusion et fatalisme...mais montrer aussi le courage et le renoncement et l'envie d'espérer tout en vivant au jour le jour. Je ne sais pas si j'arriverai à les lire jusqu'au bout mais je l'ai noté. Merci pour ta chronique très intéressante
Merci, Manou. C'est fou comme beaucoup se souviennent d'une époque "heureuse", malgré le régime communiste, parce qu'elle était plus égalitaire. Au lieu de la liberté, bientôt à nouveau réprimée par le pouvoir, les Russes ont été confrontés brutalement au capitalisme sauvage.
Ça montre bien que pour les gens, ce qui compte c'est leur vie au quotidien et pas forcément les grandes idéologies. Comment se réjouir d'un changement qui vous précipite dans la précarité ou pire .. J'espère arriver à le lire un jour.
Sans doute, les Russes ont appris à faire le dos rond. Mais l'occultation du passé soviétique (famine organisée, goulag,...), la dissolution de Memorial, la propagande poutinienne alliée à l'oligarchie, on voit où cela mène aujourd'hui. Une politique de guerre.
Un livre qui fait œuvre utile, pas de doute.
L'impression que ce repli sur le quotidien que disent certaines personnes interrogées est en train de gagner dans nos sociétés étouffées sous l'abondance des nouvelles de toutes sortes chargées de leur poids d'angoisse, nos colères , nos indignations aussitôt enfouies sous le cruel constat de notre impuissance. Ce qui augure d'un futur proche n'est pas très réjouissant. Faire le dos rond n'est sans doute pas une solution mais que faire d'autre. Je suis un peu découragée au milieu de cet hiver très froid. Bonne journée Tania
Merci, Zoë, pour cette réflexion que je me suis faite également. L'écart grandissant entre les attentes légitimes de la population et le spectacle décevant d'élus qui n'arrivent plus à s'entendre pour agir ensemble, c'est très inquiétant, en effet.
Tenir bon, agir ou réagir à notre niveau, rester vigilant... Et se ressourcer pour garder de l'énergie.
Bonne soirée, Zoë, et gardez votre cap.
Dur tout cela....
Oui, "souffrances", comme tu le dis.
Ta réponse à Zoé Lucider me parle. Essayer de faire ce que l'on peut même si les nouvelles sont décourageantes, mais ne pas hésiter à quitter ce marasme pour remonter à la surface vers la lumière prendre une bonne goulée d'oxygène. C'est nécessaire et notre action n'en sera que plus efficace.
Nous sommes d'accord, Claudie. Bon dimanche!
Très difficile tout cela, de la violence aux quatre coins du monde et une immense souffrance. Ce repli sur soi est là - peut-être - pour nous inciter à réfléchir, à regarder et à agir dans notre proche entourage, il nous faut rester patient(e)s, dans l'espérance, semer nos graines... Je ne me sens pas de lire un tel livre mais merci Tania d'en parler. Bises. brigitte
Rester dans, l'espérance, oui. Je m'interroge si souvent sur la manière dont les Russes vivent ces temps difficiles, Brigitte, c'est une façon aussi de me rapprocher d'une amie de là-bas. Bises.