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Textes & prétextes - Page 340

  • Bruxelles disparu

    En couverture de Bruxelles disparu (2013), un petit livre déniché à la librairie de la Fondation Civa, le Mont des Arts tel qu’il se présentait au début du XXe siècle, « tout en ondulation et en respiration » comme l’écrit Marc Meganck. Pour commenter les cartes postales et vues anciennes de la capitale belge, qui n’a cessé de changer en deux siècles, l’auteur a laissé de côté la nostalgie pour répondre à la question : « qu’y avait-il ici autrefois ? »

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    70 pages sont consacrées à Bruxelles-Ville (comme on appelle souvent la commune centrale dite Ville de Bruxelles, code postal 1000) et presque autant aux autres communes bruxelloises (la région de Bruxelles-Capitale en compte dix-neuf) – un second tome est paru chez le même éditeur dans la même perspective : « Soixante sites pour un deuxième rétro-voyage dans un Bruxelles disparu ».

    Ce livre richement illustré s’ouvre sur des aquarelles de Jean-Baptiste Van Moer, vers 1870 : on y voit une ville encore médiévale où coule la Senne, « la rivière indissociable des origines de Bruxelles ». On pense à Bruges, à Gand, qui ont préservé leurs eaux vives, tandis que la Senne, devenue « un véritable égout à ciel ouvert » a disparu sous la ville entre 1867 et 1871, lors du « voûtement de la Senne ».

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    Source : http://bruxelles-bruxellons.blogspot.be/2013/03/bruxelles-au-fil-de-leau-quand-elle-se.html 

    Vers 1900, « le plus vaste magasin de nouveautés du Royaume », les Grands Magasins de la Bourse, s’adressaient à « la mère de famille sage, la femme élégante, l’homme aux goûts raffinés ». Plus tard viendront Au Bon Marché, A l’Innovation, le Grand Bazar puis les Galeries Anspach, tous disparus à l’exception de l’Inno, comme on l’appelle familièrement, devenue Galeria Inno en 2004. On peut ici les retrouver en images.

    Des aspects moins connus sont évoqués dans Bruxelles disparu, comme les urinoirs : édité en 1910, l’Indicateur des Urinoirs de Bruxelles annonçait « un Tableau officiel des Urinoirs et des chroniques, articles et nouvelles littéraires se rapportant à l’Urinoir et à son histoire ainsi qu’à l’Art de bien uriner » ! Indiquait-il aussi des toilettes pour dames ? Aujourd’hui, le site de la Ville renseigne les emplacements des uns et des autres.

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    Source : http://www.bruegel-marolles.be/fr/accueil.html

    Des rues ont été rayées de la carte de Bruxelles, des îlots parfois, chassant leurs habitants comme dans le quartier populaire des Marolles, à l’impasse des Escargots « 23 maisons, 64 ménages, 188 habitants (dont 78 enfants) » –, déclarée insalubre : « L’ancien escalier d’accès donne désormais sur un intérieur d’îlot aménagé en plaine de jeux. »

    Et aussi des bâtiments remarquables : le palais de Granvelle rue des Sols, sacrifié dans les années 1930 pour la Jonction Nord-Midi ; la Maison du Peuple conçue par Victor Horta, démolie en 1965 « malgré une pétition de quelque 700 architectes d’une soixantaine de pays » pour faire place à une hideuse (c’est mon avis) tour de bureaux de 26 étages.

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    La Maison du Peuple (Victor Horta) / Source : http://www.ebru.be/Architectuur/archvolkshuis.html

    Certains changements ont embelli la ville, comme la transformation du « carrefour de l’Europe », près de la Gare Centrale, une zone longtemps non bâtie et que j’ai connue comme un immense parking à ciel ouvert, non loin de Sainte-Gudule. Dans les années 1990, on y a construit un ensemble de bâtiments « pastichant le style traditionnel de l’Ilot Sacré », dont un hôtel à deux pas de la Grand-Place. « Et pour une fois, c’est réussi ! » ajoute Max Meganck.

    Jusqu’en 1972, on pouvait même garer sa voiture sur la Grand-Place, ce qui semble incroyable aujourd’hui (un des épisodes du feuilleton des zones piétonnes à Bruxelles, dont le dernier, il y a quelques jours, a été l’annonce d’aménagements du « grand piétonnier » voulu par l’actuelle majorité à Bruxelles-Ville, en réponse aux protestations nombreuses et au désastre économique pour certains commerces).

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    Poste centrale, place de la Monnaie (1896) / Source : portfolio Le Soir

    Dans les années 1960, l’imposant Hôtel des Postes et des Télégraphes de la place de la Monnaie est rasé avec tout un îlot et remplacé par un immeuble de 63 mètres de haut, le Centre administratif de la Ville de Bruxelles. Une dizaine d’années plus tôt, au pied de la Colonne du Congrès, la place des Panoramas, « but de promenade très prisé » pour sa « superbe vue sur le bas de la ville », disparaissait en bonne partie pour « faire place au vaste complexe de bureaux de la Cité Administrative de l’Etat ».

    Construction de bureaux, « tout à l’automobile », ce sont peut-être les deux tendances les plus lourdes de toutes ces transformations à partir de 1950. On est aujourd’hui très loin (très près, diront les mauvaises langues) du « Trafic zéro » à l’époque de la traversée de Bruxelles et de la Belgique racontée par Octave Mirbeau dans La 628-E8 (1907), du nom de la plaque minéralogique de sa Charron-Girardot & Voigt : « Il décide de là où il veut aller, de ce qu’il veut voir, de snober telle rue, tel quartier. Comme le piéton solitaire, il s’arrête où il veut. »

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    Source : http://ebru.be/ebruretro/bruxelles-retro-1000e-avenue-louise.html

    On se promenait volontiers à la Belle Epoque sur l’avenue Louise, près du Bois de la Cambre, avant qu’elle ne devienne peu à peu une quasi-autoroute urbaine (aujourd’hui mise à mal par la fermeture du tunnel Stéphanie, en réparation, ce qui engendre des embouteillages à toute heure du jour pour traverser le goulet vers la place Stéphanie). Bâtiments, rues, passages, espaces verts, lieux de divertissement, Bruxelles disparu nous montre la ville comme elle n’est plus. De quoi raviver la mémoire des anciens, de quoi étonner les autres.

    J’ai appris beaucoup de choses et bien sûr, c’est le passé des endroits où je passe régulièrement qui a le plus éveillé ma curiosité : le pont du chemin de fer au-dessus de l’avenue de Tervuren, près duquel je prenais le tram ; la tour Martini, où je me rendais au Théâtre National avec mes élèves, avant le déménagement au boulevard Jacqmain ; l’escalier de la Bibliothèque, que j’emprunte encore près du Palais des Beaux-Arts ; le Palais des Sports remplacé par le Brusilia à Schaerbeek ; le solarium d’Evere, là où se font face aujourd’hui deux hypermarchés concurrents très fréquentés.

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    Source : http://www.schaerbeek.be/se-detendre-schaerbeek/patrimoine-tourisme/histoire-commune/palais-sports

    Vous vous souvenez de Baronian : « Bruxelles, c’est le fantôme d’une ville qui s’appelle Bruxelles... » ? Dans une notice intitulée « Regards d’écrivains », Marc Meganck donne la parole à Camille Lemonnier (La Belgique, 1888), enthousiaste devant la transformation de Bruxelles dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, et à Jean Fayard (Bruxelles, 1928) qui s’insurge contre le nouveau Bruxelles. « Dans Bruxelles, choses à faire (1920), Pierre Tempels semble pourtant avoir trouvé le ton juste (…) : « Tout cela est fini. Nous avons changé nous-mêmes autant que nos maisons et nos rues. »

  • Aller à pied

    Liège Boverie (33) bis.jpg« Le promeneur au 18e et au 19e siècle, tout comme aujourd’hui bien sûr, est un homme potentiellement issu de toutes les classes sociales ; nulle d’entre elles n’échappe à cette envie de se retrouver seul, en couple, en famille ou en groupe, avec la nature et ses « ornements » – ainsi que les artistes et les théoriciens du paysage nomment les arbres, les rochers, les plantes ou les cours d’eau. Que cela soit par nécessité – un déplacement professionnel ou familial – pour le plaisir de la marche et du sport aussi bien que dans un désir de méditation ou de détente, à tous les âges, on a toujours été amené à « aller à pied ».   

    Vincent Pomarède, Fragments introduisant à la représentation picturale des loisirs in Catalogue En plein air, La Boverie, Liège, 2016.

  • La Boverie nouvelle

    Entre la Meuse et sa dérivation, le parc de la Boverie n’est pas si facile à trouver pour qui connaît peu Liège – où se garer ? – mais une fois la voiture laissée sur l’autre rive, cela ne manquait pas de charme de découvrir à distance la nouvelle galerie vitrée du musée de la Boverie, de longer l’eau à pied jusqu’au pont Albert Ier, puis d’aborder le site côté jardin à la française, en pleine saison des roses.

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    « En plein air », l’exposition inaugurale, correspond bien à l’esprit du lieu. Le nouveau musée de la Boverie, installé dans l’ancien Palais des Beaux-Arts de Liège construit pour l’Exposition universelle de 1905, vient d’être réhabilité. Pourquoi y a-t-on ajouté cette « nouvelle salle hypostyle » (21 colonnes élégantes quoique en béton conçues par Rudy Ricciotti, le bureau d’architecte qui a œuvré à la rénovation de l’Hôtel de Caumont) laissée quasi vide pour l’instant ? Sa fonction n’apparaît pas, mais ce vaste espace permet de jouir largement de la vue sur les alentours.

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    On entre au musée de la Boverie du côté du parc à l’anglaise – après la visite, nous le quitterons par là et découvrirons la manière sans doute la plus agréable d’accéder au site : descendre à pied de la gare des Guillemins (700 m), traverser l’esplanade et emprunter la nouvelle passerelle « la belle Liégeoise » qui mène au parc de la Boverie. On peut aussi y accéder avec la navette fluviale qui le relie au Grand Curtius.

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    « En plein air », en collaboration avec le musée du Louvre, montre à travers une centaine de peintures, la plupart de musées français et étrangers, que la nature n’a pas attendu l’impressionnisme pour inspirer les peintres. Au XVIIIe siècle, certains travaillaient déjà « sur le motif », comme Alexandre-François Desportes. Au fil du temps, les couleurs se feront plus claires, plus vibrantes. J’aurais voulu vous montrer une belle Vue de Villerville en Calvados (musée de Liège) où Daubigny annonce l’impressionnisme, et Cernay, avril en fleurs d’Emmanuel Lansyer, mais ces peintures ne sont pas visibles sur la Toile.

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    Avant de découvrir le parcours chronologique en sept thèmes, j’attire votre attention sur le « Transparent du paysage des quatre saisons » de Carmontelle qui défile en fac-similé à l’entrée de l’exposition. Je n’ai regardé que les « Scènes nocturnes » de ce long rouleau « animé » de 42 mètres, par ignorance. Le catalogue où il est reproduit (en petit) indique que l’original (aquarelle, gouache et encre de Chine sur 119 feuilles de papier doublé de soie) est conservé au musée de Sceaux.

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    Nicolas-Jean-Baptiste Raguenet (1715-1793), La joute des mariniers entre le pont Notre-Dame et le pont au Change, 1751
    (Paris, Musée Carnavalet)

    « Leçon d’amour dans un parc » : les sujets historiques et religieux font place, dans la peinture du XVIIIe siècle, à des sujets plus légers, plus proches de la nature et du quotidien, en tout cas pour les gens aisés. Dans Ascension d’une montgolfière à Aranjuez (1784), un prêt du Prado dont un détail est à l’affiche de l’exposition, Antonio Carnicero Mancio montre le public aristocratique rassemblé dans le jardin royal pour l’événement, mais aussi des bourgeois, des enfants, une marchande. Le musée des Beaux-Arts de Liège montre ici un des chefs-d’œuvre de ses collections : Promenade du dimanche au Bois de Boulogne (1899), signé Henri Evenepoel – on verra plus loin d’autres promeneurs sur l’esplanade des Invalides qu’il a peinte d’en haut.

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    Henri Evenepoel, Promenade du dimanche au Bois de Boulogne, 1899
    (Liège, Musée des Beaux-Arts)

    Les voyages des Anglais et des personnes fortunées en Europe et en Italie au XVIIIe siècle assurent le succès des « Vedute », ces panoramas de villes célèbres ou de paysages fameux à ramener chez soi, comme Vue du port de Toulon par Vernet. Une vue parisienne peinte par Raguenet en 1751 permet de revoir les habitations d’alors sur les ponts de la Cité, un Paris disparu difficile à imaginer aujourd’hui. Dans la même salle, un Monet prêté par le musée de Dallas montre avec une fraîcheur d’esquisse le Pont-Neuf un siècle plus tard, non loin du Louvre au printemps par Pissarro.

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    Claude Monet, Le Pont-Neuf, 1871 (Etats-Unis, Dallas Museum of Art)

    Aux promenades en ville, beaucoup préfèrent les bords de l’eau, les guinguettes au bord d’une rivière sont très populaires et c’est aussi un sujet de prédilection pour les peintres. Amusants, les costumes des dames dans Le chalet du Bois de Boulogne de Jean Béraud, « un de ces petits maîtres à grand succès » (catalogue). Dans Dimanche à Bougival de Félicien Rops, Léontine et Aurélie Duluc sont plus déshabillées. Max Liebermann peint les jeux de lumière et l’animation en terrasse au restaurant « De Oude Vink » à Leyde.

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    Félicien Rops, Dimanche à Bougival (Léontine et Aurélie Duluc), 1876 (Namur, Musée provincial Félicien Rops)

    Dans la vaste salle vitrée, deux espaces cubiques accueillent quelques toiles pour illustrer « les jeux » en plein air et « chambre avec vue » (thème un peu usurpé). Un coup de cœur pour L’enfant dans la mare de Maurice Denis, une petite toile presque carrée prêtée par le musée de Zurich (comme le Liebermann).

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    Max Liebermann, Le restaurant « De Oude vink » à Leyde, 1905 (Zurich, Kunsthaus)

    La dernière salle est consacrée aux vacances à la mer avec plusieurs scènes de plage de Boudin, des toiles du XIXe et du XXe dont un superbe Bonnard, Conversation à Arcachon ou Jeunes filles à Arcachon. D’autres artistes connus sont annoncés (Cézanne, Chagall, Dufy, Léger, Matisse, Picasso…), mais ne vous attendez pas à une succession de chefs-d’œuvre, la qualité est inégale. On peut voir dans un des petits films de Louis Lumière projetés à mi-parcours des enfants se jeter à l’eau du haut d’un ponton (1895).

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    Pierre Bonnard, Conversation à Arcachon, Jeunes filles à Arcachon, 1926-1930 (Paris, Musée du Petit Palais)

    Les toiles choisies rendent compte de l’évolution de la peinture européenne du XVIIIe au XXe siècle : couleurs, lumière, mise en page, touche, la façon de représenter la nature et les loisirs n’a cessé de se transformer.  « En plein air », première exposition de la Boverie, peut se visiter jusqu’au 15 août. N’hésitez pas à prendre un ticket combiné pour découvrir aussi les collections permanentes, elles en valent la peine.

  • Comme une idée

    Seethaler Folio.jpg« Certes, les premiers jours furent laborieux, mais Franz s’habitua bientôt au style alambiqué des journalistes et aux aspérités de leurs formules récurrentes, et, peu à peu, il parvint à dégager le sens des différents articles. Au bout de quelques semaines, il était à même de lire les journaux assez couramment, sinon de la première à la dernière page, du moins grosso modo. Et bien qu’il fût souvent passablement dérouté par les divergences – voire les contradictions radicales – qui séparaient les différents points de vue, la lecture ne lui en procurait pas moins un certain plaisir. De cette forêt de caractères imprimés émergeait, dans un bruit de papier froissé, comme une idée des possibilités du monde. »

    Robert Seethaler, Le tabac Tresniek

  • Un tabac à Vienne

    Le tabac Tresniek de Robert Seethaler a déjà fait le tour de la blogosphère. J’y poserai tout de même ma petite pierre à propos de ce roman (Der Trafikant, traduit de l’allemand (Autriche) par Elisabeth Landes) qui raconte l’histoire de Franz Huchel, un jeune homme de dix-sept ans qui quitte la cabane de pêcheur où il vit avec sa mère pour aller travailler au service d’un ami à elle, Otto Tresniek, qui tient un tabac dans le centre de la capitale autrichienne.

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    Vienne, 1937. Dans la boutique minuscule bourrée de journaux, revues, cahiers, livres, cigares et cigarettes « et autres menus articles », le buraliste assis derrière le comptoir lui fait bon accueil. Pour faire le tour du magasin, il se déplace sur des béquilles (il lui manque une bonne partie de la jambe gauche), indique à Franz sa place – un tabouret près de l’entrée – et sa première activité : « aiguiser sa cervelle et (…) élargir son horizon, autrement dit, (…) lire les journaux » – selon Tresniek, « le fondement même de l’existence du buraliste ». Le garçon logera dans la remise à l’arrière.

    Depuis qu’on lui a attribué ce bureau de tabac en 1919, Tresniek est devenu « une institution » fréquentée par des clients de passage mais surtout par des habitués. Franz apprend à les observer, à retenir « leurs habitudes et leurs marottes », à connaître ceux qui demandent à jeter un coup d’œil dans le « tiroir » des « revues galantes ». Comme promis, il écrit chaque semaine une carte postale à sa mère.

    En octobre, le buraliste pense encore que l’engouement pour Hitler est une bonne chose pour le commerce des journaux et que tout cela n’empêche pas les gens de fumer. C’est alors que l’entrée d’un vieux monsieur à barbe blanche bien taillée dans le magasin fait se dresser Tresniek « comme un diable de sa boîte » pour servir à « monsieur le Professeur » ses cigares préférés et le journal : Sigmund Freud en personne.

    Le jeune Franz veut tout savoir de ce « docteur des fous » à qui Tresniek prévoit des ennuis (« c’est un youpin »). En ville, il a vu pour la première fois des Juifs en chair et en os et ne sait trop que penser à leur sujet, mais ce professeur célèbre l’attire et quand il voit qu’il a laissé son chapeau sur le comptoir, il se précipite pour le rattraper, le lui rendre et même lui porter son paquet jusque devant sa porte.

    Leur conversation en chemin sera la première d’une longue série. Voilà quelque chose d’intéressant à raconter à sa mère ! Sur les conseils du professeur, qu’il a interrogé sur l’amour, Franz se décide à sortir plus souvent en ville « pour tenter de trouver son bonheur avec une fille à son goût ».

    Au Prater, près de la Grande Roue, on peut boire une bière, visiter le palais des glaces, observer les attractions et les promeneurs du dimanche. Sur une balançoire, il voit le plus beau visage de fille qu’il ait jamais vu, « petite tache rose dans le bleu immense du ciel », celui d’une fille rieuse à l’accent de Bohême, vite d’accord pour qu’il l’accompagne au stand de tir où elle lui déclare effrontément : « T’sais pas tirer, mais t’as un beau p’tit cul ! »

    Voilà les ingrédients de cette histoire qui tient surtout par l’évocation de Vienne au temps de la montée du nazisme. On se doute que les personnages n’en sortiront pas indemnes. C’est le personnage du buraliste Tresniek qui m’a le plus touchée. Les naïvetés du garçon qui fait ici son apprentissage de la vie et de ses rencontres avec Freud ne sont pas tout à fait à la hauteur du sujet, mais Le tabac Tresniek de Robert Seethaler (né en 1966) est un roman agréable à lire, peut-être davantage pour de jeunes lecteurs.