C’est une lettre d’amour de cent cinquante pages que Marie Darrieussecq envoie à une peintre méconnue hors d’Allemagne, dont une toile l’a bouleversée : Etre ici est une splendeur. Vie de Paula M. Becker. Le titre est emprunté à Rilke, qui fut son ami. Cette biographie de Paula Modersohn-Becker (1876-1907) a été écrite pendant la préparation de la rétrospective au Musée d’art moderne de la ville de Paris en 2016 : « un printemps et un été pour Paula, cent dix ans après son dernier séjour parisien ».
Paula Modersohn-Becker, Autoportrait avec iris, 1907 (Folkwang Museum, Essen)
Une biographie et le récit d’une rencontre. Des lieux de sa vie, Darrieussecq décrit d’abord la maison de Worpswede où vivaient Paula et son mari Otto, « les Modersohn-Becker ». On y montre trois pièces et sur un chevalet, « une reproduction de son dernier tableau, un bouquet de tournesols et de roses trémières » - « Elle ne peignait pas que des fleurs. »
« L’horreur est là avec la splendeur, n’éludons pas, l’horreur de cette histoire, si une vie est une histoire : mourir à trente et un ans avec une œuvre devant soi et un bébé de dix-huit jours. » On peut voir sa tombe dans ce village, « horrible », écrit-elle, où un ami a sculpté une femme à demi nue, un bébé assis sur son ventre.
Plutôt qu’un récit linéaire, Marie Darrieussecq a opté pour des séquences de quelques lignes, une vingtaine au maximum ; les blancs sont comme des silences, des respirations, parfois des arrêts sur images. Elle cite de nombreux extraits du journal de Paula et de sa correspondance avec Clara Westhoff, sa meilleure amie, avec sa mère, ses amis.
A seize ans, la troisième des six enfants Becker (le septième est mort petit) est envoyée en Angleterre « pour apprendre à tenir un ménage » ; elle rentre plus tôt que prévu. « Un oncle lui a laissé un petit pécule, elle s’installe à Worpswede, et investit dans Mackensen dont les cours sont réputés. » Sa peinture ne va « pas tellement » plaire aux « aux délicats paysagistes » de cette communauté de peintres et encore moins à la critique lors de sa première exposition à Brême en 1899.
Paula voit à Brême les premiers tableaux d’Otto Modersohn, qui a onze ans et dix-sept centimètres de plus qu’elle et l’attire beaucoup. Il est marié à « une petite femme intuitive et sensible ». En 1900, elle va à Paris, s’inscrit à l’Académie Colarossi et suit des cours d’anatomie à l’Ecole des Beaux-Arts qui vient de s’ouvrir aux filles. A l’époque, cela suffit pour être considérée comme une fille « perdue ». De plus, on attend d’elles « de jolis tableaux séduisants, quand les hommes ont le droit de faire voyou », raconte une étudiante anglaise de l’époque.
Une petite chambre boulevard Raspail. Clara Westhoff, qui étudie chez Rodin, est sa voisine. Paula va au Louvre, dans les galeries, découvre « une simplicité nouvelle : Cézanne », se promène « beaucoup et partout ». « Mlle Becker » gagne le concours de l’Académie, écrit longuement à Modersohn. Ils devraient venir à Paris, voir l’Exposition universelle qui l’enchante, « vite, avant qu’il ne fasse trop chaud ». Otto arrive le 11 juin, rentre chez lui le 14, sa femme vient de mourir. Paula rentre aussi.
En septembre 1900, Rilke rend visite à son ami Vogeler, un événement pour la colonie de Worpswede, une douzaine d’artistes. La plupart sont de la région, ils aiment ce paysage plat et les paysans pauvres et pieux – « c’est authentique ». Dans la monographie qu’il leur consacrera, Rilke ne mentionne pas Paula, rencontrée là quand ils ont vingt-quatre ans tous les deux, en même temps que Clara qu’il a prise pour sa sœur. Entre les deux, son cœur va balancer. Il aime la compagnie des femmes.
Rilke aime son atelier aux murs outremer et turquoise avec une bande rouge – « Le soir est toujours grand quand je sors de cette maison. » « Femme assise », « vieille paysanne », « fillette debout » : Paula peint des modèles locaux et des nus d’enfants. Quand elle lui annonce ses fiançailles avec Otto Modersohn, le jeune poète lui écrit « sa magnifique Bénédiction de la mariée ».
« 1901 est l’année des mariages. Paula et Otto, Clara et Reiner Maria, Heinrich Vogeler et Martha. » Leurs journaux respectifs contiennent des brèches. « Et par toutes ces brèches j’écris à mon tour cette histoire, qui n’est pas la vie vécue de Paula M. Becker, mais ce que j’en perçois, un siècle après, une trace », écrit Marie Darrieussecq à la page 50, au tiers de son récit.
Il faut lire Etre ici est une splendeur pour la justesse du texte, concis, sensible : elle rend présente cette vie de femme et d’artiste, ses amours et ses amitiés, son regard de peintre, sa volonté de créer qui la poussera un jour à quitter son mari, à retourner à Paris, tant est forte sa passion – contrairement à Clara qui, une fois mariée à Rilke, est « interrompue ». Et tant pis pour les problèmes d’argent. Mais Paula et Otto continuent à s’écrire.
Otto perçoit sa force artistique : « Les écailles me sont tombées des yeux […] : ce sera la course, entre elle et moi. » Il aime ses portraits : « Force et intimité. » Marie Darrieussecq montre les peintures de Paula, son admiration, avec une certaine brièveté : « Les tableaux existent. Ils se suffisent. » Natures mortes, portraits, nus, autoportraits.
Lorsque la biographe visite le musée Folkwang à Essen, en 2014, elle s’indigne de trouver les œuvres de femmes au sous-sol, dont « le chef-d’œuvre de Paula, l’Autoportrait à la branche de camélia » condamné par les nazis. Darrieussecq apprécie les « vraies femmes » et les « vrais bébés » de Paula. A Wuppertal, le conservateur lui montre dix-neuf tableaux « tous à ce moment-là dans les réserves. » Son autoportrait le plus célèbre est à Brême, au musée Modersohn-Becker – « la première fois qu’une femme se peint nue ».
Paula est morte subitement d’une embolie après avoir accouché d’une petite fille, Mathilde Modersohn, quand elle s’est levée. Elle a eu le temps de dire « Schade » (dommage). Ce dernier mot a incité Marie Darrieussecq à écrire, pour lui rendre « plus que la justice » : « l’être-là, la splendeur ».
Commentaires
Schade! c'est exactement le mot qui convient, aussi bien pour la mort précoce, le bébé sans mère, l'oeuvre mise dans des sous-sols...
Oui, dommage, encore une vie d'artiste, une vie de femme, une vie fauchée beaucoup trop tôt.
Une de plus dont le talent a été brimée ! En 2014 les oeuvres de femmes au sous-sol !! C'est fou ! On se demande qui est le conservateur du musée !
Edifiant ! Merci pour cet article motivant la lecture, j'avais manqué la rétrospective parisienne.
j'ai énormément aimé ce livre qui m'a fait découvrir paula modersohn, dont j'ai malheureusement raté l'exposition à paris
@ Claudialucia : Darrieussecq note que le conservateur est "embêté : il nous fait descendre au sous-sol pour voir l'autoportrait. C'est une installation... il cherche le mot... provisoire."
@ Marilyne : Moi aussi, d'où mon intérêt pour cet essai.
@ Niki : Est-ce chez toi que j'en ai lu un compte rendu ?
J'ai effectivement écrit un billet sur Paula et le livre de Marie darrieussecq
Je n'ai pas trouvé le lien, peux-tu l'indiquer ici ? Merci, Niki.
avec plaisir tania
http://sheherazade2000.canalblog.com/archives/2017/01/03/34760401.html
Une amie me l'avait offert et je l'ai lu, l'histoire de Paul Modersohn nous avait beaucoup touchée... Elle était restée trop longtemps alitée, mais était-ce le seul élément? Après il y aurait eu la guerre.
Et pourtant Wuppertal n'est pas si loin d'ici.
J'aurais aimé voir l'exposition qui était consacrée à cette artiste. Sa technique bien personnelle rappelle plusieurs mouvements picturaux de son époque.
J'ai déjà le dernier livre d'anticipation dystopique de M. Darrieusecq dans mes projets de lecture.
Merci Tania pour ce beau billet, je suis allée sur tes liens, ils sont fort intéressants. J'aime bien Marie Darrieussecq et je lirai avec plaisir ce livre au titre extraordinaire "Être ici est une splendeur". Lumineux week end à toi. brigitte
J'ai prévu de le lire, que Marie Darrieussecq soit remerciée d'avoir remis cette femme artiste dans la lumière. Combien sont-elles à avoir été reléguées dans l'ombre ? Ça fait frémir.
pas du tout repéré ce livre et puis Marie Darrieussecq je ne la lis pas en général mais là je vais noter
Je n'ai jamais rien lu de Marie Darrieussecq... Je ne sais pas pourquoi, mais ses livres ne m'attirent pas. Or, celui-ci a l'air tellement intéressant.
Bon week end.
@ Niki : Merci, je suis allée le relire. C'est bien ton billet qui m'a mise sur la voie.
@ Pivoine : Une fin précoce, malgré tout sa peinture survit.
@ Christw : Nous sommes nombreux à l'avoir manquée. Bonne lecture prochaine.
@ Plumes d'Anges : J'aime ce titre aussi - Marie Darrieussecq l'a bien choisi parmi les mots de Rilke.
@ Aifelle : Je me joins à ton remerciement.
@ Dominique : Ravie d'avoir attiré ton attention sur ce titre.
@ Bonheur du Jour : Une bonne manière de faire sa connaissance, peut-être ? (De la neige en Provence et dans le Var, ai-je vu au JT, mais tiendra-t-elle ?) Bon week-end, Marie.
@
Encore un bon conseil de lecture (que je répercute aussitôt, en citant ma source bien sûr) ;-)
C'est vraiment bien de chroniquer les femmes. Au nom de toutes les toiles déposées au sous-sol, au nom de toutes les femmes elles-mêmes déposées au sous-sol...
Encore un bon conseil de lecture (que je répercute aussitôt, en citant ma source bien sûr) ;-)
C'est vraiment bien de chroniquer les femmes. Au nom de toutes les toiles déposées au sous-sol, au nom de toutes les femmes elles-mêmes déposées au sous-sol...
Merci, La Taulière, et désolée pour le doublon (le commentaire met parfois du temps à s'afficher ou signale une erreur à l'envoi sans raison).
J'ai beaucoup aimé ce livre et vous en faites une présentation très fidèle à l'esprit de Marie Darrieussecq. Oui dommage pour toutes les vies de femmes enfouies dans l'oubli
Heureuse d'en avoir restitué l'esprit - merci pour cette remarque, Zoë.