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Textes & prétextes - Page 188

  • Lignée

    Alexis L'eau-forte.jpg« Bien, bien… répondit Maleval en pointant sur ceux qui les observaient un regard plein de fierté. C’est lui qui avait mené au café le dernier des Roccanges, une race singulière, faite d’hommes silencieux vivant à la limite du monde civilisé, une lignée de rebouteurs et de faiseurs de plantes guérisseuses, des gens simples et désintéressés, mais des gens différents des autres par l’eau calme de leurs yeux, leurs mains dont les travaux n’avaient pas gâté une délicatesse presque féminine, et une intelligence, ou plutôt un instinct, qui faisait d’eux des êtres à part, plus proches des bêtes que des humains, les bêtes vives des fourrés, agrippées aux parois des collines ou allant leur course agile et sûre dans l’odeur des saisons. »

    Robert Alexis, L’Eau-forte

  • L'Eau-forte

    La quatrième de couverture de L’Eau-forte, dernier roman de Robert Alexis, éclaire son titre : « Quand l’amour et la haine du monde se rencontrent, ça donne une eau-forte, de l’acide qui mord le cuivre protégé par un vernis, ou des mots qui s’en prennent au vernis des apparences. » Voilà qui intrigue, de même que l’intitulé de ses deux parties, « L’Iliade » et « L’Odyssée ».

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    En direction du Mont Mouchet (source)

    On fait connaissance avec Pierre Roccanges dans un luxueux hôtel indien au bord de l’océan. Malgré le danger, il va nager là où de forts courants ont déjà fait des victimes, lutte victorieusement. A la piscine, le soir, il remet en place l’épaule du boy qui a pressenti son pouvoir. Flash-back au chapitre 2. Pierre, quatorze ans, tartine son pain de miel, décidé à se rendre au village malgré la neige qui redouble. Il n’a plus de mère. Son père ne lui dit rien, ni d’aller ni de ne pas aller à l’école ; à cette saison il tresse l’osier et vend au marché ses vanneries et ses fromages de chèvre. « Ce n’était pas tant la neige qui rebutait le garçon, mais la perspective de rester la journée entière avec son père, enfermé dans la cuisine ou dans l’étable (…) ». 

    A l’école communale, personne. Les cloches sonnent à l’église. En rue, il croise monsieur Brusson, son professeur, avec un cabas de légumes. Il est veuf, en dernière année avant la retraite, estimé pour son autorité naturelle, sa gentillesse, et en plus « il avait jadis dirigé un réseau de résistants ». – « C’est Noël, mon garçon. Tu es en vacances ! Tu ne savais pas que c’était Noël ? » « Il était là-haut si éloigné de tout, prisonnier de ses rêveries et libéré par elles, un seigneur en devenir et, en attendant, un petit être privé des codes nécessaires, rien qui puisse épouser la forme des enfances communes, un tout qui moussait sous sa peau et énervait son âme. »

    Brusson retient Pierre à l’école, lui trouve des vêtements de rechange, lui prépare une soupe. Quand l’enfant l’interroge sur un tableau où figure un cheval noir sans cavalier et lui dit aimer « quand les choses sont là mais qu’elles sont invisibles », le professeur comprend qu’il a affaire à un garçon précoce, d’une curiosité sans bornes et d’une grande intelligence.

    A cause de la tempête, Pierre ne rentre chez lui que le lendemain. A la ferme, il n’y a plus personne, juste une enveloppe : « ne m’attends pas, je ne reviendrai pas. » Quand il va la montrer à Brusson, celui-ci l’invite à rester avec lui, mais Pierre a de quoi vivre à la ferme et rien ne l’oblige à retourner à l’école. Il connaît le travail de son père. Pour le reste, Brusson lui promet de l’aider. « A la tête d’un royaume dont il ignorait à peu près tout », le garçon est à la fois malheureux mais fier, « comme un héritier précoce ».

    Robert Alexis raconte la vie peu commune de Pierre Roccanges dans le pays du Gévaudan, sur les traces de son père, comme lui attaché à leurs terres, aux animaux, aux plantes, mais plus ambitieux. Gavo, leur cheval de trait, a été sauvé de la boucherie par son père, connu pour ses pouvoirs de guérisseur. Le garçon prépare les fromages, nourrit les bêtes. Un jour, Charlaine, une fillette devenue pupille du Berthuit, le fermier voisin, lui apporte une convocation déposée par les gendarmes. Pierre apprend que, malgré la disparition de son père, il peut continuer à vivre aux Roccanges : les cinquante hectares de terrain et tout ce qui s’y trouve lui appartiennent, mais il n’en aura la jouissance totale qu’à vingt-et-un ans. En attendant, il aura Jacques Brusson pour tuteur.

    Le garçon s’aide d’un album où son père notait tout, recettes, formules, expériences, procédés, éphémérides, un guide sûr pour les travaux de la ferme et de la maison. Il aime apprendre, travailler, progresser, on sent très vite qu’il a hérité des dons de son père. Découvrant que Le Berthuit maltraite Charlaine et qu’il fait paître ses bêtes sur une terre qui lui appartient, il lui laisse la pâture en échange de Charlaine, à qui il a offert une robe pour remplacer ses haillons. Elle l’aide à la traite des chèvres, se montre douée pour le fromage. Sans peur de la nuit ni des chiens, la sauvageonne est flanquée d’un molosse qui n’obéit qu’à elle, Baal.

    Avant la Révolution, apprend le garçon, les Roccanges étaient « les seigneurs du coin, avec château et tout le tremblement », mais travaillant comme les autres. Pierre a le goût du travail bien fait, des produits de caractère. Les gens le sollicitent pour soigner leurs maux, ce qu’il fait toujours gratuitement. Brusson, quand il visite la ferme, découvre au grenier de grands tableaux de maîtres flamands et dans la chambre du père, des livres anciens de toutes sortes. Il continue à lui enseigner ce qu’il sait. Il a pris Pierre et Charlaine en affection, leur reconnaît quelque chose qui les différencie des autres « dans leurs paroles et dans leur conduite ».

    Pierre fait prospérer la propriété et, dès qu’il le peut, rachète des terres, des biens : « Je retrouve ce qui est à moi. On nous a tout pris, je reprends tout. » Il rêve de reconstruire le château des Roccanges dont il ne reste presque rien. L’eau-forte est le récit d’une reconquête, en même temps qu’un magnifique hommage à la terre jusque dans la connaissance des plantes, le maniement des outils, la qualité du geste, le langage des pierres. La réussite du jeune Roccanges fait jaser. Jusqu’où ira-t-il ? L’orphelin se mue en héros foncièrement solitaire, jamais en paix, malgré son amitié pour Brusson et son affection pour Charlaine. Son « Odyssée » loin de ses terres sera un nouvel affrontement avec le monde et avec ses propres démons.

    L’Eau-forte est un roman énigmatique, au style recherché, avec des personnages hors du commun. Pierre ne fuit pas les autres, mais il est à part. Charlaine aussi, son double nocturne. Il cherche à réaliser ses rêves, quitte à se mettre à l’épreuve. Robert Alexis donne là un récit captivant, une quête des sens et des signes où s’affirme une absolue singularité.

    Merci aux éditions PhB pour cet envoi.

  • Grandeur

    hustvedt,siri,vivre,penser,regarder,essai,littérature anglaise,etats-unis,philosophie,psychologie,littérature,culture,lecture,écriture,art« Nous naissons au sein de significations et d’idées qui façonnent la manière dont nos esprits incarnés affrontent le monde. Dès l’instant où je franchis les portes du Prado ou du Louvre, par exemple, je pénètre dans un espace culturellement sanctifié. A moins d’être une alien venue d’une autre galaxie, je me sentirai envahie par le silence de la grandeur, par l’idée que ce que je vais voir a reçu l’imprimatur de ceux qui savent, les experts, les conservateurs, les faiseurs de culture. Cette idée de grandeur, matérialisée par les dimensions des salles et les rangées de peintures et de sculptures, affecte ma perception de ce que je vais voir. L’attente de la grandeur est susceptible de jouer un rôle dans ma perception, même si je me considère comme dépourvue de préjugé et ne me rends pas compte que ma façon de voir a été subtilement altérée par l’endroit où elle se trouve. »

    Siri Hustvedt, Visions incarnées (Vivre, Penser, Regarder)

  • Regarder une oeuvre

    Siri Hustvedt / 3

    La dernière section de Vivre, Penser, Regarder m’a passionnée, davantage que la précédente. Siri Hustvedt l’ouvre sur « Quelques réflexions à propos du regard », dont la dernière est toute simple : « Je regarde et parfois je vois. » Le recueil se termine avec « Visions incarnées – Que signifie regarder une œuvre d’art ? » Pour répondre à cette question, elle aborde l’univers de différents artistes, hommes et femmes, contemporains et anciens.

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    Johannes Vermeer,  Etude d’une jeune femme, vers 1665–67,
    The Metropolitan Museum of Art, New York
    « Je n’étais pas une enfant sûre de moi et, dans son visage,
    je me reconnais au même âge. »
    (S. H.)

    Ma première intention était de reprendre dans chacun des treize articles une phrase que j’y avais soulignée et de vous montrer en regard (l’expression s’impose), une des œuvres commentées. Mais au bout du compte, il y en avait trop. J’ai donc sélectionné quelques phrases pour vous en donner l’esprit et quelques-unes des peintures ou sculptures ou « installations » regardées par l’écrivaine (aucune n’est illustrée dans le livre).

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    Giorgio Morandi, Nature morte, 1952
    « Ce à quoi l’on s’attend est capital pour la perception. » (S. H.)

    « Morandi aimait énormément Chardin et ce que ces deux artistes ont en commun, outre la nature morte, c’est que, chacun à sa façon, l’un et l’autre enchantaient leurs objets. »
    « Morandi, à ce qu’il me semble, explore activement le drame de la perception, et il joue avec les deux niveaux de vision : le préattentif et l’attentif. Il a dit un jour : « Le seul intérêt qu’éveille en moi le monde visible concerne l’espace, la lumière, la couleur et les formes. » »

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    © Louise Bourgeois, Rejet, 2001-2002
    « Le visuel et le linguistique occupent dans le cerveau des sites différents. » (S. H.)

    « Je sais que ces figures cousues, balafrées sont dérangeantes, mais elles sont aussi pour moi du nombre des œuvres les plus belles et les plus compatissantes de Bourgeois. Ce sont des poupées de perte et d’immortalité. »

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    Duccio di Buoninsegna, Vierge à l’Enfant, 1290-1300, The Metropolitan Museum of Art, New York
    « Tout objet photographié devient un signe de disparition parce qu’il appartient au passé. » (S. H.)

    « Malgré sa composition, qui conserve le caractère abstrait d’une icône byzantine, avec ses personnages idéalisés habitant le nulle part étincelant d’un fond d’or, et le détail inhabituel du parapet au-dessous d’eux, qui les éloigne encore plus encore de l’espace du spectateur, la résonance affective entre cette mère et son bébé est reconnaissable dans sa profonde humanité. »

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    © Kiki Smith, Lilith, bronze et yeux de verre, 1994, The Metropolitan Museum of Art, New York
    « Pour moi, une œuvre d’art doit être une énigme. » (S. H.)

    « Regarder l’œuvre de Kiki Smith, c’est pénétrer dans une zone frontière où disparaissent souvent les lignes tracées entre dehors et dedans, tout et partie, éveil et veille, humain et animal, « moi » et « pas moi ». C’est un territoire d’associations mouvantes et de métamorphoses, tant visuelles que linguistiques. »
    « L’indifférence est le chemin le plus court vers l’amnésie et, en définitive, les seules œuvres d’art qui comptent sont celles dont nous nous souvenons et celles dont nous nous souvenons, ce sont, me semble-t-il, celles qui nous ont émus. »

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    © Gerhard Richter, Moritz, 2000, huile, toile, De Pont Museum of Contemporary Art, Tilburg, Netherlands

    « Ce qu’est la beauté, qui le sait ? une réaction à ce que nous voyons, dont une partie semble être une attitude génétiquement programmée pour la symétrie, la lumière, la couleur ; le reste, sûrement, est appris. »
    « La dynamique entre photo et peinture prend un caractère de révélation et de dissimulation, de vision et de cécité, de jeu d’une dimension contre et avec l’autre, et de création entre elles d’ambiguïté. »

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    © Annette Messager, Mes Trophées, 1986-88, Collection Fonds National d’Art Contemporain

    « Certains se souviennent bien de leur enfance. Ils se rappellent ce que c’était de jouer et de faire semblant. D’autres non. Leur persona infantile a disparu derrière les nuages de l’amnésie. D’autres encore, dont certains sont des artistes, continuent toute leur vie à jouer et à faire semblant. »

    « Tous, nous abordons une œuvre d’art avec des pensées et des sentiments, ainsi qu’avec des expériences passées qui ont influencé notre vision, tant culturelle que personnelle. Chacun de nous peut néanmoins lutter contre ses propres idées préconçues en adoptant une attitude phénoménologique. Après avoir regardé une œuvre d’art pendant assez longtemps et avec une attention suffisante, j’ai souvent vu ce que je n’avais d’abord pas aperçu. »

    En plus des artistes cités dans ce billet, il est question aussi, dans Vivre, Penser, Regarder, de Richard Allen Morris, de Margaret Bowland, de Goya, de la main qui dessine « Cette vivante main » et de photographies. Si le regard de Siri Hustvedt sur l’art vous intéresse, je vous signale ses précédents essais sur la peinture, Les mystères du rectangle (2006) et surtout son roman Un monde flamboyant (2014), magistral.

  • Dans l'émotion

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    « Si la narration est, comme l’écrit Paul Ricoeur dans Temps et récit, une reconfiguration de différentes actions temporelles ou épisodes tant existentiels que fictionnels en un tour significatif, je crois que le sens a son fondement essentiel dans l’émotion. Il me paraît sensé qu’un récit, forme universelle de la pensée humaine, imitant la mémoire elle-même, se concentre sur ce qui est significatif et laisse de côté ce qui ne l’est pas. Les choses auxquelles je suis indifférente, je les oublie, en général. Les histoires de souvenirs et de fiction sont aussi faites d’absences : tout ce qui a été laissé de côté. »

    Siri Hustvedt, Trois histoires émotionnelles (Vivre, Penser, Regarder)