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solitude - Page 10

  • Silence social

    « C’est tout de même étrange qu’il ne me sorte pas de la tête. Depuis mon silence social, j’essaie d’éviter de penser trop longtemps aux gens que je croise dans la rue, dans les magasins ou chez le coiffeur, même si nous échangeons quelques mots. Cela aide à garder la distance, ma liberté, pas de liens, mon indépendance. J’ai déjà assez à faire pour bannir les fantômes du passé, les effacer sans les fuir. Fuir, c’est perdre. Rompre, c’est gagner. »

    Verena Hanf, Tango tranquille

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  • Ouvrir sa porte

    « N’avez-vous jamais pensé à tout laisser, délaisser, lâcher ? Vous libérer de toutes ces relations humaines lourdes d’un passé commun, chargées d’histoires remâchées, accommodées, rafistolées ? » Le premier roman de Verena Hanf publié au Castor Astral, Tango tranquille (2013), s’ouvre sur le ras-le-bol de Violette, la soixantaine, un soir de Noël. Dans son vieux fauteuil « vert fané », elle n’a pas envie de décrocher le téléphone, finit par le faire. C’est Lucienne, désolée d’apprendre qu’elle est seule chez elle – « Plaindre est son passe-temps favori. » 

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    Sa cousine Micheline lui avait proposé d’être des leurs, mais Violette a décliné l’invitation, fatiguée de ces réunions de famille où elle fait « tache grise ». Elle ne supporte plus les intrusions de Lucienne – « tu te replies sur toi-même » – et lui demande de ne plus l’appeler : « Fous-moi la paix une fois pour toutes ». L’une et l’autre lui envoient des lettres, elles viennent même à Bruxelles sonner à la porte de sa maison, héritée du cousin Léo, mais elle ne leur ouvre pas.

    « Depuis quelques années, c’est le calme total, le silence social. » Une carte de Richard, un vieil ami, est arrivée, qui lui demande de faire signe à Jean, mais elle n’y a pas répondu non plus, bien qu’elle pense souvent à lui. Pour ne pas se laisser aller, Violette s’est fixé un rythme, des habitudes, se lève tôt. « Car c’est seulement au petit matin que Bruxelles m’offre un air innocent, une certaine pureté, un calme de petits oiseaux. » En fermant sa porte, la voilà « libérée des liens, des lianes, des liaisons maléfiques », elle compte en profiter.

    Enrique, sans papiers, n’a personne qui lui parle gentiment. Sa cousine Reina lui assure un toit, mais c’est tout petit chez elle, entre le bébé qui hurle et le mari qui fuit. Le jeune Bolivien connaît un peu de français, mais ne trouve pas de travail, alors il sort, il marche, pour oublier ceux qu’il a laissés derrière lui pour tenter sa chance en Europe. Une dame a mis une petite annonce, elle l’engage pour mettre son jardin en ordre, à cinq euros de l’heure. Mieux que rien.

    Violette et Enrique – leurs récits se croisent – se rencontrent un jour en rue. Elle revient du magasin et surveille du coin de l’œil ce « petit jeune » qui marche lentement, sans but ; il ne faudrait pas qu’on lui arrache son sac. Et voilà que le sac en plastique des pommes de terre se déchire, et qu’il se précipite pour les ramasser – « Faut pas, jeune homme, je me débrouille très bien toute seule », mais elle lui ouvre l’autre sac puis le remercie.

    Verena Hanf nous fait entrer dans la vie de ces deux solitaires que tout sépare : Violette a brisé ses anciennes relations, Enrique ne connaît personne ici. Entre souvenirs et discipline quotidienne, Violette dort souvent mal et le porto du soir n’y change rien. Quand elle pense trop à lui, elle se dit que Jean n’est plus là, « un point c’est tout ».

    De retour d’une sortie en ville, elle reconnaît dans le métro le « maigrelet » croisé en rue : il fouille en vain ses poches en face de deux contrôleurs et Violette se surprend elle-même, interpelle son « filleul » et lui fait publiquement la leçon, ce qui le tire d’affaire. Elle, de son côté, se sent « forte et rajeunie ». Dans sa maison « forteresse », elle s’interroge sur ce jeune homme visiblement dans la dèche, et dehors, le cherche du regard.

    Après l’avoir vu entrer dans une maison de l’avenue des Marronniers près du parc ou balayer les feuilles mortes sur le trottoir, Violette se décide à le saluer, et même à parler un peu. Enrique jardine ou bricole, selon ce qu’on lui propose ; en Bolivie il était instituteur, il a appris le français à l’université. Violette se met à passer régulièrement par là – « son sourire soulage mon silence social ». Mais en automne, il disparaît. Et elle tombe malade. Heureusement Luna, la Péruvienne qui l’aide pour le ménage, prend soin d’elle.

    Une fois sur pied, elle reprend le chemin des courses et cette fois, c’est Enrique qui vient à elle. Violette accepte qu’il lui porte ses affaires, lui montre où elle habite. Enrique est à nouveau sans travail, elle l’invite à passer chez elle un de ces jours, elle aura peut-être quelque chose à lui proposer. La femme plutôt revêche du début, qui ne trouve d’apaisement que dans la musique, retrouve peu à peu le sens des autres.

    Dans un style très dépouillé, familier, Tango tranquille raconte des choses de la vie toutes simples, parfois si compliquées quand on n’a pas ou plus de contact avec autrui. Après avoir fermé sa porte, Violette l’ouvre à nouveau, et c’est la vie qui entre. D’abord avec Enrique, puis avec un ancien amour qui donne son titre au roman. De père allemand et de mère égypto-libanaise, Verena Hanf vit à Bruxelles. Dans Les vendredis de Vincent, elle avait déjà révélé une attention singulière aux rapports humains, aux rencontres entre des êtres qui pourraient s’ignorer s’ils ne gardaient ouverte ou entrouverte la porte de leur cœur.

  • Une compagne

    « Qu’est-ce que la solitude ? Une compagne qui sert à tout.

    Elle est un baume appliqué sur les blessures. Elle fait caisse de résonance : les impressions sont décuplées quand on est seul à les faire surgir. Elle impose une responsabilité : je suis l’ambassadeur du genre humain dans la forêt vide d’hommes. Je dois jouir de ce spectacle pour ceux qui en sont privés. Elle génère des pensées puisque la seule conversation possible se tient avec soi-même. Elle lave de tous les bavardages, permet le coup de sonde en soi. Elle convoque à la mémoire le souvenir des gens aimés. Elle lie l’ermite d’amitié avec les plantes et les bêtes et parfois un petit dieu qui passerait par là. » (25 mars)

    Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie

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  • Sa cabane en Sibérie

    Je préfère laisser passer du temps avant d’aborder un livre dont on a beaucoup parlé, et à lire Sylvain Tesson, je me découvre en phase avec un de ses principes : « Je pratique un exercice qui consiste à se plonger dans des lectures dont la couleur propulse aux exacts  antipodes de ma vie présente. » Dans les forêts de Sibérie, prix Médicis essai 2011, c’est l’expérience de la cabane, six mois de vie d’ermite au bord du lac Baïkal (de février à juillet 2010), l’ivresse de la solitude – avec ses gueules de bois, au sens littéral (vodka) et au sens figuré. 

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    © Olivier Desvaux, Sylvain Tesson dans sa cabane en Sibérie

    Sa cabane, un ancien abri de géologue dans une clairière de cèdres, mesure trois mètres sur trois. Pour parler avec un voisin, il faut marcher au moins cinq heures vers le nord (Volodia) ou vers le sud (un autre Volodia). Sept ans plus tôt, l’écrivain-voyageur avait découvert ces cabanes régulièrement espacées au bord du lac et avait rêvé d’y séjourner « seul, dans le silence » avant ses quarante ans.

    Avec la yourte et l’igloo, la cabane est « une des plus belles réponses humaines à l’adversité du milieu ». Un ami qui l’a accompagné jusque-là l’aide à arracher le lino, le coffrage en carton des murs, à mettre à nu les rondins et un parquet jaune pâle – Volodia en est consterné et voilà le Français surpris en flagrant délit d’esthétisme bourgeois. Après quelques jours, ses compagnons le quittent. Sylvain Tesson a beaucoup voyagé, dans l’immobilité il cherche à présent « la paix ». « Je vais enfin savoir si j’ai une vie intérieure. »

    « La moindre des choses quand on s’invite dans les bois est de connaître le nom de ses hôtes », d’où une série de guides naturalistes dans sa caisse de livres, en plus d’une soixantaine de « lectures idéales » d’après sa liste dressée à Paris (où ne figurent que trois écrivaines : Ingrid Astier (auteure de polars), Yourcenar et Blixen). Sur place, il regrettera de ne pas avoir emporté « un beau livre d’histoire de la peinture pour contempler, de temps en temps, un visage. » 

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    Photo Thomas Goisque / Le Figaro magazine

    La vie dans la nature et la vie en ville, la solitude et les contacts humains, le progrès et l’écologie, ce sont les principaux axes de réflexion qui reviennent dans les notes de Sylvain Tesson, mais il s’agit aussi d’une mise au point sur ses choix de vie : fuite ? jeu ? quête ? Il voit l’ermitage volontaire, la vie ralentie, comme un « champ expérimental ». Une expérience de liberté d’abord, puisque lui seul décide de ses activités, des heures attribuées à la lecture, à l’écriture, à l’entretien, à la promenade, à la contemplation, au sommeil, etc. « L’homme libre possède le temps. »

    En mars, il note ceci : « Pour parvenir au sentiment de liberté intérieure, il faut de l’espace à profusion et de la solitude. Il faut ajouter la maîtrise du temps, le silence total, l’âpreté de la vie et le côtoiement de la splendeur géographique. L’équation de ces conquêtes mène en cabane. » Vérité universelle ou personnelle ? Aurait-il dû écrire : « Il me faut… » ? En tout cas, il tient quotidiennement son journal intime, « supplétif à la mémoire ». Archiver les heures, tenir son journal « féconde l’existence. »

    Les autres, la famille, la femme aimée, les amis, ne sont pas oubliés. Une date rappelle un anniversaire. L’ennui ne l’effraie pas – « Il y a morsure plus douloureuse : le chagrin de ne pas partager avec un être aimé la beauté des moments vécus. » Mais certains jours, il s’accuse de lâcheté : « Le courage serait de regarder les choses en face : ma vie, mon époque et les autres. » 

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    Perov, Les chasseurs à la halte (toile commentée par Tesson) 

    "Les Russes ont le génie de créer dans l'instant les conditions d'un festin."

    Les intrusions de pêcheurs ou de voyageurs amènent un rituel immuable : couper du saucisson en lamelles, ouvrir une bouteille de vodka, se saouler ensemble. Rares sont ceux qui s’y refusent, comme Volodia T., qui s’est réveillé un jour sans sa femme ni ses enfants, partis – « La famille, c’est mieux que l’alcool. » Ses visiteurs traitent le Français d’«Allemand » à cause de la propreté dans sa cabane bien tenue. Tesson rencontre de temps à autre, chez eux ou chez lui, d’autres personnes qui ont fait le choix de vivre seules ou en couple au bord du lac.

    Un ermite se retire, prend congé de ses semblables – les sociétés n’aiment pas ce qui « souille le contrat social ». Sans contacts avec les autres, l’esprit ralentit, perd la vivacité des conversations mondaines, il n’est plus nécessaire de trouver toujours quelque chose à dire. « Il gagne en poésie ce qu’il perd en agilité. »  L’écrivain allume une bougie devant l’icône de Séraphin de Sarov qu’il emporte partout, il porte au cou une petite croix orthodoxe, par amour du Christ, non de la religion, « tripatouillage de la parole évangélique ».

    Bien à l’abri du froid, Sylvain Tesson redécouvre des choses simples : comment les objets familiers deviennent chers – le couteau, la théière, la lampe – et comme une fenêtre ouvre à la beauté du monde. Les mésanges lui offrent bientôt leur amitié : « Au carreau ce soir, la mésange, mon ange. » Le matin, leurs coups de bec contre la vitre le réveillent. « Côtoyer les bêtes est une jouvence. » Le 28 avril, de passage à Zavarotnoe au retour d’un déplacement pour raisons administratives (extension de visa), il se voit confier deux chiots de quatre mois, Aïka et Bêk, qui aboieront si un ours approche de sa cabane. Leur compagnie, sur place ou en randonnée, lui sera précieuse, voire salvatrice. 

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    A feuilleter sur le site de Gallimard

    La peinture revient sous sa plume pour dire la beauté des choses : « L’or des branches, le bleu du lac, le blanc des fractures de glace : palette d’Hokusai. » (3 mars) « Au matin, l’air est aussi joyeux qu’un tableau de Dufy. » (6 juin) Il a tenté un soir de photographier l’éclat de la neige quand le soleil perce, « mais l’image ne rend rien du rayonnement » : « Aucun objectif photographique ne captera les réminiscences qu’un paysage déploie dans nos cœurs. » (17 mars) « Penser qu’il faudrait le prendre en photo est le meilleur moyen de tuer l’intensité d’un moment. » (15 mai) Paradoxe : Sylvain Tesson a filmé son séjour et en a tiré un documentaire co-réalisé avec Florence Tran : « Six mois de cabane au Baïkal ».

    « Habiter l’instant » est nécessaire à la santé mentale d’un anachorète – « Le présent, camisole de protection contre les sirènes de l’avenir. » Mi-juin, « tout s’écroule » à cause de cinq lignes sur le téléphone satellite qu’il réserve aux urgences : « La femme que j’aime me signifie mon congé. » L’arrivée de deux amis peintres quelques jours plus tard l’aide à « rester en vie ». Le 25 juillet, peu avant de se séparer des chiens, l’auteur dresse le bilan de ces six mois de vie, « pas trop loin du bonheur de vivre ». C’est l’adieu au lac : « Ici, j’ai demandé au génie d’un lieu de m’aider à faire la paix avec le temps. »

    Bien qu’à l’opposé de Rumiz et de ses déplacements le long de la frontière européenne, Dans les forêts de Sibérie, expérience d’immobilité, tient aussi ses promesses de dépaysement : de nombreuses pages racontent l’exploration des environs, les conditions climatiques, le passage des saisons. Au contact des Russes, Tesson prend quelques leçons de philosophie, ce qui ne l’empêche pas d’être critique devant l’arrogance ou la destruction gratuite comme l’abandon des déchets ou la chasse par plaisir. Mais à ces aventures du dehors, à ces conversations passagères, l’exploration du dedans se mêle sans cesse, et donne au récit sa part d’humanité.

  • Reflet

    « Dans le reflet de la vitrine, Laure n’était pas triste, elle avançait calmement, elle avait retrouvé sa mère. Son regard et son sourire ne trahissaient pas la peur qu’elle avait éprouvée seule là-haut. Elle avait tâché de les rendre naturels, inexpressifs, ordinaires, mais sa mère n’avait pas été dupe. Quand elle était enfant, Catherine avait posé les mêmes yeux sur sa mère. Elle s’était reconnue, mais cette fois c’était elle la mère lointaine, secrète, malheureuse. »

    Anne-Sophie Stefanini, Vers la mer

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