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solitude - Page 8

  • Plusieurs vies

    Desarthe-mangez-moi points.gif« Comment se fait-il que l’on ait plusieurs vies ? Peut-être ai-je tendance à généraliser. Peut-être suis-je la seule à éprouver ce sentiment. Je ne mourrai qu’une fois et pourtant, au cours du temps qui m’aura été imparti, j’aurai vécu une série d’existences contiguës et distinctes.

    Je n’étais pas la même personne à trente ans. J’étais un être tout à fait particulier à huit ans. Je considère mon adolescence comme autonome en regard de la suite. La femme que je suis aujourd’hui est déracinée, détachée, incompréhensiblement solitaire. Je fus très entourée. Je fus très sociable. Je fus timide. Je fus réservée. Je fus raisonnable. Je fus folle. »

    Agnès Desarthe, Mangez-moi

  • Le resto de Myriam

    Mangez-moi est un titre insolite pour un roman (il me rappelle Regardez-moi d’Anita Brookner, sur ma liste de relecture). Agnès Desarthe y raconte l’histoire d’un restaurant ou plutôt celle de Myriam qui a décidé de l’ouvrir, toute seule, parce qu’elle aime cuisiner pour les autres : « Mon restaurant sera petit et pas cher. Je n’aime pas les chichis. Il s’appellera Chez moi, car j’y dormirai aussi ; je n’ai pas assez d’argent pour payer le bail et un loyer. »

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    © Albert Gleizes (1881-1953)

    Elle n’a prévenu personne de l’ouverture et personne ne pousse la porte le premier jour, mais à l’inauguration, « le vrai premier jour », ses amis « trouvent la nourriture délicieuse », ses parents désapprouvent les chaises « pas assez confortables ». Pour ses deux premières clientes véritables, des lycéennes qui n’ont commandé qu’une entrée vu les prix, elle divise ceux-ci par deux et décide de les considérer désormais comme ses « clientes fétiches ».

    Jour après jour, la restauratrice se montre côté pile (à ses clients) et côté face (aux lecteurs qui découvrent ses obsessions, ses nuits, ses rêves, son passé douloureux), fait le bilan de ses journées et de sa vie – « Il faut croire que j’avais un bon entraînement à survivre. Oui, c’est ça. C’est mon savoir-faire, ou bien c’est un don. »

    Bientôt, en plus des lycéennes, elle reçoit régulièrement Vincent, le fleuriste d’en face, qui vient prendre un café avant d’ouvrir,  et s’intéresse aux trente-trois livres alignés sur une étagère, en face d’une banquette en moleskine. Puis Myriam revoit son frère. On apprend qu’elle a un fils, qu’elle ne l’a plus vu depuis six ans.

    « Pour qu’un plat soit réussi, il faut que le rapport entre le tendre et le croquant, entre l’amer et le doux, entre le sucré et le piquant, entre l’humide et le sec existe et soit soumis à la tension de ces couples adverses. »

    Seule en cuisine et en salle, la cuisinière se fatigue. L’arrivée de Ben, qui se propose comme serveur bénévole (ce sont les lycéennes qui l’envoient), tombe à point : l’étudiant en sciences politiques a plein de bonnes idées pour le restaurant, il comprend ce que Myriam veut faire du Chez moi et l’aide bientôt aussi pour la paperasse. Un stage de marketing, en quelque sorte.

    Mangez-moi, aux mille saveurs de cuisine, conte l’histoire d’un resto de quartier dévolu aussi aux relations humaines – c’est celle d’une femme qui se lance un nouveau défi. Mais il y a tant de portes au rêve et au désir, à plus de quarante ans on peut encore changer de vie ! Si Myriam la solitaire aime à nourrir son prochain, elle a davantage encore à donner – il lui faudrait juste (façon de parler) la bonne rencontre. C’est ce qu’on lui souhaite.

  • Peu d'amis

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    « Si Imogene chercha à devenir son amie au début, Marya s’écarta instinctivement. Elle avait la clairvoyance paysanne des Knauer, ou leur pessimisme : que me veut cette personne, pourquoi recherche-t-elle ma compagnie ? C’était mystérieux, déconcertant. Imogene était si jolie, si populaire et si sûre d’elle, une personnalité dominante du campus ; Marya avait peu d’amis – plutôt des relations. Elle n’avait pas, expliqua-t-elle sèchement à Imogene, de temps à « perdre » avec les gens. »

    Joyce Carol Oates, Marya, une vie

  • Marya la solitaire

    « Ce fut une nuit de rêves chaotiques entrecoupée de voix inconnues, où la pluie tambourinait sur le toit goudronné. Avant de s’éveiller, Marya vit entre ses paupières la forme vacillante de sa mère dans l’embrasure de la porte ; elle entendit un chuchotement rauque – pas de mots distincts, seulement des sons. La respiration sifflante de colère de sa mère. Les sanglots. Les quintes de toux. » Ainsi commence Marya, une vie de Joyce Carol Oates (1986, traduit de l’anglais par Anne Rabinovitch). 

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    Sa mère oblige alors la fillette à sortir du lit, à s’occuper de Davy, trois ans, les emmène hors de la maison sous la pluie en prévenant : « Ne commence pas à pleurer. Tu ne pourras plus t’arrêter. » D’autres images du temps où Marya vivait encore avec sa mère, Vera Knauer : chez le shérif, pour reconnaître le corps de leur père, assassiné ; du cousin Lee, ordonnant à la fillette de rester immobile sans bouger, sans le regarder, sans dire un mot, quand il la touche dans la vieille Buick au fond de la décharge.

     

    L’enfance à Innisfail, chez sa jolie tante Wilma, la mère de Lee et d’Alice, qui l’a recueillie après que sa mère les a abandonnés, c’était la honte permanente pour Marya. D’avoir des cheveux « noirs, épais, un peu gras et toujours emmêlés. Comme ceux de sa propre mère. » D’être celle dont Wilma parle si sèchement : « Elle ? Je t’ai dit que ce n’est pas une parente à moi, c’est la nièce de mon mari. »

     

    « Marya aimait sa tante Wilma et, la plupart du temps, son oncle Everard (…) mais elle se cachait d’eux même en leur présence. Elle s’évadait, elle était là sans y être, ailleurs devint un lieu familier, hors de la lumière et de l’ombre. Un espace creux, réel, où elle pouvait se blottir. » Alice aimerait devenir son amie, mais Marya la repousse : « Je n’ai pas demandé à venir ici. Je n’ai pas demandé à naître. »

     

    Vingt ans après, Marya est une jeune femme « dure, résistante, parfaitement capable de chasser les incursions du passé ». Elle revoit les gestes de sa mère, saoule ou pas, elle revoit les « jeux de garçon » de Lee, son « accident », quand le cric en dessous de la voiture a glissé – Lee n’en était pas mort, un miracle – mais comment en parler un jour à l’homme qui croit l’aimer, qui a sans doute remarqué chez elle « une pesanteur d’âme » ? Comment vivre avec ses blessures, sinon en préservant sa solitude ?

     

    Au collège d’Innisfail, Marya a été la préférée de M. Schwilk, le nouveau professeur d’anglais qui a surpris par son comportement tantôt raffiné tantôt véhément, intimidant. Bonne élève, elle était son alliée en classe, répondait aux questions ; il la trouvait « exceptionnellement douée pour les mots ». Mais quand tout le monde s’est mis à le harceler, de toutes les manières dont peut s’exercer la cruauté en bande, Marya s’est mêlée au chahut, l’a mené même. « Pourquoi haïssiez-vous tant M. Schwilk… ? » leur demandera-t-on après l’effondrement du professeur.

     

    A quinze ans, Marya décide de donner une chance à Dieu en devenant catholique, une manière peut-être de se préserver de la folie, sa terreur. Elle rend visite deux fois par semaine au père Shearing à l’hôpital où il va de plus en plus mal, lui apporte des livres de la bibliothèque, écrit sous sa dictée, l’écoute parler de la foi : « peu à peu j’ai compris que la foi va et vient – elle ne peut être constante. » Elle gardera sa montre suisse.

     

    Quand elle décroche une bourse pour l’université, Marya commence à se projeter dans une autre vie : « une chambre dont elle pourrait fermer la porte à clé sans que personne ne le sache ». Emmett, son petit ami, ne comprend pas qu’elle veuille s’en aller plutôt que de l’épouser, ils rompent. Marya, à dix-huit ans, veut « naître une seconde fois ». Ce sera à Port Oriskany (Etat de New York). Etonnée que les autres organisent « une fête d’adieu » la veille de son départ, elle y prend une nouvelle leçon de la vie, violente.

     

    A l’université, où Marya apprécie « l’isolement monacal de sa chambre sous les toits », elle peut lire pour le plaisir après son travail – « une joie illicite, infiniment précieuse. » Imogene Skillman, qui fait des études de théâtre, y arrive un jour, une de ces étudiantes de milieu aisé dont Marya observe secrètement les beaux vêtements, les bijoux, l’aisance. Elle, on la remarque pour ses réponses argumentées, son intelligence. Imogene veut l’avoir pour amie.

     

    « L’amitié, écrivit Marya dans son journal, la plus énigmatique de toutes les relations. » Flattée mais sceptique, elle s’interroge, fréquente d’autres filles plus proches de son milieu. Le travail est sa véritable priorité, sa bourse lui sera retirée en cas de note au-dessous de B. Elle sent que c’est une erreur d’accepter le vieux manteau en poil de chameau d’Imogene, de se rendre dans sa famille. Les rapports avec les autres sont si difficiles.

     

    En même temps, une de ses nouvelles est classée première à un concours, une autre, acceptée par une revue littéraire. Marya réussit – un jour, elle sera professeur. Dans ce roman de Joyce Carol Oates « aux forts accents autobiographiques », l’écriture est son défi le plus personnel : « Elle voulait convertir la douleur humaine en mots, faire revivre le souvenir de l’émotion intense, et rester indifférente. »

  • Compliquée

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    « Ma vie, qui paraît si simple, si monotone, est en réalité une affaire compliquée de cafés où l’on m’aime bien et de cafés où l’on ne m’aime pas, de rues bienveillantes et de rues qui ne le sont pas, de chambres où je pourrais être heureuse et de chambres où je ne le serai jamais, de glaces dans lesquelles j’ai l’air en beauté et de glaces dans lesquelles j’ai mauvaise mine, de robes qui vont me porter bonheur et de robes qui ne me porteront pas bonheur, et ainsi de suite. »

    Jean Rhys, Bonjour minuit