Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

solitude - Page 9

  • Eloge du sensible

    Dans la collection « Petit éloge » (Folio), voici Elisabeth Barillé avec Petit éloge du sensible (2008), vingt textes, courts pour la plupart. « Prologue en cuisine », le seul dialogue de cet essai très accessible, donne le ton de cette épicurienne avouée : « Comment fais-tu ? – Pour quoi donc ? – Pour avoir l’air heureuse ? – Mais je le suis vraiment ! – Toujours ? – Chaque jour m’apporte une occasion de l’être… » 

    barillé,petit éloge du sensible,essai,littérature française,solitude,choix,sensibilité,corps,femmes,joie,culture
    Matisse, Tête de femme

    Elisabeth Barillé se sent bien dans sa peau, dans son corps comme elle dit, même si les années passent. Comparant les corps aux violons, elle déclare que « les neufs vont aux débutants, les historiques aux virtuoses. » Son conseil à qui est malheureux ? « Sortez ! » Le bonheur demande de la volonté. Ce dialogue a lieu dans sa cuisine – écrire et cuisiner font bon ménage, voir Duras et sa soupe aux poireaux. Les gestes simples, humbles, font la richesse de la vie.

    C’est un art de rester dispos, curieux du monde comme il va, ce qui n’empêche pas de s’emporter contre l’immaturité et la grossièreté affichées en société à propos du sexe (« Femmes, on vous ment ! ») au point que « La retenue signe désormais la prétention. » Absurde, bien sûr, de prétendre parler « au nom des femmes » parce qu’on en est une, comme s’en targuent certaines dans les témoignages ou les débats.

    « Je ne supporte ni les voix aiguës, ni les voix brutales, ni les voix impérieuses, ça fait du monde… » (« Féconde surdité ») Elisabeth Barillé aime être seule et relie cela à la perte de l’oreille gauche à sept ans, qui l’a rendue vulnérable à certains sons. « Je lui dois la solitude, cette royauté secrète. » Elle y a gagné d’échapper « aux remous du monde » : « Je redoute tout ce qui fait grappe, groupe et débat, forums, assemblées et fêtes. »

    A la solitude aimée (on pense à Jacqueline Kelen) se joint le goût des endroits paisibles, quand elle décrit son refuge au cœur de Paris qui lui offre le matin le chant des oiseaux, le soir le silence, ou sa vie en Normandie : « Ici, seule face aux mouettes, j’écris, je ris et je rends grâce. »

    Ce n’est pas une vie d’ermite, mais une liberté choisie, un renoncement qui mène à la joie, aux antipodes des faux besoins (les soldes dans « Néant tangible », un dépôt-vente dans « Sac rouge souris grise ») et du pouvoir de l’argent qui aveugle et emprisonne. Elisabeth Barillé s’insurge contre « l’esclavage consumériste ». « Se réjouir pour peu de choses, se contenter du minimum, festoyer d’un rien : si c’était là l’ultime scandale ? » Son premier roman, Corps de jeune fille, avait fait sensation en 1980. Depuis lors, la romancière française a publié une vingtaine de titres, dont les derniers sont inspirés par la Russie, le pays de sa mère.

    Petit éloge du sensible m’a permis de faire connaissance avec une écrivaine qui refuse le conformisme sans prétendre à la perfection (elle fume deux cigarettes par jour, elle se souvient de ses années anorexiques) et qui rejette les fausses jouissances (contre le succès des sex toys, elle écrit « Appel au ressentir »). On y croise des papillons, quelques écrivains, de bonnes formules : « L’insupportable bisou. Votre ennemi personnel en ce moment. »

  • Comme une virgule

    hanf,verena,simon,anna,les lunes et les soleils,roman,littérature française,belgique,rencontre,couple,séparation,famille,solitude,culture« Nous marchons dans le blanc silencieux, nous longeons la rivière, le sentier est vierge et plat, nous ne nous fatiguons pas. Dans le village avoisinant, Anna s’arrête tout à coup. Elle pointe le doigt au-delà d’une clôture de bois.
    « Regardez, c’est la maison de ma mère. »
    La maison est coincée comme une virgule entre deux autres bien plus grandes, elle est étroite et tassée, les volets sont fermés, elle paraît abandonnée.
    « Vous voyez, c’est une toute petite maison avec des toutes petites fenêtres et un tout petit jardin au fond d’une petite rue. »
    Elle se tourne vers moi, avec son regard familier, ni bleu ni brun, teinté d’ironie. 
    « En revanche, quand j’étais petite, je rêvais tout en grand. »

    Verena Hanf, Simon, Anna, les lunes et les soleils

     

  • Nouvelle rencontre

    Avec Simon, Anna, les lunes et les soleils, Verena Hanf nous invite à nouveau au mystère des rencontres, et aux virages imprévus de la vie. Cela commence mal pour Simon Legrand, quitté par sa femme, « la déserteuse ». Après une semaine désastreuse à se saouler – il voudrait arrêter de rembobiner la scène du départ –, il décide de prendre une semaine de vacances en janvier, « épuisé de faire semblant que tout est comme toujours » au bureau. 

    hanf,verena,simon,anna,les lunes et les soleils,roman,littérature française,belgique,rencontre,couple,séparation,famille,solitude,culture
    Guillaume Vogels, Chemin dans la neige

    L’envie lui vient d’aller en Alsace, où il allait jadis avec ses parents, « un bout du monde bien attachant », disait son père, sa mère aurait préféré la Méditerranée. Il retrouve à Munster le petit hôtel où ils s’installaient, à présent tenu par une jeune femme mince à l’accent alsacien. La chambre rénovée « dans le genre sobre, dépouillé » le déçoit, mais en ouvrant la fenêtre, il entend, « pointe de joie, le grondement du ruisseau ».

    La salle à manger est plus agréable qu’avant. Après un repas en solitaire, à part « Rouge cerise », comme il surnomme déjà l’hôtelière, vu son beau sourire, il observe l’entrée d’une femme, « silhouette élégante », pas vraiment belle mais une lueur dans le regard. Elle porte un collier de perles de corail – sa femme ne portait que des perles blanches, des bijoux sobres.

    Le lundi matin, il part comme prévu pour une randonnée en forêt, sans smartphone, juste un pique-nique. Après trois heures de marche, il lui a semblé apercevoir quelqu’un « plus haut sur la montagne ». Près du lac où il s’est arrêté pour manger – l’air est doux pour un mois de janvier –, il avale de travers quand il voit s’approcher « la femme corail », tousse et tousse à en perdre le souffle jusqu’à ce qu’elle vienne, après une seconde d’hésitation, le délivrer en lui tapant dans le dos.

    Comme il menace de neiger, ils rentrent à l’hôtel, échangent quelques mots. La randonneuse est originaire de la région, mais vit à Strasbourg, elle s’appelle Anna. Le trio du soir se reforme : Rouge cerise a opté pour un rouge fraise, Anna porte ses perles de corail, Simon a rasé sa barbe de huit jours. A la fin du dîner, Anna lui propose de prendre le café ensemble. Il apprend que sa mère était allemande, mais avait quitté son pays quand elle était jeune.

    Le lendemain, pour la première fois depuis des jours, Simon se sent reposé, « délaissé, mais droit debout ». La neige tombe en abondance, ce n’est pas du temps pour marcher, aussi la conversation reprend avec Anna au petit déjeuner, il lui décrit sa propre situation. Elle est venue vider la maison de sa mère, morte en octobre, sans trop savoir encore ce qu’elle compte en faire.

    Verena Hanf raconte les pas à pas de ces deux personnages, que la souffrance, le deuil, la solitude rendent curieux l’un de l’autre. Simon, Anna, les lunes et les soleils évite le pathétique et les dialogues convenus. Comme dans Tango tranquille, la romancière s’approche délicatement des personnages pour les écouter, sans en faire trop.

    Dans un style simple et clair, qui a gagné en musicalité, elle sème des indices, des cailloux de couleur, qui nous rendent curieux, à notre tour, de cet homme et de cette femme dont les vies s’effleurent prudemment, habités chacun par leurs souvenirs, par l’absence d’un proche, sans que nous sachions où cela les mène – « ni brun ni bleu », comme l’écrit Verena Hanf.

  • Trop jeune

    ford,richard,canada,roman,littérature américaine,etats-unis,frontière,apprentissage,criminalité,solitude,jeunesse,culture

    « Je n’avais que quinze ans, j’étais plus porté à croire ce que les gens me disaient que les avertissements de mon cœur. Si j’avais été plus âgé, si j’avais eu ne serait-ce que dix-sept ans et le supplément d’expérience à l’avenant, si j’avais eu des idées sur le monde moins larvaires, j’aurais compris que ce que je vivais – mon attirance pour Remlinger, la façon dont j’avais refoulé mes sentiments à l’égard de mes parents – présageait que les ennuis qui le guettaient me guettaient aussi. Mais j’étais trop jeune et trop loin des étroites frontières de ce que je connaissais. »

    Richard Ford, Canada

  • On essaie, tous

    Canada, le dernier roman de Richard Ford traduit par Josée Kamoun, prix Femina étranger 2013, est un roman sur la frontière, mais pas seulement celle des cartes, pas seulement celle qui sépare les Etats-Unis du Canada, où Dell, le jeune héros, va se retrouver à quinze ans, quasi seul, séparé à jamais de ce qui faisait sa vie jusqu’alors. En près de cinq cents pages, Richard Ford nous montre le monde à travers les yeux d’un adolescent perdu et interroge ce qui « fait sens » dans l’existence. 

    ford,richard,canada,roman,littérature américaine,etats-unis,frontière,apprentissage,criminalité,solitude,culture
    Hopper, Nighthawks

    Tout part du hold-up commis par les parents de Dell un jour d’été 1960. Des gens ordinaires : Bev Parsons, pilote de bombardier à l’Air Force, bel homme, grand et sympathique, né en Alabama – Berner, la sœur jumelle de Dell, et lui l’adoraient – et Neeva Kamper, petite, juive, introvertie. Un couple mal assorti. La famille s’était installée à Great Falls, Montana, en 1956. Habitués à  déménager de base en base, les jumeaux ont très peu de contacts extérieurs. Pour Dell, ça se résume à l’école : « Savoir des choses m’importait, quelles qu’elles soient. » Sans doute un héritage de sa mère, qui enseigne à l’école primaire.

    Berner et Dell (de faux jumeaux, elle est l’aînée) sont très différents : elle est grande et osseuse, lui petit et fin. Comme leur père, peu instruit, optimiste, est l’opposé de leur mère, intellectuelle et sceptique. Bev Persons a pris sa retraite de l’armée de l’air pour vendre des automobiles. Des voitures, il y en aura beaucoup dans ce « road movie ». L’histoire est racontée par le fils, d’un point de vue d’adolescent d’abord, mais le récit laisse entendre qu’il s’est passé beaucoup de temps depuis les événements qui ont brisé cette famille. C’est en lisant un jour la « Chronique d’un crime commis par une personne faible », rédigée par leur mère en prison, que les enfants apprendront comment ils en sont arrivés là.

    Leur père, impliqué dans un commerce frauduleux (de la viande prélevée sur des vaches volées par des Indiens crees), se trouve piégé entre l’employé des chemins de fer qu’il fournit et les Indiens qui n’ont pas été payés comme convenu, qui le menacent. Les Parsons n’ont pas d’argent. La mère, qui rumine de divorcer et d’emmener ses enfants dans un autre Etat, finit contre toute attente par accepter le plan de son mari : dévaliser une banque dans le Dakota du Nord, régler la dette et redémarrer comme si de rien n’était. 

    ford,richard,canada,roman,littérature américaine,etats-unis,frontière,apprentissage,criminalité,solitude,culture

    Cela intrigue Dell « de constater à quel point une conduite ordinaire peut perdurer à la lisière de son contraire parfait. » Les enfants sentent la tension qui habite leurs parents, ils nettoient la maison à fond en vue d’un départ imminent. Le revolver du père a disparu. Après leur retour du Dakota et quelques journées bizarres, des policiers viennent interpeller les parents sous leurs yeux. A 34 et 37 ans, ils se retrouvent en prison et la vie des jumeaux de quinze ans en est « changée à jamais », « comme s’ils avaient franchi un mur, ou une frontière, et que Berner et moi, on était restés de l’autre côté. » 

    Quand la police les emmène, leur mère insiste pour qu’ils n’ouvrent à personne d’autre qu’à Mildred, son amie, qui sait quoi faire. Berner et Dell, sous le coup, éprouvent un sentiment de liberté inouï et quand le petit ami de Berner vient les voir, fument, boivent du whisky, dansent même. Le lendemain, ils décident de rendre visite à leurs parents en prison : Bev Parsons est très abattu, sa femme ne lui parle plus, et elle les inquiète par sa voix trop « normale », il y a un panneau « suicide » apposé à sa cellule. Ils ne se disent pas grand-chose, aucun des deux ne répond quand ils leur demandent si c’est vrai qu’ils ont braqué une banque. Les jumeaux ne les reverront plus jamais.

    « Personne n’est venu voir ce que nous devenions ni nous chercher pour nous mettre en lieu sûr : voilà bien la mesure de notre insignifiance, et de la ville qu’était Great Falls. » Dell en tire la conclusion qu’il ne faut jamais rien tenir pour acquis. Mildred finit par arriver, mais Berner est déjà partie seule de son côté, ne voulant ni d’elle ni de la Protection des mineurs. 

    ford,richard,canada,roman,littérature américaine,etats-unis,frontière,apprentissage,criminalité,solitude,culture

    Le 30 août 1960, Mildred emmène Dell vers le nord, comme prévu avec sa mère, elle va le confier à son frère qui possède un hôtel dans le Saskatchewan. En route, elle lui parle du Canada, de son frère « cultivé et intelligent », un « déçu des Etats-Unis », et lui conseille de ne s’occuper que du présent, sans rien exclure. Une fois la frontière passée en le faisant passer pour son neveu, elle le confie à Charley, l’homme à tout faire de son frère, un drôle de type qui fait peur. C’est pourtant près de lui que Dell vivra dans une habitation miteuse de Partreau, un village en ruine, tout en travaillant à Fort Royal, à l’Hôtel Leonard d’Arthur Remlinger, grand et bel homme, l’air jeune. Un charme trompeur, Dell ne s’en rendra compte que peu à peu.

    Canada est un roman d’apprentissage plein d’humanité, doublé d’un suspense plus psychologique que criminel, même s’il raconte aussi des meurtres. Un garçon qui rêvait d’une vie normale – aller à l’école, jouer aux échecs et s’occuper d’abeilles – se retrouve comme un « naufragé » dans un monde étrange où il ne peut compter que sur lui-même. « La vie est une forme qu’on nous tend vide. A nous de la remplir de bonheur », lui a dit Flo, l’amie de Remlinger. Mais il n’est pas si facile de « nager avec les flots ». 

    Les personnages, les paysages, décrits avec réalisme, les ruminations sur le sens de l’existence et la manière de lui en donner, quand on grandit au milieu de nulle part, quand on est décidé à survivre et à rester soi-même – « On essaie, tous tant que nous sommes » –  tout cela fait de Canada un grand roman de Richard Ford – « un chef-d’œuvre, qui capture la solitude logée au cœur même de la vie américaine – et peut-être de toute vie. » (John Banville)