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solitude - Page 12

  • Reflet

    « Dans le reflet de la vitrine, Laure n’était pas triste, elle avançait calmement, elle avait retrouvé sa mère. Son regard et son sourire ne trahissaient pas la peur qu’elle avait éprouvée seule là-haut. Elle avait tâché de les rendre naturels, inexpressifs, ordinaires, mais sa mère n’avait pas été dupe. Quand elle était enfant, Catherine avait posé les mêmes yeux sur sa mère. Elle s’était reconnue, mais cette fois c’était elle la mère lointaine, secrète, malheureuse. »

    Anne-Sophie Stefanini, Vers la mer

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  • Sur le départ

    Le titre du premier roman dAnne-Sophie Stefanini, Vers la mer (2011), pourrait induire en erreur, le paradis nest pas garanti au bout du conte. C’est l’histoire douloureuse d’une mère, Catherine, et de sa fille, Laure, bientôt dix-neuf ans. A la fin de sa première année d’université, celle-ci vient de rompre une liaison, décidée à entreprendre seule un long voyage en Afrique – Le Livre des Voyageurs, reçu pour ses six ans, est devenu son livre de chevet, Isabelle Eberhardt son modèle – comme sa propre mère qui a quitté la sienne au même âge pour un voyage à Rome, où Laure a été conçue. 

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    Mère et fille forment depuis toujours une cellule-refuge. Laure ne connaît pas son père, sa mère est toujours restée évasive à son sujet. Comme Catherine, professeur d’histoire romaine à l’université, perpétuellement plongée dans les livres, Laure a choisi d’étudier un pan lointain du passé et de préférer la solitude tranquille du cocon familial. Avec le garçon rencontré à l’université, « elle était devenue une fille agréable (…), sortait, dansait, aimait. Mais c’était un mensonge. » Sans même parler de son départ le lendemain, elle a rompu, il n'a pas cherché à la retenir.

    Catherine « avait pensé que Laure partirait sans bruit, pas même un mot sur la console du couloir », mais sa fille lui a proposé de l’accompagner jusqu’à la mer et elles ont décidé d’aller ensemble jusqu’à Nice, dans la vieille voiture dont elles ne se servent jamais à Paris. Une voiture ramenée de Rome, dont Catherine n’a même pas les papiers, « mais cela n’avait aucune importance. » D’habitude, elles préfèrent le train, les transports en commun, mais cette fois ce sera comme une aventure de prendre la route à elles deux.

    Leur voyage commence gaiement, plein de rires et de paroles, et puis Laure, qui ne sait pas conduire, s’endort. Après Auxerre, Catherine s’arrête sur une petite aire d’autoroute, fatiguée. Sa discipline quotidienne lui a permis jusqu’alors d’endurer ses angoisses – « elle connaissait le mal dont elle souffrait » - mais à présent elle ne ressent plus ni peurs ni désirs, « il ne restait qu’un grand vide. » Quand Laure se réveille, elle va chercher deux cafés au distributeur, puis elles repartent dans la nuit.

    Chez Catherine, tout déborde : son bureau, ses placards, ses bibliothèques. Elle ne range pas, ne se soucie de rien, paye ses impôts sans vérifier. Ni papiers, ni contrat d’assurance. Ses souvenirs de Nice affluent malgré elle : sa mère y est morte, devenue incapable de compter, de retenir son âge ou celui de sa fille. Sa maladie avait été prise en charge à un âge trop avancé, selon les médecins, qui s’étaient également enquis de sa santé à elle. Elle n’en a jamais parlé à Laure, « pour la protéger de cette peur, de cette souffrance ». Ni des premiers symptômes de la maladie d’Alzheimer reconnus chez elle-même.

    L’éclatement du pneu avant gauche sonne un retour désagréable au présent et à la réalité. Catherine et Laure n’arrivent pas à changer la roue. Le garagiste qui les dépanne s’inquiète de l’état de leur véhicule, qui serait à vérifier avant de continuer. Il envisage de l’immobiliser, de prévenir la police, mais je ne sais quoi dans le regard de ces deux femmes l’en dissuade, et chacun repart de son côté.

    Vers cinq heures du matin, mère et fille décident de faire une étape – Nice est encore loin et elles étouffent un peu. Elles s’arrêtent à Vienne, près de la gare où un bar-tabac vient d’ouvrir. « Vienna, la ville au bord de l’eau » : elles vont marcher le long du fleuve, puis s’aventurent dans les ruelles de cette ville modeste autrefois « cité romaine importante ». Les souvenirs de Rome affluent, mais Catherine n’explique rien, ne dit rien, laisse Laure la précéder sur le chemin archéologique.

    Chacune rumine de son côté. Catherine pense à sa mère, à Rome. Laure comprend soudain qu’elle ne veut pas vivre comme sa mère, que leur séparation marquera la déchirure : « j’irai à Alger, à Annaba, à Tunis, à El Oued, à Cagliari aussi et puis je retrouverai l’Afrique, Ouergla et Aïn Sefra. » Un intrus habillé de gris s’incruste, insiste pour leur faire visiter le site du théâtre, elles n’arrivent pas à s’en défaire. 

    Au bout de cette journée, elles ne retrouvent plus la voiture. Arriveront-elles un jour à Nice ? Arriveront-elles à se parler ? à se séparer ? Vers la mer est une dérive lente hantée par les non-dits, les désirs et les peurs. Une quête émouvante, angoissante aussi, de sa propre vérité, difficile à partager. « Je voulais que ce soit un livre sur le voyage, et comprendre ce qui pousse à partir », a confié Anne-Sophie Stefanini dans un entretien. Récit d’un voyage ou d’une fuite ? L’étranger, c’est parfois le plus proche, et non le plus lointain.

  • Comme un voyage

    Ce matin, j’ai pris un bus très tôt, beaucoup trop tôt pour me rendre à la gare. Peu importait, je comptais sur le mouvement pour me distraire de l’attente. Je me disais, c’est comme un voyage, même s’il ne s’agissait que de traverser la ville. Tous les débuts de voyage se ressemblent, petits ou grands, on passe une porte et tout commence, ou recommence. Et puis la neige me mettait dans un drôle d’état. 

    Michèle Lesbre, Un lac immense et blanc 

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    Découvrez « les quatre saisons du ciel » au-dessus de Bruxelles
    en visitant la seconde exposition de Philippe Massart
    à la bibliothèque Sésame (Schaerbeek, jusqu’au 18 juin).



  • La neige en juin

    Non, ce ne sont pas les caprices de la météo, c’est une lecture étrange, un beau soir de juin sur la terrasse au soleil couchant, sous un ballet d’hirondelles : Un lac immense et blanc de Michèle Lesbre. 

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    70 pages précédées d’une citation de Pavese : « Seul l’hiver est la saison de l’âme… » Une femme qui n’est plus jeune a gardé l’habitude du café brûlant pris sur le zinc, rituel de passage entre ses nuits et ses jours. Au Café lunaire, elle ne parle avec personne, elle observe. Les mains déjà fripées d’un jeune homme. Les gestes du serveur au rythme de la musique en sourdine.

    Ce matin, Edith Arnaud, « assistante », a cédé à une impulsion : au lieu d’aller au bureau, attendre le train de 8h15, celui que prend chaque mercredi un Italien qu’elle écoute mine de rien, à chacun de ses passages, parler de Ferrare avec le serveur – mais il n’y était pas. Raté aussi le rendez-vous avec le corbeau du Jardin des Plantes, fermé. Au jeune gars qui lui demande ce qu’elle fait dans la vie, elle ne répond pas, se demande si ôter le bonnet qui cache ses cheveux blancs suffirait, mais il insiste et elle finit par évoquer ses habitudes chamboulées – « alors je tente de m’adapter », ce qui le fait éclater de rire.

    Trottoir gelé, flocons. Elle a oublié ses gants quelque part, dans le bus ou sur le comptoir, garde les mains en poche. Dans tout ce blanc surgit le souvenir d’Antoine, de sa voix disant « Un lac immense et blanc ! Un lac immense et blanc ! » A peine sortis de l’adolescence (il y a des dizaines d’années), ils étaient quatre inséparables : Lise, Jean, Antoine et elle. « Je divague entre le présent provisoire et tout ce blanc atemporel. »

    Elle aime depuis toujours la complicité apparente des bars, et ce qui l’a touchée, dans les conversations en italien au Café lunaire qu’elle a suivies sans intervenir, c’est d’y retrouver « Ferrara » où elle a vécu. Quand elle écoute lItalien en parler, elle y est. Dehors, dans la neige, un autre souvenir s’impose, celui de la ferme où on l’avait mise en pension pour se refaire une santé, et cette nuit où elle avait rouvert les volets, enjambé la fenêtre et couru dans les champs tout blancs. « Je crois en la force des lieux », a dit Michèle Lesbre dans un entretien.

    Le corbeau du Jardin des Plantes, qui s’est posé un jour sur le dossier du banc  où elle était assise, est revenu un autre jour, elle lui a donné à manger. Il neigeait aussi quand elle a pris le train de Milan à Ferrare pour chercher les traces d’un cinéaste, Bassani. Elle y a résidé dans un vieux couvent, par économie.

    « Je réinvente ma vie dans le désordre en mélangeant les temps, les lieux, les êtres chers, mais c’est tout de même ma vraie vie. » Antoine, « tout de suite aimé » pour sa fougue et son désir de justice, dans les années soixante, disparu dans la décennie suivante, sans explication. La mobilisation, les tracts, les événements, les changements… Et puis le silence.

    Quelques notes au piano, dans un immeuble : elle reconnaît la sonatine de Diabelli, revoit des images de Moderato Cantabile avec Jeanne Moreau. Sur un quai, elle ouvre C’est corbeau de Jean-Pascal Dubost. Il n’y a presque rien dans Un lac immense et blanc. Avec ces riens, Michèle Lesbre livre la journée d’une femme qui se souvient, qui regarde, qui écoute – sa solitude habitée. Encore une de ses femmes qui marchent sans renoncer à voir, à vivre.

  • Renfermés

    « Miles Heller est vieux. La pensée a surgi de nulle part en elle, mais une fois qu’elle s’est fixée dans sa tête, Alice sait qu’elle vient de découvrir une vérité essentielle, la chose qui le différencie de Jake Baum, de Bing Nathan et de tous les autres jeunes hommes qu’elle connaît, la génération des parleurs, la logorrhéique classe de 2009 : le señor Heller ne dit presque rien, il est incapable de papoter et refuse de partager ses secrets avec qui que ce soit. Miles a été à la guerre, et lorsqu’ils rentrent à la maison, tous les soldats sont des vieux, des hommes renfermés qui ne parlent jamais des batailles qu’ils ont livrées. »

    Paul Auster, Sunset Park 

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