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solitude - Page 12

  • La dernière fois

    « – Tu as, toi aussi, bien joué ton rôle, dit Conrad sèchement.

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    – Oui et non, dit le général en levant nerveusement la main. N’ayant pas été mis au courant de vos projets, votre conversation n’a pas éveillé de soupçons en moi. Vous parliez des tropiques à propos d’un livre que tout le monde pouvait se procurer. Tu manifestais un vif intérêt pour savoir si, de l’avis de Christine, une personne née et élevée sous un climat non tropical serait capable d’en supporter les conditions de vie. Tu voulais savoir à tout prix ce que Christine en pensait. A moi, par contre, tu n’as rien demandé. Tu questionnais Christine avec insistance pour savoir si elle-même pourrait supporter les brumes étouffantes et la solitude des forêts tropicales… tu vois, les mots reviennent aussi. Lorsque, il y a quarante et un ans, tu t’es assis pour la dernière fois dans cette pièce, dans ce même fauteuil, tu as également parlé des tropiques, des marais, des brumes brûlantes et des pluies interminables. Et à présent, dès que tu as franchi le seuil de cette demeure, tes premiers mots ont été pour évoquer les marais, les tropiques et leurs brumes torrides. Les mots nous reviennent, c’est certain. Les choses et les mots font parfois le tour du monde. Puis, un beau jour, ils se retrouvent et leur point de jonction ferme le circuit. Voilà ce dont tu t’es entretenu avec Christine la dernière fois. Vers minuit, tu as demandé ta voiture et tu es reparti en ville. Ainsi s’est achevée la journée de la chasse, dit-il avec la satisfaction d’un vieil homme qui a bien réussi son exposé. »

     

    Sándor Márai, Les braises

  • Le retour de Conrad

    Il est d’autres guerres que la guerre, celles que l’on mène seul contre les autres ou contre soi-même. Les braises de Sándor Márai (1942, traduit du hongrois par Marcelle et Georges Régnier) sont le roman d’une amitié, qui tourne en confrontation ; on comprend que ces dialogues entre deux vieux amis soient aussi joués au théâtre. Eté 1899. Un vieux général reçoit une lettre qu’il attend depuis longtemps, depuis « quarante et un ans et quarante-trois jours ». 

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    A Nini, la vieille nourrice de quatre-vingt-onze ans qui le sert encore au château, le général annonce le retour de Conrad ; il le recevra dans l’autre aile du château, où il n’a plus mis les pieds depuis la mort de sa femme, se contentant du pavillon de chasse. Comme Nini l’a deviné, « il faut que tout soit comme autrefois, exactement comme la dernière fois ». 

    « On se prépare parfois, la vie durant, à quelque chose. On commence par être blessé et on veut se venger. Puis, on attend. » Les souvenirs affluent, il revoit ses parents, leur mésentente. La jeune Française tombée amoureuse de l’officier austro-hongrois, au bal de l’ambassade à Paris, l’a suivi dans son pays, dans ce château « si grand, si bien entouré de montagnes et de forêts qui le séparaient complètement de la plaine, qu’elle s’y sentait comme dans une petite patrie au milieu d’une terre étrangère. » Lui aimait la chasse, elle la musique. Bientôt leur mariage s'est mué en « lutte tacite ».  

    C’est à l’Académie militaire de Vienne qu’Henri, leur fils, a fait la connaissance de Conrad, ils avaient dix ans. « Dès les premiers instants, les deux garçons vécurent en frères. » La famille de Conrad n’est pas riche, mais l’officier de la Garde accueille l’ami dans sa maison, il connaît le besoin d’affection de son fils. Sa mère se réjouit de les voir heureux ensemble, tout le monde respecte l’amitié qui les lie. Quand vient l’âge des sorties mondaines, une première divergence s’exprime : Conrad souffre de sa pauvreté, des sacrifices que font ses parents pour lui assurer un avenir, et Henri en est embarrassé. 

    Conrad se réfugie dans la musique : « Elle lui communiquait des émotions dont les autres ne pouvaient avoir la moindre idée. » Henri y est indifférent. Un soir où sa mère et Conrad jouent ensemble du Chopin au piano, avec passion, le fils donne raison à son père : « Conrad ne sera jamais un vrai militaire. » – « Et pourquoi ? » – « Parce qu’il est différent de nous. » Henri ressemble de plus en plus à son père, adopte un train de vie « conforme au rang et au nom qu’il portait ». Conrad, lui, cherche le sens de la vie dans les livres. Mais leur affection persiste : « Conrad à son ami pardonnait sa fortune et le fils de l’officier de la Garde à Conrad, sa pauvreté. » 

    Au château, tout est prêt pour les retrouvailles, après tant d’années. A Nini qui lui demande ce qu’il en attend, le vieil aristocrate répond : « La vérité. » Les faits, il les connaît, mais ils ne sont qu’une partie de la vérité. Conrad arrive de Londres où il s’est établi après avoir vécu sous les Tropiques. C’est de la vie là-bas qu’ils parlent pour commencer, mais ils savent tous les deux que ce n’est pas pour se raconter leur vie qu’ils sont à nouveau en présence l’un de l’autre. Ils ont soixante-treize ans, pensent à la mort et aux questions qu’ils ont envie de se poser enfin. 

    « Quand Christine est-elle morte ? » interroge Conrad. L’épouse du général s'est éteinte huit ans après son départ. La tension s’installe, chaque mot compte. Henri a beaucoup réfléchi sur l’amitié, sur leur amitié, et sur la fuite de Conrad, il y a quarante et un ans ; sa démission de l’armée, son départ pour les Tropiques, il voudrait en connaître les motivations exactes. Dès qu’il a appris le départ de son ami, il s’est rendu chez lui, où il n’était jamais entré, par délicatesse envers son ami de condition modeste. Il a découvert avec étonnement bien plus qu’un « appartement de célibataire », un jardin, des chambres, des meubles, des objets « d’un goût parfait », en harmonie avec une âme d’artiste.

    Petit à petit, très lentement, le vieux général en vient à un épisode-clé : une chasse à laquelle ils ont participé ensemble, lui par passion, l’autre par convenance. Que s’est-il passé ce jour-là entre eux ? avec Christine ? Une amitié se brise-t-elle ? Comment y rester fidèle ? Henri veut poser à Conrad deux questions capitales. Celui-ci y répondra-t-il ? Le suspense psychologique des Braises est intense : récits, réflexions, coups de théâtre. Márai (1900-1989) explore les relations humaines.

     

  • Il pleut

    « Il pleut ce matin. Il pleut doucement sur la plage, sur la mer. Il pleut partout. Une pluie impalpable, un brouillard de pluie, une pluie irréelle, qui tombe presque sans bruit, ou plutôt si, un très petit bruit, comme un murmure. C’est ce frôlement imperceptible que j’ai entendu d’abord en me réveillant. Sa musique silencieuse envahissait la chambre.
    Tu ne m’as pas appelée. » 

    Marie Sizun, Plage.

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  • Une plage, un été

    L’été retrouvé, c’était le cadeau du Midi en ce mois de septembre, avec ses plages moins encombrées mais encore bien occupées, avec ses villes qu’on arpente en tenues d’été et lunettes de soleil, alors que les collections d’automne s’exposent en vitrine, avec ses repas en terrasse, à l’ombre, pour se protéger de la chaleur. Demain commence une nouvelle saison. 

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    Pourquoi mettre un point derrière un titre ? C’est sur ce détail de la couverture, charmante, avec ce portrait de femme (Jo) assise à dessiner sur le sable, par Hopper, que s’ouvre Plage. de Marie Sizun, un roman sur l’attente. C’est le milieu de l’été en Bretagne (dans cette lumière changeante qu’aimait aussi Bonnard, dont je vous parlerai bientôt, si différente du soleil écrasant de la Côte d’Azur). 
     

    Anne s’est installée à l’hôtel en annonçant que son « mari » – « c’était plus simple » – arriverait à la fin de la semaine. Sur sa serviette de bains aux poissons blancs, elle comprend tout de suite que « Les plages de Bretagne, ce n’est pas pour les femmes seules ». Mais la perspective d’y passer bientôt une semaine avec François suffit à occuper ses pensées. Et puis, elle aime lire (Anne est bibliothécaire, c’est à la bibliothèque qu’ils ont fait connaissance). Elle aime aussi observer les choses, les gens, comme ce tableau qui la fascine, près de l’escalier où on l’a mise à une petite table pour personne seule : « une jeune femme en noir, tenue de ville – façon Jean Béraud, tu vois ? – qui traverse une cour de ferme assez misérable ».

    C’est à son amant que son récit s’adresse. Anne lui confie ses humeurs, décrit les personnes qu’elle rencontre en promenade, les couleurs de la mer. « Une plage, c’est un théâtre ouvert à tous les regards, un théâtre où cent histoires se déroulent simultanément. Quelle tentation de papillonner de l’une à l’autre, pour moi qui, en attendant que tu sois là, n’en ai pas, d’histoire, moi qui suis libre comme l’air ! » La sonnerie de son téléphone portable, un « petit air irlandais », fait sa joie, elle espère entendre sa voix à lui, et non celle de sa mère, Elle se sent heureuse de l’aimer, de l’attendre. 

    Les histoires des autres renvoient souvent aux nôtres. Une jeune femme solitaire, plus loin, lit Henry James près de deux petits enfants très sages. La mère et la fille qui viennent s’installer près d’Anne, en froid, lui rappellent sa propre mère, qu’elle déteste, qui se montrait toujours jalouse de sa complicité avec son père et la considère comme une pauvre fille. La tension entre ces deux-là fait ressortir davantage la tendresse qui lie la jeune mère et ses enfants. « Je ne sais pourquoi j’ai éprouvé alors cette morsure de tristesse. Cette petite douleur. Il faut vite que tu viennes me retrouver, mon amour. Je me croyais moins fragile. »

    L’observation des gens et l’évocation de son passé d’enfant unique ne détournent cependant pas la vacancière de son leitmotiv, l’attente amoureuse, avec ses deux versants : le souvenir de leurs débuts qu’elle ravive, leurs premiers mots, leurs premiers gestes, et l’anticipation de cette semaine qu’ils vont vivre à deux, François et elle, pour la première fois. Professeur de philosophie, presque cinquante ans, François est marié, il a deux enfants. Il a promis de l’appeler de Tours, où il passe quelques jours avec sa famille chez les parents de sa femme, avant de la rejoindre. Mais il le fait trop rarement, et trop rapidement à son goût, depuis une cabine. Pourquoi refuse-t-il d’avoir un téléphone portable ? François ne porte jamais de montre, est toujours en retard – « Cette horreur du temps, des lisières, des contraintes, des liens, c’est toi, je sais. »

    Anne ne cesse de penser à lui, sur cette plage « où le passé affleure dans un présent incertain ». Elle décompte les jours, nage, suit les allées et venues, écoute les conversations, lit, rêve devant les formes des nuages. Une fillette tenant la main de son père réveille le souvenir du sien, un couple maussade lui rappelle les disputes de ses parents. Très tôt, elle a compris que son père était un homme infidèle ; sans l’aimer moins pour autant, elle lui enviait sa façon de s’en aller prendre l’air, imaginait ses maîtresses – « A présent, c’est moi la maîtresse. La tienne. »  

    Le temps passe et la mélancolie s’insinue, le temps change. La patronne de l’hôtel, attentionnée, l’inscrit malgré elle à une excursion vers la Pointe du Raz. La jeune femme et ses enfants y participent aussi, mais la journée est gâchée par la pluie. Ce sera l’occasion de se rapprocher pour Anne et Claire, la jeune femme qui doit avoir dix ans de moins qu’elle, et avec qui le courant passe aussitôt. A Claire, elle ose confier son inquiétude, à propos de cet homme qu’elle attend, dont les appels la déçoivent, cet homme qui n’est pas son mari, mais le mari d’une autre. En quelques jours, Anne passe de l’impatience à l’anxiété. 
     

    Marie Sizun, avec sensibilité, mais moins d’intensité que dans La femme de l’Allemand, peint à petites touches un portrait de femme amoureuse. Plage. est le roman des petits riens qui font ou défont la vie. Sans doute trop prévisible, ce récit vaut surtout par le rendu des mille et une nuances du jour, des états d’âme, de la solitude.

     

  • Son pain

    « Quand on fait seul son pain, quand on est seul à le manger et quand ce n’est que du pain, pas de la transsubstantiation, on peut revendiquer une réelle solitude. Avoir voulu le partager avec le vieux à lunettes rondes était une hérésie, au moins une entorse à son dogme. Il le faisait le vendredi. Ce travail lui prenait beaucoup de temps, c’était donc un bon travail, puisque ses occupations n’avaient d’autre but que de combler ses journées avec un dérivatif corporel, sans lequel son esprit, s’il n’eût été occupé que de lui-même, se serait perdu. »

    Jean-Marie Chevrier, Une lointaine Arcadie

    Henri Horace Roland Delaporte, Nature morte aux fruits avec un pain.jpg