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solitude - Page 14

  • Dans un trou

    « Il voyait beaucoup de choses. On aurait dit qu’il vivait seul dans un trou dont
    il sortait à la recherche d’informations qu’il y rapportait et contemplait dans l’ombre avec une mélancolique intensité. En cela, elle se sentait semblable à lui. »

     

    Paula Fox, Côte ouest

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  • Vers l'Ouest

    L’errance est souvent contée au masculin. Paula Fox, dans Côte ouest (1972), raconte celle d’une jeune fille fauchée, Annie Gianfala, obsédée par l’envie de vivre ailleurs. Ce roman américain débute à New York, en 1939, lorsqu’elle annonce à ses connaissances son départ pour la Californie – « Il fait meilleur là-bas. »

     

    Sur le bord de la route, vers San Diego où ils vont à une convention, Max et Fern, dont la vie est rythmée par les réunions du parti, remarquent cette fille appuyée contre un arbre, étrangement vêtue d’un épais tailleur en tweed. Celui qui l’avait prise en stop l’a laissée là, Max Shore et Fern Diedrich l’emmènent. « Elle était grande, peut-être belle. Des brins d’herbe étaient restés accrochés à ses jambes tachées de terre. Elle ne pouvait pas avoir plus de dix-huit ans. » 

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    Max est souvent exaspéré des commentaires idéologiques de Fern, aussi s’intéresse-t-il à leur passagère, qui loue une chambre bon marché sur Hollywood Boulevard. Dans la pièce voisine, un homme bat son chien toutes les nuits, elle aimerait déménager sans payer davantage. Max lui conseille de s’adresser à Jake, un ami acteur qui devrait bientôt partir pour New York. Sur le quai de San Diego, Annie accueille son ami Walter Vogel. Le marin n’a que quelques heures à passer avec elle avant de remonter sur le navire. Ils se promènent sur la falaise qui surplombe la plage. « Le paysage californien était absolument sauvage, étranger à l’être humain, donc hors d’atteinte. A peine s’éloignait-on d’un lieu plus clément de la côte où les maisons se serraient les unes contre les autres, que le bruit et l’activité de la ville semblaient pure illusion. »

     

    Walter s’agace des refus farouches d’Annie quand il s’approche trop d’elle. Ils s’étaient rencontrés lors d’une fête. Soûl, il l’interrogeait : « Qui es-tu ? Qui es-tu ? » Le père d’Annie venait de l’abandonner dans un appartement de la Soixante-treizième rue Ouest pour se remarier, une fois de plus. Elle s’était laissé conduire par Walter à une réunion à propos de l’URSS, sans y comprendre grand-chose. « Elle n’avait jamais beaucoup réfléchi à sa vie, ne s’inquiétant que de chaque jour l’un après l’autre. » A deux ans, elle avait perdu sa mère. Elle avait l’habitude de se promener les poches vides, se contentait d’un dollar ou deux jusqu’au lendemain.

     

    Une femme rencontrée à l’atelier de sculpture – son père avait voulu qu’elle fasse des études et elle s’était inscrite à l’Art Student League – lui avait alors proposé de l’emmener avec elle en Californie, si elle arrivait à rassembler cinquante dollars. Même quand son père lui demandait dans ses lettres si elle avait besoin d’argent, Annie préférait se débrouiller – « Garder le silence, sourire aux questions, ne rien demander. »   A  Samuel, le propriétaire de l’immeuble new-yorkais, qui s’emportait contre sa façon de vivre : « Tu ne prends pas assez soin de toi. Tu maltraites ton corps. Trop de café… trop de cigarettes. Est-ce que personne ne t’a jamais rien appris ? », elle avait répondu avec ironie : « Au contraire, chacun y va de sa petite leçon, comme si j’étais l’idiote du village mondial. »

     

    A Hollywood, Annie va de rencontre en rencontre, retrouve un ami scénariste de son père. Jim, comme il veut qu’elle l’appelle, se prend d’amitié pour elle, l’entraîne dans ses virées nocturnes, l’oblige à aller sur les montagnes russes : « Ce qui nous fait peur finit par envahir nos vies. Tu ne peux pas laisser passer ça. Si tu ne fais pas maintenant, toute ta vie tu chevaucheras ce monstre. » Mais derrière les fêtes, il y a l’envers du décor. Annie finit par aller voir Jake, l’ami de Max, qui veut bien la loger. Elle trouve un emploi dans une boutique de vêtements, pour un salaire de misère. « Les gens qu’elle avait rencontrés au cours de ces dernières quarante-huit heures ressemblaient aux perles d’un collier cassé s’éparpillant au hasard dans le sud de la Californie. »

     

    Quand elle finit par céder aux avances de Jake, sa vie explose, « un chaos ». « Tout le monde, là-bas, jouait la comédie. » Mais elle-même joue « à être naturelle, la pire des comédies » lui répond quelqu’un. Walter Vogel, qui ne doute de rien, la retrouve, la convainc de l’épouser. « Pourquoi avait-elle l’impression que c’était elle, et elle seule, qu’on emmurait ? »

     

    La deuxième partie du roman ruine rapidement l’impression de vague stabilité produite par ce mariage. Walter est presque toujours absent et continue sa vie de séducteur. « Indolente dilettante » aux yeux de son mari, Annie connaît tout de même l’une ou l’autre personne qui la considèrent comme « une fille bien ». Max Shore réapparaît – le sort d’Annie l’obsède, bien qu’il se sente responsable de sa femme et de ses enfants. Il la présente à une amie plus âgée, Theda, qui l’entraîne dans sa vie festive et mélancolique – « Theda connaissait des gens du cinéma, des danseurs, des fêtards, des peintres et des Noirs. » Quand Annie se dit « mise au monde et rejetée », l’impétueuse Theda la rabroue : « Descends de ta croix ! Naître est toujours le début de violences sans fin. Ton destin n’a rien d’exceptionnel. »

     

    Il y aura d’autres chambres, d’autres hommes, d’autres petites boulots, d’autres souffrances. Après cinq ans de galère, Annie quitte la Californie pour New-York, le temps de régler certaines affaires et de préparer un nouveau départ. En épigraphe de Côte ouest, Paula Fox cite Ortega Y Gasset : « Notre existence est à tout instant
    et avant tout la conscience de ce qui nous est possible. »

     

    Ce roman d’apprentissage passe pour le plus autobiographique de ses récits. Plutôt antihéroïne que le contraire, Annie dérange par un terrible manque d’ambition, contrebalancé par son attention aux autres et une très singulière fidélité à soi-même. Frederick Busch écrit dans la préface que Paula Fox « écrit, évidemment, sur le
    prix que nous avons à payer pour nous offrir aux autres, les entraîner à croire que nous leur sommes accessibles : solitaires, désirés, généreux – humains. »

  • Ghelderode conteur

    Peu lu en France, bien que son théâtre haut en couleur lui ait valu des succès parisiens au milieu du siècle dernier – La balade du Grand Macabre, en particulier, qui a inspiré un opéra au compositeur hongrois Ligeti – Michel de Ghelderode conteur est méconnu.  Les Sortilèges et autres contes crépusculaires (1941) révèlent les fantasmes et les hantises de cet écrivain belge de langue française qui se revendiquait de Flandre et habitait Bruxelles. « Qui a bien lu ces récits sait tout de mon âme », confie-t-il dans une lettre à Henri Vernes.

     

    L’écrivain public est la première de douze nouvelles fantastiques. « Dans ce temps-là, j’avais mon habitacle au quartier de Nazareth. C’était une région dépeuplée, à proximité des talus, des anciens remparts et envahie par la végétation, comme si la proche campagne se fût avancée dans la ville pour reprendre son territoire. » Passé indéterminé, no man’s land, c’est le terrain de prédilection du narrateur ghelderodien : « Le Temps n’y existait guère, et les cloches qui paraissaient tinter dans les arbres étaient assurément folles. » Visiteur régulier d’un petit musée des arts populaires dans un ancien béguinage, le voilà qui s’entiche
    de l’écrivain public Pilatus, un mannequin installé à une table, derrière la fenêtre d’une chapelle désaffectée. « J’eusse aimé être Pilatus, dans un éternel silence : un homme oublié des hommes, qui sait écrire merveilleusement et qui n’écrit jamais, sachant que tout est vanité. »
     

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    Comment rendre le mystère de ces récits sans éventer leur secret ? Il faudrait raconter ces « songes devenus mauves avec le soir », l’été qui s’écoule « comme coule une lave » et retient le promeneur chez lui. Chaque soir, son esprit chemine pourtant jusqu’à la chambrette de Pilatus. Quand délivré de la canicule, il retourne enfin le voir, le concierge a pris la place du mannequin gisant derrière lui, décoloré par un soleil excessif. Le bonhomme s’étonne de l’entendre évoquer ses absences : tout l’été, dit-il, il l’a aperçu « à la brune », l’avant-veille encore, s’asseyant à la place de Pilatus et écrivant jusqu’à l’obscurité !

     

    Ce solitaire qui lui ressemble – « un inadapté que l’existence ordinaire désenchantait et qui se mouvait dans un monde imaginaire » – et à qui
    surviennent d’improbables rencontres, Ghelderode lui plante chaque fois un décor singulier. Ainsi, la ruelle du Chien marin, dans Le diable à Londres. Sur une porte,
    un nom prometteur, Mephisto ! Il y frappe, on l’introduit dans une petite salle de spectacle. « J’eus la respiration coupée : sans roulement de tambour, ni émission de fumées, le diable venait de bondir sur la scène, silencieux, souple et discret comme un chat : hop ! » Double malentendu. Ce diable, « le plus humain des hommes, collectionneur de reliures, amant des fleurs, ami des oiseaux », attend un impresario ; le passant espérait davantage. Tous deux découvrent leur « aptitude au farniente crépusculaire » et se donnent rendez-vous… en enfer.

     

    J’ai une prédilection pour Le jardin malade. Le nouveau locataire d’un « hôtel privé, de fière allure » s’installe au rez-de-chaussée avec Mylord, son caniche noir, heureux du grand jardin à leur disposition, même si la demeure presque en ruine est promise à la démolition et son jardin à l’abandon. A la tombée de la nuit, il y voit « de furtives phosphorescences » qui inquiètent et le maître et le chien. De terribles présences vont donner corps à ce malaise : un chat lépreux, baptisé Tétanos, un petit moine en capuchon qui se cache… Le cauchemar sera impitoyable.

     

    Parmi les « objets étranges qui ont vécu » d’un antiquaire rusé, un client s’intéresse à un ciboire ancien (L’amateur de reliques). Pour amuser son chat, son maître actionne un ludion en forme de petit diable dans un bocal en cristal, jusqu’au jour où celui-ci s’en échappe (Rhotomago). Voler la mort, Nuestra senora de la Soledad, Brouillard, Un crépuscule, Tu fus pendu, L’odeur du sapin… L'univers ghelderodien est porté par une langue baroque, luxuriante. Plusieurs de ces contes
    sont dédiés par Ghelderode à des amis artistes ; ainsi Sortilèges : « au cher et grand Ensor, ces pages où se trouvent évoquées – avec une nostalgique dilection – un décor, un temps, un monde abolis. Après vingt-cinq ans d’inaltérable admiration. »

  • Tentation

    « Avoir écrit quelque chose qui te laisse comme un fusil qui vient de tirer, encore ébranlé et brûlant, vidé de tout toi, où non seulement tu as déchargé tout ce que tu sais de toi-même mais ce que tu soupçonnes et supposes, et les sursauts, les fantômes, l’inconscient – avoir fait cela au prix d’une longue fatigue et d’une longue tension, avec une prudence faite de jours, de tremblements, de brusques découvertes et d’échecs, et en fixant toute sa vie sur ce point – s’apercevoir que tout cela est comme rien si un signe humain, un mot, une présence ne l’accueille pas, ne le réchauffe pas – et mourir de froid – parler dans le désert – être seul nuit et jour comme un mort. »

     

    Cesare Pavese, Le métier de vivre (Tentation de l’écrivain, 27 juin 1946)  

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  • Son métier

    1935-1950. Cesare Pavese écrit son journal qui se termine par ces mots : « Pas de paroles. Un geste. Je n’écrirai plus. » (18 août 1950) Le 27, il se suicide à Turin, dans une chambre de l’hôtel Roma. Le métier de vivre (posthume) est un journal d’écrivain souvent difficile à lire, mais il contient des pépites. Misogyne ouvertement – « une femme qui est l’animal le plus raisonnable qui existe » –, Pavese y prend volontiers la pose, lui pour qui se donner un style, une attitude, est le secret du bonheur. Chez cet orgueilleux souvent désespéré, la tentation du suicide et l’analyse
    de ses écrits sont obsessionnels.

     

    Travailler fatigue est le titre de son premier recueil de poésie (1936). « De deux choses, écrire des poèmes et étudier, c’est dans la seconde que je trouve le plus grand et le plus constant réconfort. Je n’oublie pas néanmoins que si j’aime étudier, c’est toujours en vue d’écrire des poèmes. » (29 déc. 1935) Il crée dans
    la douleur ou plutôt à partir d’elle. « Ne pas arriver à se faire un home, ne pas conserver un seul ami, ne pas satisfaire une femme : ne pas gagner sa vie
    comme n’importe qui. C’est là le
    raté le plus triste. » (6 nov. 1937)
     

    Boom Charles 1858-1939.jpg

     

    Solitaire, Pavese s’adresse à lui-même : « Tu ne devras plus jamais prendre au sérieux les choses qui ne dépendent pas de toi seul. Comme l’amour, l’amitié et la gloire. » (25 nov. 1937) « Mais la grande, la terrible vérité, c’est celle-ci : souffrir ne sert à rien. » (26 nov. 1937) Il excelle dans la formulation des aphorismes. « Donnez une compagnie au solitaire et il parlera plus que n’importe qui. » (19 sept. 1937) « L’amour est désir de connaissance. » (30 août 1942)

     

    Il y a du philosophe, voire du moraliste, chez cet Italien de Turin. « Le lieu de ta personne est certainement le boulevard turinois, aristocratique et modeste, printanier et estival, calme, discret et vaste, où s’est faite ta poésie. » (3 févr. 1944) Le temps, l’enfance, la jeunesse, la vieillesse, il y revient constamment. Pendant les années de guerre, dont il ne parle qu’indirectement, il écrit sur la solitude, « le plus grand malheur ». « Tout le problème de la vie est donc le suivant : comment rompre sa propre solitude, comment communiquer avec d’autres. » (15 mai 1939)

     

    Mais l’art d’écrire est son premier sujet : « Tout artiste cherche à démonter le mécanisme de sa technique pour voir comment elle est faite et pour s’en servir, au besoin, à froid. » (12 déc. 1939) Quelques jours plus tard : « Un véritable artiste parle le moins possible de l’art dans ses œuvres créatrices. (Autrement,
    ce n’est pas un artiste, c’est un virtuose de l’art.) »
    Les idées, les « états conceptuels », le retour sur ce qu’il a composé, voilà selon lui les « filons » de sa vie intérieure.

     

    Au firmament de la littérature, Pavese place Platon, Dante, Shakespeare, Dostoïevski. Il commente aussi d’autres écrivains, montre leur force ou leur faiblesse, cite des extraits de ses lectures. C’est à partir de l’été 44 que je me suis vraiment décrispée en lisant Le métier de vivre. L’écrivain laisse davantage affleurer ses sensations : parfum de fleur, bruissement de l’eau, goût délicieux du raisin, plaisir de fumer. « Les
    couleurs seraient les épithètes des choses. »
    (28 janv. 1945) « Les pétales des pommiers et des poiriers volent. La terre en est parsemée. On dirait des papillons. » (18 avril 1945) Pavese s’interroge sur les rapports entre homme et femme de manière moins catégorique qu’avant, ce qui ne l’empêche pas de jouer les endurcis. Il apprivoise sa solitude : « Chaque soir, une fois le bureau fini, une fois
    le restaurant fini, une fois les amis partis – revient la joie féroce, le rafraîchissement d’être seul. C’est l’unique vrai bonheur quotidien. »
    (25 avril 1946)

     

    Maturité. Pavese savoure sa réussite littéraire, l’argent gagné, éprouve un sentiment de « pouvoir tout ». On l’invite à donner des conférences, sur lesquelles il est lucide – « Il reste seulement qu’elles sont une école de facilité et de succès » (16 nov. 1946) 1948 s’ouvre dans l’éblouissement : « Matinée romaine de soleil sur la terre et sur l’eau, mordante, savoureuse, vivante. Un premier janvier comme je n’en ai jamais vu. » Il relit les Grecs, s’achète un nouveau stylo. C’est l’année où il
    termine Le bel été, publié un an plus tard. 1950 – « Cet hiver extraordinaire : sous le ciel mordant sans nuages » écrit-il le premier janvier. Une fois encore, s’éprendre d’une femme qui s’en va. Le « cancer secret » de Pavese imprime les dernières lignes, depuis trop longtemps méditées.

     

    22/5/2009 Un très beau portrait de Pavese sur le blog de Frédéric Ferney.