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solitude - Page 14

  • Incroyable

    « Il est incroyable qu’aucun chemin ne se fraie d’un être à un autre. Un chemin ténu, une voie minuscule par où voyagerait vers l’autre une petite pincée d’inquiétude. Une infime miette d’inquiétude, qui suffirait pour troubler son sommeil. »

     

    Sándor Márai, Le premier amour 

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    Portrait de Sándor Márai par le peintre hongrois Lajos Tihanyi en 1924

     

     

    Chères lectrices, Chers lecteurs,  

        

    Pour vous tenir compagnie,  
    je vous ai préparé quelques billets  
    au croisement de la peinture et de la littérature.  

     

    A bientôt, au plaisir de lire vos commentaires.  

     

    Tania   

     

     

  • Penser à quelqu'un

    Métamorphoses d’un mariage, le premier roman que j’aie lu de Sándor Márai (1900-1989), date de 1980. Cette fois, j’ai découvert sa première œuvre, publiée à l’âge de vingt-huit ans, Le premier amour. C’est le journal intime d’un professeur de latin proche de la retraite, tenu du 4 août au 20 juin, le temps d’une année scolaire sous le signe du changement pour ce vieux solitaire. Même s’il a bien du mal, d’abord, à le reconnaître.

    István Csók, Orphelins (1891).jpg

    Ce cahier dans lequel il avait commencé à écrire vingt-huit ans auparavant (il n’avait alors que trente ans), il l’a emporté avec lui à Virágfüred, « au pied des Tátra », dans une station thermale sur le déclin, où il est revenu à la villa Tivoli, dans la même chambre qu’alors. Ecrire lui est difficile, mais lui fait du bien, et il n’a « rien d’autre à faire ». Il n’a pas emporté de livres : « Cela fait quatre ans que j’ai fermé mon compte chez le libraire. C’était après mon cinquantième anniversaire, alors que j’avais commencé à me laisser pousser la barbe, ayant congédié mon ancienne gouvernante et réorganisant ma vie à tous les niveaux. »

    En relisant ce qu’il pensait alors, le professeur commence une sorte de bilan, depuis cette erreur de jeunesse qu’il se reproche – un trop gros bouquet de fleurs envoyé à la fille d’un homme avec qui il jouait aux tarots, interprété par cette famille comme un premier signe d’engagement, alors qu’il n’avait aucune intention la concernant, ce qui lui a valu le repas le plus embarrassant de son existence, où il fut incapable de dire un mot – jusqu’à cette vie rythmée par de strictes habitudes soudain troublée par une affiche de voyage devant laquelle il s’est mis à pleurer, confirmation pour ses collègues de son état dépressif et de la nécessité pour lui de prendre des vacances.

    « Au cours de cette matinée, allongé dans mon lit, je me suis rendu compte que j’étais seul. Pas une âme, pas un seul être au monde que j’aimerais, avec qui je partagerais quelque chose. (…) Cela fait longtemps, peut-être quinze ans, que je vis totalement seul. Je n’ai d’intimité avec aucune de mes relations. » A la salle à manger, ils ne sont que trois sans compagnie à table. A l’heure de la messe dominicale, un homme d’âge moyen, seul dans la salle, lui adresse la parole, en ricanant sur la religion. Bien qu’il lui déplaise, quelque chose attire le professeur vers ce Tímar, secrétaire à Budapest, au point de lui rendre visite dans sa chambre lorsqu’il ne se montre plus.

    Tímar, à qui un problème au larynx donne une voix très désagréable, admet fuir la compagnie des hommes – « On ne gâche pas volontiers la fête, le bal des gens en bonne santé. » Mais il a reconnu chez le professeur la même solitude que la sienne, pas celle qu’on choisit, mais « celle qui est comme la gale, qui se lit dans le regard, se trahit dans la démarche et les mouvements, qui marque la peau. » Or, selon Tímar, « tous ceux qui sont loin des gens sont coupables », sans accès aux deux seuls remèdes, l’amour ou Dieu, parce qu’incapables de compassion. Cette conversation amène le professeur à lui raconter toute sa vie, enivré « du simple fait
    de parler et d’être écouté par quelqu’un. »

    A la rentrée scolaire, il décide de fréquenter davantage ses semblables et modifie son emploi du temps. Il continue à écrire dans son cahier, notamment ses impressions sur ses élèves – on lui a confié contre son gré une classe de terminale assez faible, et mixte, une expérience nouvelle. Il parle avec son collègue Mészáros de Mádar, un garçon doué mais une personnalité « trouble », pensent-ils. Le 10 octobre : « A ma grande surprise, je me rends compte que, depuis mon retour, j’écris dans ce journal à propos de tout, sauf ce qui me préoccupe véritablement. » Il pense souvent à Tímar, à qui il a prêté de l’argent, le seul être qui aurait pu devenir son ami. Il est triste d’être sans nouvelles de lui, note « Je suis triste » de plus en plus souvent.

    Conscient d’attendre que quelqu’un vienne à sa rencontre, le professeur s’intéresse au concierge de l’école, qui boit trop ; puis au jeune professeur d’histoire, un rebelle qui démissionne ; à Mészáros, qui lui confie son désarroi en apprenant que sa maîtresse est enceinte et lui emprunte une grosse somme. Enfin, il observe plus attentivement les « trente-quatre têtes penchées sur leurs cahiers », vingt-huit garçons et six filles – « Elles constituent pour moi un territoire inconnu. » Surnommé « le Morse » à cause de sa moustache, il ressent d’abord de la pitié pour Mádar quand celui-ci est absent à cause d’une pneumonie, lui rend visite pour l’encourager dans sa chambre d’étudiant pauvre et lui offre discrètement un manteau neuf, dont il a grand besoin.

    Bien que le garçon travaille très bien, il le prend ensuite en aversion, à cause de sa
    voix nasillarde, de son visage boutonneux, de son regard constamment sur lui. Quand
    il soupçonne que son meilleur élève est amoureux d’une condisciple, la petite Czerey, que lui-même aime tant regarder, le professeur se métamorphose, jusqu’à se raser la barbe et s’offrir un nouveau costume. Tout le monde s’étonne de sa nervosité nouvelle, de ses fréquentes promenades en ville, de son comportement de plus en plus étrange. Entre le professeur et Mádar, une terrible partie va se jouer.

    Profonde observation de la solitude qui éloigne irrémédiablement certains êtres des autres, et de leur souffrance, Le premier amour est une terrible plongée en eaux souterraines. Impossible pour moi de ne pas songer constamment, pendant cette lecture, à notre vieille voisine, trouvée morte il y a peu dans son appartement, qui coupait toujours court aux tentatives de conversation et refusait toute aide. Personne, quelques semaines plus tard, ne s’est encore manifesté chez elle. La réalité dépasse la fiction.

  • Dans un trou

    « Il voyait beaucoup de choses. On aurait dit qu’il vivait seul dans un trou dont
    il sortait à la recherche d’informations qu’il y rapportait et contemplait dans l’ombre avec une mélancolique intensité. En cela, elle se sentait semblable à lui. »

     

    Paula Fox, Côte ouest

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  • Vers l'Ouest

    L’errance est souvent contée au masculin. Paula Fox, dans Côte ouest (1972), raconte celle d’une jeune fille fauchée, Annie Gianfala, obsédée par l’envie de vivre ailleurs. Ce roman américain débute à New York, en 1939, lorsqu’elle annonce à ses connaissances son départ pour la Californie – « Il fait meilleur là-bas. »

     

    Sur le bord de la route, vers San Diego où ils vont à une convention, Max et Fern, dont la vie est rythmée par les réunions du parti, remarquent cette fille appuyée contre un arbre, étrangement vêtue d’un épais tailleur en tweed. Celui qui l’avait prise en stop l’a laissée là, Max Shore et Fern Diedrich l’emmènent. « Elle était grande, peut-être belle. Des brins d’herbe étaient restés accrochés à ses jambes tachées de terre. Elle ne pouvait pas avoir plus de dix-huit ans. » 

    Coucher de soleil à San Diego.jpg

     

    Max est souvent exaspéré des commentaires idéologiques de Fern, aussi s’intéresse-t-il à leur passagère, qui loue une chambre bon marché sur Hollywood Boulevard. Dans la pièce voisine, un homme bat son chien toutes les nuits, elle aimerait déménager sans payer davantage. Max lui conseille de s’adresser à Jake, un ami acteur qui devrait bientôt partir pour New York. Sur le quai de San Diego, Annie accueille son ami Walter Vogel. Le marin n’a que quelques heures à passer avec elle avant de remonter sur le navire. Ils se promènent sur la falaise qui surplombe la plage. « Le paysage californien était absolument sauvage, étranger à l’être humain, donc hors d’atteinte. A peine s’éloignait-on d’un lieu plus clément de la côte où les maisons se serraient les unes contre les autres, que le bruit et l’activité de la ville semblaient pure illusion. »

     

    Walter s’agace des refus farouches d’Annie quand il s’approche trop d’elle. Ils s’étaient rencontrés lors d’une fête. Soûl, il l’interrogeait : « Qui es-tu ? Qui es-tu ? » Le père d’Annie venait de l’abandonner dans un appartement de la Soixante-treizième rue Ouest pour se remarier, une fois de plus. Elle s’était laissé conduire par Walter à une réunion à propos de l’URSS, sans y comprendre grand-chose. « Elle n’avait jamais beaucoup réfléchi à sa vie, ne s’inquiétant que de chaque jour l’un après l’autre. » A deux ans, elle avait perdu sa mère. Elle avait l’habitude de se promener les poches vides, se contentait d’un dollar ou deux jusqu’au lendemain.

     

    Une femme rencontrée à l’atelier de sculpture – son père avait voulu qu’elle fasse des études et elle s’était inscrite à l’Art Student League – lui avait alors proposé de l’emmener avec elle en Californie, si elle arrivait à rassembler cinquante dollars. Même quand son père lui demandait dans ses lettres si elle avait besoin d’argent, Annie préférait se débrouiller – « Garder le silence, sourire aux questions, ne rien demander. »   A  Samuel, le propriétaire de l’immeuble new-yorkais, qui s’emportait contre sa façon de vivre : « Tu ne prends pas assez soin de toi. Tu maltraites ton corps. Trop de café… trop de cigarettes. Est-ce que personne ne t’a jamais rien appris ? », elle avait répondu avec ironie : « Au contraire, chacun y va de sa petite leçon, comme si j’étais l’idiote du village mondial. »

     

    A Hollywood, Annie va de rencontre en rencontre, retrouve un ami scénariste de son père. Jim, comme il veut qu’elle l’appelle, se prend d’amitié pour elle, l’entraîne dans ses virées nocturnes, l’oblige à aller sur les montagnes russes : « Ce qui nous fait peur finit par envahir nos vies. Tu ne peux pas laisser passer ça. Si tu ne fais pas maintenant, toute ta vie tu chevaucheras ce monstre. » Mais derrière les fêtes, il y a l’envers du décor. Annie finit par aller voir Jake, l’ami de Max, qui veut bien la loger. Elle trouve un emploi dans une boutique de vêtements, pour un salaire de misère. « Les gens qu’elle avait rencontrés au cours de ces dernières quarante-huit heures ressemblaient aux perles d’un collier cassé s’éparpillant au hasard dans le sud de la Californie. »

     

    Quand elle finit par céder aux avances de Jake, sa vie explose, « un chaos ». « Tout le monde, là-bas, jouait la comédie. » Mais elle-même joue « à être naturelle, la pire des comédies » lui répond quelqu’un. Walter Vogel, qui ne doute de rien, la retrouve, la convainc de l’épouser. « Pourquoi avait-elle l’impression que c’était elle, et elle seule, qu’on emmurait ? »

     

    La deuxième partie du roman ruine rapidement l’impression de vague stabilité produite par ce mariage. Walter est presque toujours absent et continue sa vie de séducteur. « Indolente dilettante » aux yeux de son mari, Annie connaît tout de même l’une ou l’autre personne qui la considèrent comme « une fille bien ». Max Shore réapparaît – le sort d’Annie l’obsède, bien qu’il se sente responsable de sa femme et de ses enfants. Il la présente à une amie plus âgée, Theda, qui l’entraîne dans sa vie festive et mélancolique – « Theda connaissait des gens du cinéma, des danseurs, des fêtards, des peintres et des Noirs. » Quand Annie se dit « mise au monde et rejetée », l’impétueuse Theda la rabroue : « Descends de ta croix ! Naître est toujours le début de violences sans fin. Ton destin n’a rien d’exceptionnel. »

     

    Il y aura d’autres chambres, d’autres hommes, d’autres petites boulots, d’autres souffrances. Après cinq ans de galère, Annie quitte la Californie pour New-York, le temps de régler certaines affaires et de préparer un nouveau départ. En épigraphe de Côte ouest, Paula Fox cite Ortega Y Gasset : « Notre existence est à tout instant
    et avant tout la conscience de ce qui nous est possible. »

     

    Ce roman d’apprentissage passe pour le plus autobiographique de ses récits. Plutôt antihéroïne que le contraire, Annie dérange par un terrible manque d’ambition, contrebalancé par son attention aux autres et une très singulière fidélité à soi-même. Frederick Busch écrit dans la préface que Paula Fox « écrit, évidemment, sur le
    prix que nous avons à payer pour nous offrir aux autres, les entraîner à croire que nous leur sommes accessibles : solitaires, désirés, généreux – humains. »

  • Ghelderode conteur

    Peu lu en France, bien que son théâtre haut en couleur lui ait valu des succès parisiens au milieu du siècle dernier – La balade du Grand Macabre, en particulier, qui a inspiré un opéra au compositeur hongrois Ligeti – Michel de Ghelderode conteur est méconnu.  Les Sortilèges et autres contes crépusculaires (1941) révèlent les fantasmes et les hantises de cet écrivain belge de langue française qui se revendiquait de Flandre et habitait Bruxelles. « Qui a bien lu ces récits sait tout de mon âme », confie-t-il dans une lettre à Henri Vernes.

     

    L’écrivain public est la première de douze nouvelles fantastiques. « Dans ce temps-là, j’avais mon habitacle au quartier de Nazareth. C’était une région dépeuplée, à proximité des talus, des anciens remparts et envahie par la végétation, comme si la proche campagne se fût avancée dans la ville pour reprendre son territoire. » Passé indéterminé, no man’s land, c’est le terrain de prédilection du narrateur ghelderodien : « Le Temps n’y existait guère, et les cloches qui paraissaient tinter dans les arbres étaient assurément folles. » Visiteur régulier d’un petit musée des arts populaires dans un ancien béguinage, le voilà qui s’entiche
    de l’écrivain public Pilatus, un mannequin installé à une table, derrière la fenêtre d’une chapelle désaffectée. « J’eusse aimé être Pilatus, dans un éternel silence : un homme oublié des hommes, qui sait écrire merveilleusement et qui n’écrit jamais, sachant que tout est vanité. »
     

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    Comment rendre le mystère de ces récits sans éventer leur secret ? Il faudrait raconter ces « songes devenus mauves avec le soir », l’été qui s’écoule « comme coule une lave » et retient le promeneur chez lui. Chaque soir, son esprit chemine pourtant jusqu’à la chambrette de Pilatus. Quand délivré de la canicule, il retourne enfin le voir, le concierge a pris la place du mannequin gisant derrière lui, décoloré par un soleil excessif. Le bonhomme s’étonne de l’entendre évoquer ses absences : tout l’été, dit-il, il l’a aperçu « à la brune », l’avant-veille encore, s’asseyant à la place de Pilatus et écrivant jusqu’à l’obscurité !

     

    Ce solitaire qui lui ressemble – « un inadapté que l’existence ordinaire désenchantait et qui se mouvait dans un monde imaginaire » – et à qui
    surviennent d’improbables rencontres, Ghelderode lui plante chaque fois un décor singulier. Ainsi, la ruelle du Chien marin, dans Le diable à Londres. Sur une porte,
    un nom prometteur, Mephisto ! Il y frappe, on l’introduit dans une petite salle de spectacle. « J’eus la respiration coupée : sans roulement de tambour, ni émission de fumées, le diable venait de bondir sur la scène, silencieux, souple et discret comme un chat : hop ! » Double malentendu. Ce diable, « le plus humain des hommes, collectionneur de reliures, amant des fleurs, ami des oiseaux », attend un impresario ; le passant espérait davantage. Tous deux découvrent leur « aptitude au farniente crépusculaire » et se donnent rendez-vous… en enfer.

     

    J’ai une prédilection pour Le jardin malade. Le nouveau locataire d’un « hôtel privé, de fière allure » s’installe au rez-de-chaussée avec Mylord, son caniche noir, heureux du grand jardin à leur disposition, même si la demeure presque en ruine est promise à la démolition et son jardin à l’abandon. A la tombée de la nuit, il y voit « de furtives phosphorescences » qui inquiètent et le maître et le chien. De terribles présences vont donner corps à ce malaise : un chat lépreux, baptisé Tétanos, un petit moine en capuchon qui se cache… Le cauchemar sera impitoyable.

     

    Parmi les « objets étranges qui ont vécu » d’un antiquaire rusé, un client s’intéresse à un ciboire ancien (L’amateur de reliques). Pour amuser son chat, son maître actionne un ludion en forme de petit diable dans un bocal en cristal, jusqu’au jour où celui-ci s’en échappe (Rhotomago). Voler la mort, Nuestra senora de la Soledad, Brouillard, Un crépuscule, Tu fus pendu, L’odeur du sapin… L'univers ghelderodien est porté par une langue baroque, luxuriante. Plusieurs de ces contes
    sont dédiés par Ghelderode à des amis artistes ; ainsi Sortilèges : « au cher et grand Ensor, ces pages où se trouvent évoquées – avec une nostalgique dilection – un décor, un temps, un monde abolis. Après vingt-cinq ans d’inaltérable admiration. »