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solitude - Page 15

  • Tentation

    « Avoir écrit quelque chose qui te laisse comme un fusil qui vient de tirer, encore ébranlé et brûlant, vidé de tout toi, où non seulement tu as déchargé tout ce que tu sais de toi-même mais ce que tu soupçonnes et supposes, et les sursauts, les fantômes, l’inconscient – avoir fait cela au prix d’une longue fatigue et d’une longue tension, avec une prudence faite de jours, de tremblements, de brusques découvertes et d’échecs, et en fixant toute sa vie sur ce point – s’apercevoir que tout cela est comme rien si un signe humain, un mot, une présence ne l’accueille pas, ne le réchauffe pas – et mourir de froid – parler dans le désert – être seul nuit et jour comme un mort. »

     

    Cesare Pavese, Le métier de vivre (Tentation de l’écrivain, 27 juin 1946)  

    Giacometti Diego La promenade des amis.jpg
  • Son métier

    1935-1950. Cesare Pavese écrit son journal qui se termine par ces mots : « Pas de paroles. Un geste. Je n’écrirai plus. » (18 août 1950) Le 27, il se suicide à Turin, dans une chambre de l’hôtel Roma. Le métier de vivre (posthume) est un journal d’écrivain souvent difficile à lire, mais il contient des pépites. Misogyne ouvertement – « une femme qui est l’animal le plus raisonnable qui existe » –, Pavese y prend volontiers la pose, lui pour qui se donner un style, une attitude, est le secret du bonheur. Chez cet orgueilleux souvent désespéré, la tentation du suicide et l’analyse
    de ses écrits sont obsessionnels.

     

    Travailler fatigue est le titre de son premier recueil de poésie (1936). « De deux choses, écrire des poèmes et étudier, c’est dans la seconde que je trouve le plus grand et le plus constant réconfort. Je n’oublie pas néanmoins que si j’aime étudier, c’est toujours en vue d’écrire des poèmes. » (29 déc. 1935) Il crée dans
    la douleur ou plutôt à partir d’elle. « Ne pas arriver à se faire un home, ne pas conserver un seul ami, ne pas satisfaire une femme : ne pas gagner sa vie
    comme n’importe qui. C’est là le
    raté le plus triste. » (6 nov. 1937)
     

    Boom Charles 1858-1939.jpg

     

    Solitaire, Pavese s’adresse à lui-même : « Tu ne devras plus jamais prendre au sérieux les choses qui ne dépendent pas de toi seul. Comme l’amour, l’amitié et la gloire. » (25 nov. 1937) « Mais la grande, la terrible vérité, c’est celle-ci : souffrir ne sert à rien. » (26 nov. 1937) Il excelle dans la formulation des aphorismes. « Donnez une compagnie au solitaire et il parlera plus que n’importe qui. » (19 sept. 1937) « L’amour est désir de connaissance. » (30 août 1942)

     

    Il y a du philosophe, voire du moraliste, chez cet Italien de Turin. « Le lieu de ta personne est certainement le boulevard turinois, aristocratique et modeste, printanier et estival, calme, discret et vaste, où s’est faite ta poésie. » (3 févr. 1944) Le temps, l’enfance, la jeunesse, la vieillesse, il y revient constamment. Pendant les années de guerre, dont il ne parle qu’indirectement, il écrit sur la solitude, « le plus grand malheur ». « Tout le problème de la vie est donc le suivant : comment rompre sa propre solitude, comment communiquer avec d’autres. » (15 mai 1939)

     

    Mais l’art d’écrire est son premier sujet : « Tout artiste cherche à démonter le mécanisme de sa technique pour voir comment elle est faite et pour s’en servir, au besoin, à froid. » (12 déc. 1939) Quelques jours plus tard : « Un véritable artiste parle le moins possible de l’art dans ses œuvres créatrices. (Autrement,
    ce n’est pas un artiste, c’est un virtuose de l’art.) »
    Les idées, les « états conceptuels », le retour sur ce qu’il a composé, voilà selon lui les « filons » de sa vie intérieure.

     

    Au firmament de la littérature, Pavese place Platon, Dante, Shakespeare, Dostoïevski. Il commente aussi d’autres écrivains, montre leur force ou leur faiblesse, cite des extraits de ses lectures. C’est à partir de l’été 44 que je me suis vraiment décrispée en lisant Le métier de vivre. L’écrivain laisse davantage affleurer ses sensations : parfum de fleur, bruissement de l’eau, goût délicieux du raisin, plaisir de fumer. « Les
    couleurs seraient les épithètes des choses. »
    (28 janv. 1945) « Les pétales des pommiers et des poiriers volent. La terre en est parsemée. On dirait des papillons. » (18 avril 1945) Pavese s’interroge sur les rapports entre homme et femme de manière moins catégorique qu’avant, ce qui ne l’empêche pas de jouer les endurcis. Il apprivoise sa solitude : « Chaque soir, une fois le bureau fini, une fois
    le restaurant fini, une fois les amis partis – revient la joie féroce, le rafraîchissement d’être seul. C’est l’unique vrai bonheur quotidien. »
    (25 avril 1946)

     

    Maturité. Pavese savoure sa réussite littéraire, l’argent gagné, éprouve un sentiment de « pouvoir tout ». On l’invite à donner des conférences, sur lesquelles il est lucide – « Il reste seulement qu’elles sont une école de facilité et de succès » (16 nov. 1946) 1948 s’ouvre dans l’éblouissement : « Matinée romaine de soleil sur la terre et sur l’eau, mordante, savoureuse, vivante. Un premier janvier comme je n’en ai jamais vu. » Il relit les Grecs, s’achète un nouveau stylo. C’est l’année où il
    termine Le bel été, publié un an plus tard. 1950 – « Cet hiver extraordinaire : sous le ciel mordant sans nuages » écrit-il le premier janvier. Une fois encore, s’éprendre d’une femme qui s’en va. Le « cancer secret » de Pavese imprime les dernières lignes, depuis trop longtemps méditées.

     

    22/5/2009 Un très beau portrait de Pavese sur le blog de Frédéric Ferney.

  • De haute solitude

    Amsterdam 1963, 1953, 1973. « Le souvenir est comme un chien qui se couche où il lui plaît. » Trois années dans la vie d’Inni Wintrop, le héros de Rituels (1980), un roman de haute solitude signé Cees Nooteboom (traduit du néerlandais par Philippe Noble). J’y reviens pour la troisième ou la quatrième fois et, à nouveau, le récit me happe par son intensité. Amatrices de thé, d’art, de réflexion sur l'existence, amateurs de littérature, ce livre est pour vous.

     

    Il s’ouvre sur une crise amoureuse, entre Inni-Inigo qui tient son prénom du premier des architectes anglais et Zita, sa « princesse de Namibie » (dont la mère admirait les Habsbourg). Dilettante, Inni « considérait la vie comme un club un peu bizarre dont il était devenu membre par hasard et dont on pouvait être radié sans explications. Il avait déjà résolu de quitter ce club dès que la réunion deviendrait trop ennuyeuse. » Zita se lasse de cette « délectation morose ».

     

     

    Il y a plus solitaire que lui. Avant de rencontrer son fils, Philip Taads, « Inni Wintrop avait toujours cru qu’Arnold Taads était l’homme le plus solitaire des Pays-Bas. » C’est sa tante Thérèse, en 1953, qui surgit un jour dans la pension où il loge pour lui déclarer : « Tu es un vrai Wintrop ». Autrement dit, dérangé, méchant, vaniteux, indiscipliné, bien que baptisé dans la foi catholique. Inni ne connaît pas sa famille. Son père a quitté sa première épouse pour la mère d’Inni - mésalliance et péché mortel. Fils sans père, Inni ne sait rien de ces riches Wintrop, même pas de son tuteur. Quand Thérèse l’emmène chez Arnold Taads, cet homme petit et bronzé,  déclare devant sa porte qu’ils sont en avance et rentre aussitôt avec son chien. Quand la porte se rouvre, « chacun avait vieilli de dix minutes ». Il s’ensuit une rencontre extraordinaire dans une maison où « les meubles étincelaient de laque blanche et d’une modernité calviniste et haineuse. » Inni y boit son premier whisky et se souviendra toujours de cette « première fois ». Sommé par Taads de décrire sa perception, il lui trouve « un goût de fumée et de noisette. »

     

    Arnold Taads vit selon un horaire rigide, auquel les autres doivent se plier : l’heure de la lecture, l’heure de la promenade avec son chien Athos, etc. Fasciné par les rites « antiques et mystérieux » depuis l’époque où il servait la messe du matin au pensionnat, Inni observe comment Taads découpe le temps, prépare ses repas pour la semaine – sept parts plus une pour un éventuel visiteur – et il ressent « la solitude fanatique à laquelle cet homme s’était condamné. » Mais cet ermite impressionnant qui lui parle de la montagne sous la neige et de la mort, va changer sa vie. Au cours d’un mémorable « lunch brabançon » chez la tante Thérèse en compagnie d’un oncle « monseigneur », Taads déclare publiquement la « naissance d’un bourgeois » : Inni n’a plus à s’inquiéter de son avenir, les intérêts de l’argent placé par sa famille lui permettront de vivre en toute liberté.

     

    Vingt ans plus tard, c’est devant la vitrine d’un antiquaire qu’Inni, quarante-cinq ans (l’âge du héros d’un autre fabuleux roman de Nooteboom, Le jour des morts), rencontre Philip Taads, le fils d’Arnold, dont Inni ignorait l’existence et qui comme lui n’a pas connu son père. Par un jour de plein soleil – « Choses et gens semblaient laqués d’une fine couche de bonheur » –, Inni observe un homme de type oriental fasciné par un bol noir ancien en vitrine. « On avait quitté la spéculation et ses montagnes russes, qui fascinent les insatiables et les anxieux, pour pénétrer dans un monde paisible d’objets rayonnants de génie et de puissance, un monde où l’argent venait bien après l’érudition, l’amour et la passion des collections, avec son cortège de sacrifices et d’acharnement aveugle. »  Inni ne sait rien encore du Raku ni de tous les rituels de la cérémonie du thé. Mais c’est une autre relation fascinante qui s’ébauche, quand il suit Philip Taads chez lui, dans une pièce blanche, presque vide, monastique, qui lui rappelle l’autre Taads.

    Trois hommes seuls. Avant et après Zita, les femmes occupent une grande part de l’existence d’Inni - passantes, amies, prostituées, inconnues. Inni tourne autour d’elles, tout en s’intéressant aux nuances de vert des feuillages, à la bourse, au vol des pigeons, à la couleur du ciel, aux objets d’art. « Quelle étrange espèce que l’humanité, pour avoir toujours, sous les aspects les plus variés, besoin d’objets, de choses fabriquées, afin de faciliter son passage vers un monde supérieur. »