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diable

  • Ghelderode conteur

    Peu lu en France, bien que son théâtre haut en couleur lui ait valu des succès parisiens au milieu du siècle dernier – La balade du Grand Macabre, en particulier, qui a inspiré un opéra au compositeur hongrois Ligeti – Michel de Ghelderode conteur est méconnu.  Les Sortilèges et autres contes crépusculaires (1941) révèlent les fantasmes et les hantises de cet écrivain belge de langue française qui se revendiquait de Flandre et habitait Bruxelles. « Qui a bien lu ces récits sait tout de mon âme », confie-t-il dans une lettre à Henri Vernes.

     

    L’écrivain public est la première de douze nouvelles fantastiques. « Dans ce temps-là, j’avais mon habitacle au quartier de Nazareth. C’était une région dépeuplée, à proximité des talus, des anciens remparts et envahie par la végétation, comme si la proche campagne se fût avancée dans la ville pour reprendre son territoire. » Passé indéterminé, no man’s land, c’est le terrain de prédilection du narrateur ghelderodien : « Le Temps n’y existait guère, et les cloches qui paraissaient tinter dans les arbres étaient assurément folles. » Visiteur régulier d’un petit musée des arts populaires dans un ancien béguinage, le voilà qui s’entiche
    de l’écrivain public Pilatus, un mannequin installé à une table, derrière la fenêtre d’une chapelle désaffectée. « J’eusse aimé être Pilatus, dans un éternel silence : un homme oublié des hommes, qui sait écrire merveilleusement et qui n’écrit jamais, sachant que tout est vanité. »
     

    Celos La ruelle.JPG

     

    Comment rendre le mystère de ces récits sans éventer leur secret ? Il faudrait raconter ces « songes devenus mauves avec le soir », l’été qui s’écoule « comme coule une lave » et retient le promeneur chez lui. Chaque soir, son esprit chemine pourtant jusqu’à la chambrette de Pilatus. Quand délivré de la canicule, il retourne enfin le voir, le concierge a pris la place du mannequin gisant derrière lui, décoloré par un soleil excessif. Le bonhomme s’étonne de l’entendre évoquer ses absences : tout l’été, dit-il, il l’a aperçu « à la brune », l’avant-veille encore, s’asseyant à la place de Pilatus et écrivant jusqu’à l’obscurité !

     

    Ce solitaire qui lui ressemble – « un inadapté que l’existence ordinaire désenchantait et qui se mouvait dans un monde imaginaire » – et à qui
    surviennent d’improbables rencontres, Ghelderode lui plante chaque fois un décor singulier. Ainsi, la ruelle du Chien marin, dans Le diable à Londres. Sur une porte,
    un nom prometteur, Mephisto ! Il y frappe, on l’introduit dans une petite salle de spectacle. « J’eus la respiration coupée : sans roulement de tambour, ni émission de fumées, le diable venait de bondir sur la scène, silencieux, souple et discret comme un chat : hop ! » Double malentendu. Ce diable, « le plus humain des hommes, collectionneur de reliures, amant des fleurs, ami des oiseaux », attend un impresario ; le passant espérait davantage. Tous deux découvrent leur « aptitude au farniente crépusculaire » et se donnent rendez-vous… en enfer.

     

    J’ai une prédilection pour Le jardin malade. Le nouveau locataire d’un « hôtel privé, de fière allure » s’installe au rez-de-chaussée avec Mylord, son caniche noir, heureux du grand jardin à leur disposition, même si la demeure presque en ruine est promise à la démolition et son jardin à l’abandon. A la tombée de la nuit, il y voit « de furtives phosphorescences » qui inquiètent et le maître et le chien. De terribles présences vont donner corps à ce malaise : un chat lépreux, baptisé Tétanos, un petit moine en capuchon qui se cache… Le cauchemar sera impitoyable.

     

    Parmi les « objets étranges qui ont vécu » d’un antiquaire rusé, un client s’intéresse à un ciboire ancien (L’amateur de reliques). Pour amuser son chat, son maître actionne un ludion en forme de petit diable dans un bocal en cristal, jusqu’au jour où celui-ci s’en échappe (Rhotomago). Voler la mort, Nuestra senora de la Soledad, Brouillard, Un crépuscule, Tu fus pendu, L’odeur du sapin… L'univers ghelderodien est porté par une langue baroque, luxuriante. Plusieurs de ces contes
    sont dédiés par Ghelderode à des amis artistes ; ainsi Sortilèges : « au cher et grand Ensor, ces pages où se trouvent évoquées – avec une nostalgique dilection – un décor, un temps, un monde abolis. Après vingt-cinq ans d’inaltérable admiration. »

  • Apparition

    « Et aussitôt émergea du tiroir en bois de frêne une tête aux cheveux blond lin bien coiffée, avec des yeux bleus fureteurs. Ensuite vint un cou qui se déroula tel un serpent, puis un craquement de col amidonné, puis apparurent un veston, des bras, un pantalon et, l’instant d’après, un secrétaire au complet débarquait du tiroir sur le feutre rouge en piaulant : « Bonjour ». Il se secoua comme un chien sortant de l’eau, bondit sur ses pieds, renfonça ses manchettes, sortit de sa pochette une plume brevetée et se mit sans plus attendre à gratter du papier. »

     

    Boulgakov, Endiablade 

    Maes Karel Homme lisant 1927.jpg

     

     

  • Diable d'homme

    En 1923, quand il écrit Endiablade, Boulgakov, trente-deux ans, vient d’abandonner la médecine pour le métier d’écrivain et tire le diable par la queue. « Il y avait la vie, et elle est partie en fumée » écrit-il dans une lettre (A ma secrète amie). Cette nouvelle est publiée à Moscou l’année suivante, dans l’almanach Le Tréfonds, puis dans un recueil vite retiré des librairies avant d'être à nouveau autorisé. C’est la première œuvre qui le fait connaître. Les critiques modérés l’inscrivent dans la lignée des satiristes russes – Gogol, Dostoïevski, avant lui, s’étaient attaqués à la bureaucratie tsariste. Mais les représentants de la « critique prolétarienne » condamnent d’emblée Boulgakov pour son ironie antisoviétique.

     

    Titre complet : Endiablade ou Comment des jumeaux causèrent la mort d’un
    chef de bureau.
    Korotkov travaille depuis presque un an au Spimat, le « Premier Dépôt central de matériel pour allumettes ». En septembre 1921,  il apprend par le caissier qu’il ne sera pas payé puis, trois jours plus tard, qu’il le sera « en produits de la firme ». Le voilà donc qui rentre chez lui chargé de paquets de boîtes d’allumettes. Il espère les vendre. Mais sa voisine qui a pour sa part reçu quarante-six bouteilles de vin de messe en guise de salaire le met en garde : ces allumettes ne brûlent pas ! Au premier essai, l’allumette s’éteint aussitôt, en effet. Une deuxième produit des
    étincelles dont l’une tombe dans l’œil gauche de Korotkov tout en produisant « une âcre odeur de soufre ».
     

    Moscou, Vue du haut de l'hôtel Rossia.JPG

     

    Ainsi débutent les malheurs du camarade. Un pansement sur l’œil, le lendemain,
    devant le bureau de la direction, « Korotkov se heurta à un inconnu dont l’aspect le frappa ». Petit mais large d’épaules, chauve et boiteux, le « drôle de type » en tunique militaire lui barre le passage : « Défense d’entrer sans être annoncé. » Comme Korotkov proteste et s’indigne, il écrit quelques mots sur le papier qu’il lui présente et le menace de représailles pour ne pas avoir obéi à la consigne. Abasourdi, le chef de bureau apprendra de la secrétaire particulière – elle aussi a l’œil blessé par « ces allumettes du diable » – que le directeur a été révoqué et remplacé par cette « espèce de caleçon chauve ! »

     

    Vexé d’avoir été traité de demeuré par le nouveau venu, Korotkov fait du zèle.
    Inspiré par les mots griffonnés sur sa feuille – le personnel féminin touchera des caleçons de l’armée –, il s’empresse de rédiger l’annonce officielle et de l’envoyer par coursier au directeur pour signature. Le lendemain, il est renvoyé. Il a lu « caleçons » pour Kalsoner, nom du nouveau directeur, auquel il manquait la majuscule.
    Commence alors une course poursuite entre les deux K. L’ex-chef de bureau tient absolument à s’expliquer, mais Kalsoner refuse de l’écouter, sort et enfourche sa motocyclette. Korotkov s’accroche au tramway pour le suivre jusqu’au Tsentrosnab, une tour infernale. Le directeur ne se laisse pas rattraper. D’ascenseur en escalier, de couloir en bureau, Korotkov l’aperçoit, perd sa trace, le retrouve, le reperd. Au passage, un vieux fonctionnaire le prend pour un certain Kolobkov et lui réclame ses papiers. L’homme a quelque chose d’étrange, voire de maléfique dans le regard et même dans son sourire. Et catastrophe, Korotkov ne trouve plus son livret.

     

    Les ennuis s’accumulent. Le gardien d’immeuble qui devrait lui remettre une
    attestation d’identité est décédé. A son ancien bureau, Korotkov retrouve le
    camarade Kalsoner dans une nouvelle situation – le personnage change d’apparence, se dédouble sans cesse, plongeant le chef de bureau dans l’affolement et le désespoir. La chasse à l’homme s’inverse, c’est Korotkov maintenant qui tente d’échapper aux griffes du chauve diabolique.

    Boulgakov, dans cette nouvelle satirique et fantastique, sa seule œuvre importante publiée de son vivant dans son pays, campe un personnage sans caractère propre
    mais qui met toute son énergie au service de sa survie et de sa dignité. C’est un cauchemar où la confusion augmente à chaque étape. La réalité quotidienne du régime soviétique est bien présente : paiements en produits de la firme, licenciements imprévisibles, vol de pièces d’identité, administrations kakfkaïennes. Endiablade, que certains traduisent par Diablerie, peut se lire comme une « histoire rêvée, abracadabrante et purement divertissante » (Françoise Flamant), mais c’est déjà du grand Boulgakov. On retrouvera le diable et son haleine soufrée à Moscou dans
    Le Maître et Marguerite, son chef-d’œuvre.