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ghelderode

  • De choses & d'autres

    Plongée dans un choix de pages du Journal de Paul Léautaud, un livre dont j’ai « hérité » et qui m’a décidée à faire plus ample connaissance avec ce curieux bonhomme des lettres françaises – je savais peu de chose à part sa misanthropie et son amour des chats, son souci des animaux errants –, je lis sa réponse à André Billy qui lui demande un jour s’il aime « le confortable » : « Je lui ai dit que j’aime être bien assis, bien couché, être seul et loin de tous bruits. Rien de plus. » 

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    Bibliothèque de Pouchkine (Saint-Pétersbourg) 

    Billy lui confie son désir de s’enrichir par la littérature afin de pouvoir bien se meubler, manger « sur une table élégante »… A quarante ans passés, Léautaud songe alors à sa vie d’employé mal payé et aux satisfactions qu’il n’aura pas eues comme « être bien mis » ou « pouvoir acheter telle ou telle chose qui (lui) fait envie » – le manque d’argent, prix de son indépendance d’esprit. Jy reviendrai. Cela me ramène à un thème abordé ici et dans la blogosphère : celui des choses dont nous nous entourons, nous encombrons parfois, des objets que nous recevons, que nous conservons, qui nous parlent. 

    Il me semble que c’est chez Ghelderode que j’ai lu les pages les plus fortes sur la présence des choses : l’auteur de Sortilèges était attaché aux objets « qui ont une âme », il les aimait « parce qu’ils ne demandent jamais rien », croyait même au pouvoir maléfique de certains. Sur un beau portrait de Ghelderode photographié par Charles Leirens en 1959, qui est resté longtemps sur une étagère de ma bibliothèque, on distingue derrière lui une silhouette féminine, tournant le dos à un miroir. L’écrivain était troublé par la figure humaine telle qu’on la retrouve dans un mannequin, une poupée, une marionnette, voire un automate. Son cabinet de travail était plein de choses diverses, comme on peut s’en faire une idée à la Bibliothèque Royale, qui l’a reconstitué.

    Entre Léautaud (1872-1956) et Ghelderode (1898-1962), il y aurait matière à comparaison, mais ce n’est pas mon propos. Pour en revenir à mon sujet, j’ai voulu revoir les petits films dont je vous avais parlé un jour, sur des objets d’écrivains, ils ne sont plus en ligne, passons. Me voilà embarquée dans une balade littéraire, alors que je voulais vous entretenir de choses. 

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    Bibliothèque créative Infini sur Coxorange

    Un déménagement, la disparition d’un être proche, et nous voilà confrontés à la nécessité de choisir, donc de trier : qu’allons-nous garder, donner, jeter ? Voir Lydia Flem, Comment j'ai vidé la maison de mes parents. (Encore heureux lorsqu’on ne se dispute pas la possession d’un meuble ou d’un objet.) Pourquoi donc tant de choses ? Je ne parle pas des objets utiles, mais de ceux qui ne servent qu’à habiter l’espace avec nous. La déco d’aujourd’hui se veut souvent ultrasobre, les intérieurs lisses des magazines me paraissent souvent froids, impersonnels – forcément, ils sont inhabités. Le trop-plein me gêne. Entre le vide et le capharnaüm, jopte pour une voie médiane.

    Près de moi, un mur de livres, mais pas seulement. Posés devant eux, de petits objets dont certains me parlent plus que d’autres, et des photos, des cartes postales. Ce qui les rend précieux, pour la plupart, c’est qu’ils me font penser à la personne qui m’en a fait cadeau. Sous l’apparence, une présence. D’autres, souvenirs de voyage, me font remonter le cours du temps : je revois l’endroit, les circonstances… Ôtons toutes ces babioles, ces ramasse-poussière, diront certains, que reste-t-il ? Une bibliothèque, oui, « le don des morts », certes. Mais il y manquerait un peu de vie – paradoxe.

  • Insatisfaction

    « Ce que nous avons intensément désiré finit presque toujours par advenir une fois ; mais telle est l’insatisfaction perpétuelle du cœur que nous ne le reconnaissons pas, ou que ce qui advient ne paraît plus correspondre au rêve qu’on en fit. »

    Michel de Ghelderode, Incipit du Jardin malade (Sortilèges et autres contes crépusculaires)

    Charlet Franz Promenade hivernale.JPG

     

  • Ghelderode conteur

    Peu lu en France, bien que son théâtre haut en couleur lui ait valu des succès parisiens au milieu du siècle dernier – La balade du Grand Macabre, en particulier, qui a inspiré un opéra au compositeur hongrois Ligeti – Michel de Ghelderode conteur est méconnu.  Les Sortilèges et autres contes crépusculaires (1941) révèlent les fantasmes et les hantises de cet écrivain belge de langue française qui se revendiquait de Flandre et habitait Bruxelles. « Qui a bien lu ces récits sait tout de mon âme », confie-t-il dans une lettre à Henri Vernes.

     

    L’écrivain public est la première de douze nouvelles fantastiques. « Dans ce temps-là, j’avais mon habitacle au quartier de Nazareth. C’était une région dépeuplée, à proximité des talus, des anciens remparts et envahie par la végétation, comme si la proche campagne se fût avancée dans la ville pour reprendre son territoire. » Passé indéterminé, no man’s land, c’est le terrain de prédilection du narrateur ghelderodien : « Le Temps n’y existait guère, et les cloches qui paraissaient tinter dans les arbres étaient assurément folles. » Visiteur régulier d’un petit musée des arts populaires dans un ancien béguinage, le voilà qui s’entiche
    de l’écrivain public Pilatus, un mannequin installé à une table, derrière la fenêtre d’une chapelle désaffectée. « J’eusse aimé être Pilatus, dans un éternel silence : un homme oublié des hommes, qui sait écrire merveilleusement et qui n’écrit jamais, sachant que tout est vanité. »
     

    Celos La ruelle.JPG

     

    Comment rendre le mystère de ces récits sans éventer leur secret ? Il faudrait raconter ces « songes devenus mauves avec le soir », l’été qui s’écoule « comme coule une lave » et retient le promeneur chez lui. Chaque soir, son esprit chemine pourtant jusqu’à la chambrette de Pilatus. Quand délivré de la canicule, il retourne enfin le voir, le concierge a pris la place du mannequin gisant derrière lui, décoloré par un soleil excessif. Le bonhomme s’étonne de l’entendre évoquer ses absences : tout l’été, dit-il, il l’a aperçu « à la brune », l’avant-veille encore, s’asseyant à la place de Pilatus et écrivant jusqu’à l’obscurité !

     

    Ce solitaire qui lui ressemble – « un inadapté que l’existence ordinaire désenchantait et qui se mouvait dans un monde imaginaire » – et à qui
    surviennent d’improbables rencontres, Ghelderode lui plante chaque fois un décor singulier. Ainsi, la ruelle du Chien marin, dans Le diable à Londres. Sur une porte,
    un nom prometteur, Mephisto ! Il y frappe, on l’introduit dans une petite salle de spectacle. « J’eus la respiration coupée : sans roulement de tambour, ni émission de fumées, le diable venait de bondir sur la scène, silencieux, souple et discret comme un chat : hop ! » Double malentendu. Ce diable, « le plus humain des hommes, collectionneur de reliures, amant des fleurs, ami des oiseaux », attend un impresario ; le passant espérait davantage. Tous deux découvrent leur « aptitude au farniente crépusculaire » et se donnent rendez-vous… en enfer.

     

    J’ai une prédilection pour Le jardin malade. Le nouveau locataire d’un « hôtel privé, de fière allure » s’installe au rez-de-chaussée avec Mylord, son caniche noir, heureux du grand jardin à leur disposition, même si la demeure presque en ruine est promise à la démolition et son jardin à l’abandon. A la tombée de la nuit, il y voit « de furtives phosphorescences » qui inquiètent et le maître et le chien. De terribles présences vont donner corps à ce malaise : un chat lépreux, baptisé Tétanos, un petit moine en capuchon qui se cache… Le cauchemar sera impitoyable.

     

    Parmi les « objets étranges qui ont vécu » d’un antiquaire rusé, un client s’intéresse à un ciboire ancien (L’amateur de reliques). Pour amuser son chat, son maître actionne un ludion en forme de petit diable dans un bocal en cristal, jusqu’au jour où celui-ci s’en échappe (Rhotomago). Voler la mort, Nuestra senora de la Soledad, Brouillard, Un crépuscule, Tu fus pendu, L’odeur du sapin… L'univers ghelderodien est porté par une langue baroque, luxuriante. Plusieurs de ces contes
    sont dédiés par Ghelderode à des amis artistes ; ainsi Sortilèges : « au cher et grand Ensor, ces pages où se trouvent évoquées – avec une nostalgique dilection – un décor, un temps, un monde abolis. Après vingt-cinq ans d’inaltérable admiration. »

  • Ce que je suis

    « Ce que je suis ? Je vais vous le dire et c’est très simple. Je suis un homme qui écrit dans une chambre, tout seul, et qui ne s’inquiète pas du destin de ses œuvres, qui ne se laisse jamais troubler par le tapage, l’admiration ou la colère que ses œuvres peuvent un jour susciter. Pour tout dire, un homme qui ne demande rien aux hommes, sinon de l’amitié, quelque tolérante compréhension. »

     

    Michel de Ghelderode, Les entretiens d’Ostende

    Ghelderode, d'après une photographie de Charles Leirens (1959) sur carte postale.JPG
  • A la maison Autrique

    J’y allais pour Ghelderode, j’en suis revenue surtout avec des atmosphères. La Maison Autrique, construite par l’architecte phare de l’art nouveau en Belgique, Victor Horta, vaut assurément la visite. Ne la manquez pas, si par exemple il vous reste du temps après un repas de midi dans l’un des agréables restaurants de l’avenue Louis Bertrand à Schaerbeek. Remontez-la jusqu’à la chaussée de Haecht, au 266. Sonnez, on vous ouvrira.

     

    Derrière sa façade élégante et sobre, c’est une demeure bourgeoise typique de la Belle Epoque à Bruxelles. Du sous-sol jusqu’aux combles, elle est meublée dans l’esprit du temps, éclairée comme un théâtre, avec des surprises qui guettent les visiteurs dans ses recoins. L’hôtel de Ville de Schaerbeek n’est pas loin, où Adhémar Martens a travaillé en tant que commis d’administration communale tout en écrivant, caché derrière un mur d’archives. De son nom de plume Michel de Ghelderode, ce Schaerbeekois qui ne se reconnaissait qu’une seule patrie, la Flandre, habitait rue Lefrancq. 

    Maison Autrique, un lustre.JPG

     

    A l’accueil, on m’avait gentiment prévenue : c’est l’homme qui fait ici l’objet d’une exposition – Le mystère Ghelderode, jusqu’à la fin du mois d’avril  – et non son œuvre. Dans la pièce qui donne sur le jardin à l’arrière, clos par une grille au « A » gracieux, une fantastique chauve-souris sculptée par un artiste serbe (Prédan, si j’ai bien entendu) donne le ton, près d’un piano noir. Il fait office de "Grand Macabre", en quelque sorte.

     

    Dès le hall d’entrée, l’association entre Ghelderode et Jean-Jacques Gailliard, son ami, saute aux yeux. Affiches, correspondance, portraits, tout indique entre eux une grande complicité. « Cher grand artiste… », « Cher Ami… », « Cher et Illustre, universellement… » : Gailliard y met beaucoup de majuscules et ses lettres sont comme ses peintures, un étonnant fouillis baroque et animé. Ses missives ostendaises sont surmontées d’un dessin de paquebot, d’un voilier ou d’un fiacre découpé en silhouette. Sur un palier, un sonnet intitulé Miroir : Ghelderode l’a écrit en rouge sur un dessin de Gaillard à l’encre de Chine. 

    Maison Autrique, Cage d'escalier.JPG

    Dans le salon-bibliothèque, à l’étage, un film de Luc de Heusch et Jean Raine, en noir et blanc, passe en boucle. On y voit Ghelderode allumant sa pipe au long tuyau, marchant dans les rues de Bruxelles. On l’entend parler du « secret du grand art, la cruauté ». Bruges est sa ville fétiche, l’ancien port dont la mer s’est retirée et où l’on comprend sans peine, dit-il, que la mort est « le comparse obligé du poète dramatique ». L’écrivain est filmé chez Toone, le fameux marionnettiste bruxellois, qui anime ses figures de bois rien que pour lui. On peut lire par ailleurs une belle lettre d’hommage de Ghelderode à Toone, « le seul directeur de théâtre de Bruxelles à qui j’ose serrer la main ; le seul à qui j’ose confier mes pièces ; ses artistes sont parfaits. »

    C’est dans les chambres du haut que la vie personnelle de Ghelderode est surtout illustrée. Quelques portraits de lui sont présentés sur un chevalet. Un bureau couvert d’objets (main, crâne, machine à écrire, chandelier, buste de femme en bronze affublé d’un masque d’âne…) évoque le décor chargé dans lequel l’écrivain évoluait, lui, l’amoureux des objets « inactuels » pour qui les choses ont une âme, ne vous abandonnent jamais, « remèdes contre le vide, le néant, la solitude ». Un cheval de bois, des marionnettes, assurent cette présence. 

     Maison Autrique, Marionnettes.jpg

    Des documents administratifs, près de quelques éditions anciennes et de coquillages, rappellent sa naissance à Schaerbeek, le 3 avril 1898, son engagement à la maison communale en 1923, des avertissements pour retards répétés en 1939, sa révocation en 1945. Plus étonnants, des extraits de délibérations sur les remous provoqués par Martens-Ghelderode : il avait répondu « Merde » à des collègues qui l’accusaient de faire jouer ses pièces par la Jeune Garde libérale, on l’avait traité de « calotin » dans les couloirs, etc.

    Plus que d’une véritable exposition, il s’agit donc bien, comme stipulé sur le document donné à l’accueil, d’un Itinéraire pour une visite de la Maison Autrique. Le visiteur qui connaît déjà l’œuvre ghelderodienne y verra davantage que le non initié. Pour ceux qui n’ont jamais franchi le seuil de la maison Autrique, ce parcours original dans l’univers du grand écrivain belge (dont il faut lire, au moins, les somptueuses nouvelles du recueil Sortilèges) constitue en tout cas une excellente occasion de la découvrir.