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rituels

  • Anatolia Europalia

    Pour sa 25e édition, le festival Europalia accueille cette année la Turquie à Bruxelles. Anatolia en est l’exposition phare, consacrée au riche patrimoine de l’Anatolie (d’où viennent beaucoup de Bruxellois belgo-turcs). La non-reconnaissance du génocide arménien par le gouvernement turc et certains élus belges a entaché son inauguration, du fait et de la visite contestée du président turc et de l’absence de la culture arménienne dans cette belle exposition où se côtoient des antiquités assyriennes, hittites, phrygiennes, grecques, romaines, byzantines et ottomanes.

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    Carreau de céramique glaçurée en forme de croix, Palais de Kubadabad, XIIIe siècle, Karatay Tile Arts Museum, Konya

    Elle aurait pu s’intituler « Des dieux et des hommes », on l’a sous-titrée « Home of Eternity », sans traduire. En Anatolie, « pont entre l’Europe et l’Asie » (Europalia), les cultures successives et les différents cultes ont laissé un patrimoine très riche : « deux cents des plus belles pièces de trente musées turcs » ont fait le voyage jusqu’au Palais des Beaux-Arts (Bozar).

    Il fallait montrer patte blanche et se laisser scanner ce 18 novembre pour y entrer, et passer au vestiaire (après les attentats de Paris, la sécurité était maximale, et aussi parce que s’y tenait une conférence européenne dans le cadre des « Journées de Bruxelles »). Malgré cela, beaucoup de visiteurs, de groupes.

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    Vue d'ensemble © Europalia Arts Festival Turkey  

    Sur la vidéo de présentation (à laquelle j'ai emprunté quelques clichés, à défaut de photographies sur place), vous pouvez vous faire une idée de la qualité de la scénographie, très esthétique, signée Asli Ciçek : les objets sont présentés sur de jolies tables, les éclairages, les matériaux sont très soignés (noyer, cuivre). Sur les murs sont projetées des photos des sites archéologiques correspondants.

    Un taureau dieu de l’orage, des disques solaires, le dieu-fleuve Eurymédon… La première partie montre une spiritualité tournée vers le cosmos, à différentes époques. En calcaire, bronze ou marbre, les sculptures présentées dans un état de parfaite conservation sont étonnantes de beauté et de finesse. L’audioguide permet de mieux comprendre leur signification.

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    Stèle dédiée à Kakasbos (détail), IIIe- IVe s., Musée de Fethiye (Photo Yttrium elf / Wikimedia Commons)

    Après des idoles en marbre du troisième millénaire avant J.C., le monde du divin présente d’abord des figures masculines, comme le dieu-cavalier Kakasbos, puis des « déesses-mères », figurines en terre cuite aux silhouettes de plus en plus opulentes. Une étonnante statue « ithyphallique » montre un dieu en érection.

    Place aux Grecs avec une statue bétyle d’Artémis (musée d’Antalya), un croissant sur la poitrine. Sur celle d’une autre Artémis (Ephesia), une multitude de globules ne représentent pas des seins mais des testicules de taureau ! Voilà Cybèle, Athéna, Poséidon, Zeus, Apollon – plus loin, une Aphrodite mutilée (aux seins et aux parties génitales) illustre le sort fait ultérieurement à certaines statues.

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    Pyxide en argent (détail) © Europalia Arts Festival Turkey  

    L’arrivée du christianisme apparaît dans un bas-relief symbolique : une ancre figure la croix, deux poissons à ses pieds, et en dessous, Jonas à moitié avalé par la baleine. Je regarde dans une vitrine de petites croix ouvragées en or qui servaient pour les bijoux, une belle pyxide ciselée, en forme de colombe. Un minuscule coffret en argent porte une très ancienne représentation du Christ adulte, barbu, sur le trône (Ve siècle).

    La période ottomane est illustrée par quelques céramiques d’Iznik : lampe, très beau carreau bleu et vert où deux perroquets se posent sur une fontaine fleurie, coupelle figurative… A côté de corans anciens, j’ai découvert qu’on vénérait aussi le prophète en représentant son empreinte de pied (en bronze et argent, argent et bois, ébène...) ou en brodant la forme de ses sandales sur une coiffe de prière.

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    Carreau aux oiseaux (détail), céramique d'Iznik, XVIIe siècle, Sadberk Hanim Museum, Istanbul

    La première allée du parcours en U se termine sur des illustrations de créatures hybrides : griffons, dragons, harpies, aigle à deux têtes… On y voit aussi des anges, dont le plus remarquable est, au centre de cette salle, un ange couronné en marbre du treizième siècle, richement vêtu, représenté en plein mouvement – vol ou course. Magnifique. J’aurais aimé pouvoir vous le montrer.

    Vient ensuite une grande salle sur le thème des lieux de culte. On peut y voir entre autres des éléments sculptés de l’église Saint Polyeucte, détruite, qui fut la plus belle de Constantinople avant l’édification de Sainte Sophie. Plus loin, un coffret à Coran en argent du dix-septième siècle (Topkapi) et un autre en fine marqueterie. De Topkapi aussi, ce magnifique casque d’apparat.

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    Casque d'apparat (détail), Musée du Palais de Topkapi © Europalia Arts Festival Turkey

    La pratique des rituels religieux fait appel à toutes sortes d’objets, dont un bel ensemble de vases zoomorphes en terre cuite. On verra aussi comment les hommes, dans ces temps anciens, cherchaient la protection des dieux, contre les maladies notamment, en portant certains objets ou vêtements « talismaniques ».

    L’exposition Anatolia montre la diversité des civilisations qui se sont implantées en Anatolie et la richesse des musées turcs qui conservent tous ces trésors archéologiques. C’est une vision pacifiée de l’histoire des religions, « un visage européo-compatible » de la Turquie (Le Figaro). J’en suis sortie à la fois émerveillée devant ces splendeurs du passé préservées durant tant de siècles et inquiète du décalage avec les conflits destructeurs du présent.

  • De haute solitude

    Amsterdam 1963, 1953, 1973. « Le souvenir est comme un chien qui se couche où il lui plaît. » Trois années dans la vie d’Inni Wintrop, le héros de Rituels (1980), un roman de haute solitude signé Cees Nooteboom (traduit du néerlandais par Philippe Noble). J’y reviens pour la troisième ou la quatrième fois et, à nouveau, le récit me happe par son intensité. Amatrices de thé, d’art, de réflexion sur l'existence, amateurs de littérature, ce livre est pour vous.

     

    Il s’ouvre sur une crise amoureuse, entre Inni-Inigo qui tient son prénom du premier des architectes anglais et Zita, sa « princesse de Namibie » (dont la mère admirait les Habsbourg). Dilettante, Inni « considérait la vie comme un club un peu bizarre dont il était devenu membre par hasard et dont on pouvait être radié sans explications. Il avait déjà résolu de quitter ce club dès que la réunion deviendrait trop ennuyeuse. » Zita se lasse de cette « délectation morose ».

     

     

    Il y a plus solitaire que lui. Avant de rencontrer son fils, Philip Taads, « Inni Wintrop avait toujours cru qu’Arnold Taads était l’homme le plus solitaire des Pays-Bas. » C’est sa tante Thérèse, en 1953, qui surgit un jour dans la pension où il loge pour lui déclarer : « Tu es un vrai Wintrop ». Autrement dit, dérangé, méchant, vaniteux, indiscipliné, bien que baptisé dans la foi catholique. Inni ne connaît pas sa famille. Son père a quitté sa première épouse pour la mère d’Inni - mésalliance et péché mortel. Fils sans père, Inni ne sait rien de ces riches Wintrop, même pas de son tuteur. Quand Thérèse l’emmène chez Arnold Taads, cet homme petit et bronzé,  déclare devant sa porte qu’ils sont en avance et rentre aussitôt avec son chien. Quand la porte se rouvre, « chacun avait vieilli de dix minutes ». Il s’ensuit une rencontre extraordinaire dans une maison où « les meubles étincelaient de laque blanche et d’une modernité calviniste et haineuse. » Inni y boit son premier whisky et se souviendra toujours de cette « première fois ». Sommé par Taads de décrire sa perception, il lui trouve « un goût de fumée et de noisette. »

     

    Arnold Taads vit selon un horaire rigide, auquel les autres doivent se plier : l’heure de la lecture, l’heure de la promenade avec son chien Athos, etc. Fasciné par les rites « antiques et mystérieux » depuis l’époque où il servait la messe du matin au pensionnat, Inni observe comment Taads découpe le temps, prépare ses repas pour la semaine – sept parts plus une pour un éventuel visiteur – et il ressent « la solitude fanatique à laquelle cet homme s’était condamné. » Mais cet ermite impressionnant qui lui parle de la montagne sous la neige et de la mort, va changer sa vie. Au cours d’un mémorable « lunch brabançon » chez la tante Thérèse en compagnie d’un oncle « monseigneur », Taads déclare publiquement la « naissance d’un bourgeois » : Inni n’a plus à s’inquiéter de son avenir, les intérêts de l’argent placé par sa famille lui permettront de vivre en toute liberté.

     

    Vingt ans plus tard, c’est devant la vitrine d’un antiquaire qu’Inni, quarante-cinq ans (l’âge du héros d’un autre fabuleux roman de Nooteboom, Le jour des morts), rencontre Philip Taads, le fils d’Arnold, dont Inni ignorait l’existence et qui comme lui n’a pas connu son père. Par un jour de plein soleil – « Choses et gens semblaient laqués d’une fine couche de bonheur » –, Inni observe un homme de type oriental fasciné par un bol noir ancien en vitrine. « On avait quitté la spéculation et ses montagnes russes, qui fascinent les insatiables et les anxieux, pour pénétrer dans un monde paisible d’objets rayonnants de génie et de puissance, un monde où l’argent venait bien après l’érudition, l’amour et la passion des collections, avec son cortège de sacrifices et d’acharnement aveugle. »  Inni ne sait rien encore du Raku ni de tous les rituels de la cérémonie du thé. Mais c’est une autre relation fascinante qui s’ébauche, quand il suit Philip Taads chez lui, dans une pièce blanche, presque vide, monastique, qui lui rappelle l’autre Taads.

    Trois hommes seuls. Avant et après Zita, les femmes occupent une grande part de l’existence d’Inni - passantes, amies, prostituées, inconnues. Inni tourne autour d’elles, tout en s’intéressant aux nuances de vert des feuillages, à la bourse, au vol des pigeons, à la couleur du ciel, aux objets d’art. « Quelle étrange espèce que l’humanité, pour avoir toujours, sous les aspects les plus variés, besoin d’objets, de choses fabriquées, afin de faciliter son passage vers un monde supérieur. »