1935-1950. Cesare Pavese écrit son journal qui se termine par ces mots : « Pas de paroles. Un geste. Je n’écrirai plus. » (18 août 1950) Le 27, il se suicide à Turin, dans une chambre de l’hôtel Roma. Le métier de vivre (posthume) est un journal d’écrivain souvent difficile à lire, mais il contient des pépites. Misogyne ouvertement – « une femme qui est l’animal le plus raisonnable qui existe » –, Pavese y prend volontiers la pose, lui pour qui se donner un style, une attitude, est le secret du bonheur. Chez cet orgueilleux souvent désespéré, la tentation du suicide et l’analyse
de ses écrits sont obsessionnels.
Travailler fatigue est le titre de son premier recueil de poésie (1936). « De deux choses, écrire des poèmes et étudier, c’est dans la seconde que je trouve le plus grand et le plus constant réconfort. Je n’oublie pas néanmoins que si j’aime étudier, c’est toujours en vue d’écrire des poèmes. » (29 déc. 1935) Il crée dans
la douleur ou plutôt à partir d’elle. « Ne pas arriver à se faire un home, ne pas conserver un seul ami, ne pas satisfaire une femme : ne pas gagner sa vie
comme n’importe qui. C’est là le raté le plus triste. » (6 nov. 1937)
Solitaire, Pavese s’adresse à lui-même : « Tu ne devras plus jamais prendre au sérieux les choses qui ne dépendent pas de toi seul. Comme l’amour, l’amitié et la gloire. » (25 nov. 1937) « Mais la grande, la terrible vérité, c’est celle-ci : souffrir ne sert à rien. » (26 nov. 1937) Il excelle dans la formulation des aphorismes. « Donnez une compagnie au solitaire et il parlera plus que n’importe qui. » (19 sept. 1937) « L’amour est désir de connaissance. » (30 août 1942)
Il y a du philosophe, voire du moraliste, chez cet Italien de Turin. « Le lieu de ta personne est certainement le boulevard turinois, aristocratique et modeste, printanier et estival, calme, discret et vaste, où s’est faite ta poésie. » (3 févr. 1944) Le temps, l’enfance, la jeunesse, la vieillesse, il y revient constamment. Pendant les années de guerre, dont il ne parle qu’indirectement, il écrit sur la solitude, « le plus grand malheur ». « Tout le problème de la vie est donc le suivant : comment rompre sa propre solitude, comment communiquer avec d’autres. » (15 mai 1939)
Mais l’art d’écrire est son premier sujet : « Tout artiste cherche à démonter le mécanisme de sa technique pour voir comment elle est faite et pour s’en servir, au besoin, à froid. » (12 déc. 1939) Quelques jours plus tard : « Un véritable artiste parle le moins possible de l’art dans ses œuvres créatrices. (Autrement,
ce n’est pas un artiste, c’est un virtuose de l’art.) » Les idées, les « états conceptuels », le retour sur ce qu’il a composé, voilà selon lui les « filons » de sa vie intérieure.
Au firmament de la littérature, Pavese place Platon, Dante, Shakespeare, Dostoïevski. Il commente aussi d’autres écrivains, montre leur force ou leur faiblesse, cite des extraits de ses lectures. C’est à partir de l’été 44 que je me suis vraiment décrispée en lisant Le métier de vivre. L’écrivain laisse davantage affleurer ses sensations : parfum de fleur, bruissement de l’eau, goût délicieux du raisin, plaisir de fumer. « Les
couleurs seraient les épithètes des choses. » (28 janv. 1945) « Les pétales des pommiers et des poiriers volent. La terre en est parsemée. On dirait des papillons. » (18 avril 1945) Pavese s’interroge sur les rapports entre homme et femme de manière moins catégorique qu’avant, ce qui ne l’empêche pas de jouer les endurcis. Il apprivoise sa solitude : « Chaque soir, une fois le bureau fini, une fois
le restaurant fini, une fois les amis partis – revient la joie féroce, le rafraîchissement d’être seul. C’est l’unique vrai bonheur quotidien. » (25 avril 1946)
Maturité. Pavese savoure sa réussite littéraire, l’argent gagné, éprouve un sentiment de « pouvoir tout ». On l’invite à donner des conférences, sur lesquelles il est lucide – « Il reste seulement qu’elles sont une école de facilité et de succès » (16 nov. 1946) 1948 s’ouvre dans l’éblouissement : « Matinée romaine de soleil sur la terre et sur l’eau, mordante, savoureuse, vivante. Un premier janvier comme je n’en ai jamais vu. » Il relit les Grecs, s’achète un nouveau stylo. C’est l’année où il
termine Le bel été, publié un an plus tard. 1950 – « Cet hiver extraordinaire : sous le ciel mordant sans nuages » écrit-il le premier janvier. Une fois encore, s’éprendre d’une femme qui s’en va. Le « cancer secret » de Pavese imprime les dernières lignes, depuis trop longtemps méditées.
22/5/2009 Un très beau portrait de Pavese sur le blog de Frédéric Ferney.