« Ce fut une nuit de rêves chaotiques entrecoupée de voix inconnues, où la pluie tambourinait sur le toit goudronné. Avant de s’éveiller, Marya vit entre ses paupières la forme vacillante de sa mère dans l’embrasure de la porte ; elle entendit un chuchotement rauque – pas de mots distincts, seulement des sons. La respiration sifflante de colère de sa mère. Les sanglots. Les quintes de toux. » Ainsi commence Marya, une vie de Joyce Carol Oates (1986, traduit de l’anglais par Anne Rabinovitch).
Sa mère oblige alors la fillette à sortir du lit, à s’occuper de Davy, trois ans, les emmène hors de la maison sous la pluie en prévenant : « Ne commence pas à pleurer. Tu ne pourras plus t’arrêter. » D’autres images du temps où Marya vivait encore avec sa mère, Vera Knauer : chez le shérif, pour reconnaître le corps de leur père, assassiné ; du cousin Lee, ordonnant à la fillette de rester immobile sans bouger, sans le regarder, sans dire un mot, quand il la touche dans la vieille Buick au fond de la décharge.
L’enfance à Innisfail, chez sa jolie tante Wilma, la mère de Lee et d’Alice, qui l’a recueillie après que sa mère les a abandonnés, c’était la honte permanente pour Marya. D’avoir des cheveux « noirs, épais, un peu gras et toujours emmêlés. Comme ceux de sa propre mère. » D’être celle dont Wilma parle si sèchement : « Elle ? Je t’ai dit que ce n’est pas une parente à moi, c’est la nièce de mon mari. »
« Marya aimait sa tante Wilma et, la plupart du temps, son oncle Everard (…) mais elle se cachait d’eux même en leur présence. Elle s’évadait, elle était là sans y être, ailleurs devint un lieu familier, hors de la lumière et de l’ombre. Un espace creux, réel, où elle pouvait se blottir. » Alice aimerait devenir son amie, mais Marya la repousse : « Je n’ai pas demandé à venir ici. Je n’ai pas demandé à naître. »
Vingt ans après, Marya est une jeune femme « dure, résistante, parfaitement capable de chasser les incursions du passé ». Elle revoit les gestes de sa mère, saoule ou pas, elle revoit les « jeux de garçon » de Lee, son « accident », quand le cric en dessous de la voiture a glissé – Lee n’en était pas mort, un miracle – mais comment en parler un jour à l’homme qui croit l’aimer, qui a sans doute remarqué chez elle « une pesanteur d’âme » ? Comment vivre avec ses blessures, sinon en préservant sa solitude ?
Au collège d’Innisfail, Marya a été la préférée de M. Schwilk, le nouveau professeur d’anglais qui a surpris par son comportement tantôt raffiné tantôt véhément, intimidant. Bonne élève, elle était son alliée en classe, répondait aux questions ; il la trouvait « exceptionnellement douée pour les mots ». Mais quand tout le monde s’est mis à le harceler, de toutes les manières dont peut s’exercer la cruauté en bande, Marya s’est mêlée au chahut, l’a mené même. « Pourquoi haïssiez-vous tant M. Schwilk… ? » leur demandera-t-on après l’effondrement du professeur.
A quinze ans, Marya décide de donner une chance à Dieu en devenant catholique, une manière peut-être de se préserver de la folie, sa terreur. Elle rend visite deux fois par semaine au père Shearing à l’hôpital où il va de plus en plus mal, lui apporte des livres de la bibliothèque, écrit sous sa dictée, l’écoute parler de la foi : « peu à peu j’ai compris que la foi va et vient – elle ne peut être constante. » Elle gardera sa montre suisse.
Quand elle décroche une bourse pour l’université, Marya commence à se projeter dans une autre vie : « une chambre dont elle pourrait fermer la porte à clé sans que personne ne le sache ». Emmett, son petit ami, ne comprend pas qu’elle veuille s’en aller plutôt que de l’épouser, ils rompent. Marya, à dix-huit ans, veut « naître une seconde fois ». Ce sera à Port Oriskany (Etat de New York). Etonnée que les autres organisent « une fête d’adieu » la veille de son départ, elle y prend une nouvelle leçon de la vie, violente.
A l’université, où Marya apprécie « l’isolement monacal de sa chambre sous les toits », elle peut lire pour le plaisir après son travail – « une joie illicite, infiniment précieuse. » Imogene Skillman, qui fait des études de théâtre, y arrive un jour, une de ces étudiantes de milieu aisé dont Marya observe secrètement les beaux vêtements, les bijoux, l’aisance. Elle, on la remarque pour ses réponses argumentées, son intelligence. Imogene veut l’avoir pour amie.
« L’amitié, écrivit Marya dans son journal, la plus énigmatique de toutes les relations. » Flattée mais sceptique, elle s’interroge, fréquente d’autres filles plus proches de son milieu. Le travail est sa véritable priorité, sa bourse lui sera retirée en cas de note au-dessous de B. Elle sent que c’est une erreur d’accepter le vieux manteau en poil de chameau d’Imogene, de se rendre dans sa famille. Les rapports avec les autres sont si difficiles.
En même temps, une de ses nouvelles est classée première à un concours, une autre, acceptée par une revue littéraire. Marya réussit – un jour, elle sera professeur. Dans ce roman de Joyce Carol Oates « aux forts accents autobiographiques », l’écriture est son défi le plus personnel : « Elle voulait convertir la douleur humaine en mots, faire revivre le souvenir de l’émotion intense, et rester indifférente. »
Commentaires
Oh, un vrai défi que celui de faire passer par les mots l’émotion, les douleurs passées sans en souffrir! Y réussit-elle vraiment?
je vois qu'elle a écrit, parmi ses innombrables publications de tous genres, des poèmes...je pars à leur recherche!
Bonne journée Tania
JCO est une magicienne pour camper un personnage, une atmosphère, une intrigue. Je suis étonnée qu'elle n'ait pas encore obtenu le Nobel. Si tu abordes sa poésie, j'en serai enchantée. Bonne journée, Colo.
Je me tiens à distance de JCO. Je me fais une idée très dure de son monde. Peut-être devrais-je essayer.
oui, comme dit Aifelle, ça a l'air très dur... et a la fois ça a quelque chose d'universel.
oui, comme dit Aifelle, ça a l'air très dur... et a la fois ça a quelque chose d'universel.
oui, comme dit Aifelle, ça a l'air très dur... et a la fois ça a quelque chose d'universel.
oui, comme dit Aifelle, ça a l'air très dur... et a la fois ça a quelque chose d'universel.
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@ Aifelle : A ce point ? Son monde, c'est notre monde. Ses histoires touchent à des questions essentielles, souvent douloureuses, il est vrai. Mais à toi de voir. Il y a des écrivains que nous accueillons, d'autres pas, c'est le cas de tous les lecteurs et lectrices.
@ Adrienne : C'est ce fond universel qui me touche chez cette romancière, en effet. (Désolée pour la répétition - un problème sur lalibreblogs ?)
Je ne me tiens pas à distance de JCO par crainte d'être confronté à une réalité qui n'est pas toujours réjouissante – qui en est une, vous dites bien que c'est notre monde et vous suis totalement sur ce point –, le hasard a fait que je ne l'ai encore jamais lue.
Qui sait peut-être ce visage triste, tourmenté qu'elle affiche en permanence joue-t-il inconsciemment sur mes initiatives de lecteur...
Il m'arrive comme Adrienne d'insister sur l'envoi de mes commentaires parce qu'ils ne «démarrent» pas au quart de tour, d'où répétition navrante). Je le ferai dans un instant en surveillant mon index impatient. ;)
C'est curieux ce que vous dites de l'apparence d'un écrivain - celle de JCO est d'une introvertie, assurément. Ses intrigues ne se déroulent pourtant pas dans la tristesse, elle décrit très justement, de façon très vivante, et garde son récit "sous tension".
Merci pour votre explication des doublons. Votre patience a porté ses fruits ;-)
j'aime l'ambiance de ses romans et ses personnages mais pas tous, je n'ai pas lu celui là, il faut dire que j'ai une bonne liste de Oates à lire
Et moi donc ! Une bibliographie si riche comporte sans doute des hauts et des bas.
Comme Aifelle, je suis encore à distance JCO, ses lecteurs semblent pourtant fascinés. A chaque billet, je me dis qu'il faudrait que je me décide, et puis finalement, je ne sais quel titre choisir.
J'espère que la curiosité l'emportera. Il est vrai qu'avec cette romancière, on a l'embarras du choix. Pourquoi pas "Le département de musique", par exemple ?