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récit - Page 31

  • Frontière

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    « Le Rhin fut la première frontière qu’il m’ait été donné de connaître. Une frontière sans cesse présente. Elle m’aura enseigné l’ici et le là-bas. Elle opposait à « notre » rive, avec ses fabriques, ses baraquements, ses trains de marchandises et sa rusticité villageoise qui se désagrégeait inexorablement, un au-delà où le soleil se couchait. »

    Esther Kinsky, La rivière

    * * *

    Une expo, une lecture, ce seront les sujets suivants.
    En passe de franchir les frontières pour un séjour dans le Midi,
    je ne pourrai répondre à vos commentaires.
    Prenez bien soin de vous.

    Tania

     

  • A la rivière

    C’est un récit tout en descriptions, ses chapitres ont des lieux pour titres, parfois précédés d’une photographie. Lire La rivière d’Esther Kinsky (Am Fluss, 2014, traduit de l’allemand par Olivier Le Lay), c’est l’accompagner sur les berges, celles de la rivière Lea près de laquelle elle s’est installée, au nord de Londres, celles du Rhin de son enfance, du Saint-Laurent, du Gange même ou d’un ruisseau de Tel-Aviv, au cours de ses pérégrinations.

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    « La langue de ce livre est un phénomène », selon Die Zeit, cité en quatrième de couverture. Dans la traduction française aussi. Esther Kinsky déploie une vision, des paysages, le spectacle du monde dans un style éminemment visuel. Un peu chamane, la narratrice réussit en quelques pages – lisez l’incipit – à faire épouser son regard sur les choses, les gens, l’espace ; elle envoûte.

    Les couleurs – « un demi-jour turquoise », « un bleu profond et vaporeux », « un vert irisé de bleu » –, les mouvements – « surgi », « déployé », « effleuré » –, les détails d’une tenue, d’une coiffure, tout est nommé avec justesse. Où peut-on s’envelopper ainsi dans une écharpe de mots qui déroule la saison, le passage des heures, les arbres et les rues, les passants, les bruits d’un quartier qu’on traverse ? Oui, comme vous, je pense à Marcel Proust : Esther Kinsky, à sa propre manière, entremêle à sa vision du monde des émotions intimes.

    Sur les photographies, une dizaine de paysages en tout, personne – ce sont des lieux comme abandonnés, parfois des constructions humaines y apparaissent en arrière-plan ; sur une seule figure l’ombre tronquée de la photographe. Dans le récit, certains personnages sont parfois mis en avant, rarement elle-même. Le plus souvent, ils se fondent dans le décor.

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    Incipit à lire en ligne.

    Je m’attarde sur des impressions, au lieu de raconter. Reprenons. « J’ai rencontré le Roi dans les derniers temps de mon séjour à Londres. » Une femme solitaire vit dans un quartier de juifs pieux, en face d’une épicerie, installée « dans le provisoire, en un lieu où je ne connaissais personne dans le voisinage, où les noms des rues, les odeurs, les vues et les visages m’étaient inconnus, dans un appartement sommairement agencé où j’allais poser ma vie pour un temps. »

    « Quand je dormais, je rêvais des morts ; de mon père, de mes grands-parents, de certaines connaissances. » Au fil des saisons, elle observe tous les détails « dans la cour, dans le jardin, au sein de la petite portion de rue qui s’ouvrait entre deux maisons. Et j’apprenais la lumière. » Elle se promène dans les environs, découvre Springfield Park où des femmes africaines circulent dans leurs robes « chamarrées », puis par-delà ces espaces entretenus, au pied du versant, « des arbres, la rivière au cours étroit que bordaient lointainement des roseaux, des marais, des prairies, des saules. »

    La rivière Lea, sa source, sa course jusqu’à la Tamise : son regard s’attarde sur « un petit cours d’eau peuplé de cygnes ». Un village de péniches. Un bois d’aulnes « à demi sauvage où les brumes se concentraient, les jours de grand froid. » De petits territoires qui l’attirent, où écouter les oiseaux en revoyant sa grand-mère à sa fenêtre imitant leurs chants, où marcher et observer : « la marche et l’observation seules savaient puiser aux eaux résurgentes de la mémoire, parmi les alluvions d’images et de sons, dans la toile des mots anciens entremêlés. » Elle y emporte un vieil appareil polaroïd.

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    « Rhin », le chapitre trois, raconte le fleuve de son enfance : « Dans un monde épris d’ordre, le fleuve n’était que mouvement, surprise et chaos. » Son père y était très attaché, « ne manquait pas une occasion de prendre le bac ». Le Rhin coule à l’arrière-plan de certains portraits de famille, son père aimait photographier ses enfants « sur le bac ou au bord de la rive ». Les deux chapitres suivants s’intitulent « Marche » et « Chambre noire ».

    Puis ce seront les marécages de Walthamstow Marshes, l’unique visite de son père à Londres, leur promenade sur les quais de la Tamise, sa mort l’été suivant. Elle avait alors un emploi provisoire de traductrice (du russe, du serbo-croate) au sein du Jewish Refugee Committee. A Londres, elle a vécu d’abord dans un petit pavillon, une rue « bordée de maisonnettes semblables, érigées là un siècle plus tôt et si fragiles qu’il leur avait fallu apprendre à se serrer les coudes. » Elle marchait seule dans la ville, photographiant des riens, ou le long du fleuve.

    Esther Kinsky tisse les fils de ses promenades, de ses souvenirs, de ses observations dans un récit tout en mouvement. Elle voyage au Canada, mentionne son enfant avec qui elle dort dans le wigwam d’une amie décidée à vivre dans la forêt. Plus tard en Israël, en Inde. Elle se souvient de la Pologne, de l’Oder. Une blanchisserie à Londres, « le petit théâtre d’ombres nocturne » à une fenêtre, un incendie dans sa rue prennent place dans le récit aussi naturellement que le cours de la rivière Lea à laquelle elle revient toujours.

    Ce ne sont là que quelques repères dans cette « errance poétique » où la narratrice se souvient de son enfance et de son père, où elle croise d’autres déracinés qui s’arrangent comme ils peuvent avec un monde où ils ne sont que de passage. Dans Télérama, Aurélien Ferenczi nous apprend qu’Esther Kinsky, née en 1956, a traduit entre autres « Thoreau, compagnon de route de la vie au grand air. » La rivière, vous l’avez compris, est un texte rare, sans intrigue, un récit où la précision n’enlève rien au mystère, une œuvre mobile et contemplative.

  • Cloche

    patti smith,glaneurs de rêves,récit,littérature anglaise,etats-unis,enfance,poésie,nature,culture,woolgathering,traductionPuis-je t’offrir cette cloche
    marchande le murmure
    Elle est extrêmement précieuse,
    une pièce de collection, qui n’a pas de prix
    Non merci, répondis-je
    je ne souhaite pas de possessions
    Mais c’est une cloche fabuleuse
    une cloche de cérémonie
    une belle cloche
    Ma tête est une cloche
    chuchotai-je
    entre mes doigts bandés
    déjà endormie

    Patti Smith, Rubis indien (Glaneurs de rêves)

    Photo de couverture : Patti Smith, CM1, 1955, New Jersey

  • Attentive à l'infime

    C’est une glaneuse de bonheurs qui m’a mis dans les mains Glaneurs de rêves de Patti Smith et je l’en remercie. Je me suis souvenue de ce moment intense, lors d’une rencontre avec François Busnel pour La grande Librairie en 2014, chez elle, quand elle disait son poème « People have the power ». En frontispice, la première des photos (une vingtaine) qui illustrent ce livre montre les premiers paragraphes de Woolgathering (traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Héloïse Asquié), la fine écriture penchée de Patti Smith sur un feuillet quadrillé.  

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    Elle décrit d’abord au lecteur « la tonalité » de sa vie quand elle a commencé à écrire ceci pour les livres Hanuman, 7,5 cm sur 10, « comme de petits livres indiens qu’on pouvait transporter dans sa poche. » L’avant-propos se termine ainsi : « Tout ce que contient ce petit livre est vrai, et écrit exactement tel que ça s’est passé. Son écriture m’a tirée de mon étrange torpeur et j’espère que, dans une certaine mesure, il vous emplira d’une joie vague et singulière. »

    Texte en prose, texte poétique : de Un vœu à Un Adieu, Patti Smith compose de courts paragraphes où le souvenir, l’observation, le rêve, l’imagination se sont donné rendez-vous. Entre les paragraphes, les blancs sont des silences qui mettent à l’écoute, des pauses pour accueillir la résonnance des mots. Glaneurs de rêves ne se résume pas. C’est le livre d’une femme « attentive à l’infime ».

    Enfant, elle excellait aux billes qu’elle lustrait le soir avec une peau de chamois. A la fenêtre de sa chambre « où le vent agitait les bords du tissu », elle montait la garde. « Il y avait un champ. Il y avait une haie composée d’énormes buissons qui encadraient ma vue. La haie, je la considérais comme sacrée – le bastion de l’esprit. Le champ, je le révérais, avec son herbe haute et attirante, sa courbe puissante. »

    Parfois elle se couchait dans l’herbe et contemplait le ciel : « On aurait dit que la carte de toute la création était tracée là-haut ». Immobile, il lui était possible alors « d’entendre une graine se former, d’entendre l’âme se replier comme une nappe blanche. »

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    Un vieil homme qui vendait des vairons en guise d’appâts lui a soufflé son titre : « C’est les glaneurs de rêves… » «  Je ne savais pas ce que ça pouvait bien être, un glaneur de rêves, mais ce mot avait une certaine noblesse et ce travail me semblait tout indiqué pour moi. » L’enfant, l’esprit ouvert, « entre sans effort dans l’étrange » ; « il glane, assemblant un fol édredon de vérités – des vérités sauvages et nébuleuses, dont c’est à peine si elles frôlent en fait la vérité. »

    Je n’en dirai pas trop sur ce petit bijou de Patti Smith, un récit qui a l’éclat du rubis indien qu’elle gardait dans son sac, composé comme un patchwork dont « chaque carré était aussi enivrant qu’une graine sauvage ou une tasse de thé rare ». Elle y philosophe en passant : « La seule chose sur laquelle on peut compter, c’est le changement. » Elle y parle de sa chienne Bambi, de sa petite sœur Kimberly.

    Pourquoi Millet en couverture ? Un chapitre porte son nom, où elle évoque son arrière-grand-mère qui l’avait prise en grippe mais à qui elle ressemble : « J’étais consciente, même quand elle me rabrouait, qu’à travers elle je possédais l’âme de la bergère. A travers elle, j’étais attirée par la vie des rêveurs, et je m’imaginais surveillant un troupeau, récoltant la laine dans une sacoche de cuir, et contemplant les nuages. »

    Lisez « Sur le bureau de Patti Smith » et vous verrez là aussi à qui vous avez affaire. Qu’est-ce qu’un poète, une poétesse ? Quelqu’un qui écrit : « L’air était carnaval, saisissement pur. »

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    Textes & prétextes, 10 ans

  • Autoportrait

    carrère,emmanuel,le royaume,récit,enquête,nouveau testament,paul,luc,évangile,foi,culture« En lisant de plus près le livre offert par Manu [une monographie épuisée sur van der Weyden], j’ai appris que la figure de Luc est généralement considérée comme un autoportrait de l’artiste, et j’ai pensé : ça me va. J’imagine aussi bien van der Weyden que Luc avec ce visage allongé, sérieux, méditatif. Que le premier se soit peint sous les traits du second, cela me plaît d’autant plus que, moi-même, je fais la même chose. »

    Emmanuel Carrère, Le Royaume (III, 26)

    Rogier van der Weyden, Saint Luc dessinant la Vierge, vers 1440, Boston ,USA